36.

Clairs-obscurs

Le voilier descendait le canal à bonne vitesse.

Propulsé par la seule volonté d’Ambre.

C’était un seize-mètres rouillé, avec de longues toiles d’araignées dans les gréements, un beau bateau en termes de proportions, pas évident à manœuvrer.

Tobias, le seul à bord à disposer de notions de navigation, supervisa la mise en voile du navire et il prit la barre, en espérant que cela soulagerait Ambre.

Tant qu’ils ne vogueraient pas à bonne distance de la ville, elle refuserait de se reposer, il le savait bien.

Amy prit son courage à deux mains et entreprit de monter au sommet du mât pour y improviser une hune de vigie avec un duvet qu’elle enroula autour du mât, calé entre deux barreaux de l’échelle.

Les autres finirent par s’asseoir parmi les chiens, couchés sur le pont.

Matt guettait l’horizon noir devant eux et s’interrogeait sur le danger de naviguer ainsi à l’aveugle. Ne risquaient-ils pas à tout moment de s’encastrer dans un rocher, une des nombreuses épaves ou la pile d’un pont ?

– Je me demande si nous ne devrions pas nous arrêter pour la nuit, confia-t-il. Ambre ne peut pas guider le bateau éternellement, et elle n’y voit pas mieux que nous, nous risquons de nous échouer.

– La ville est encore trop proche ! objecta Chen.

– Et Amy est là-haut, avec sa vision nocturne elle préviendra Ambre s’il y a le moindre obstacle, rappela Floyd.

– Si elle parvient à distinguer quelque chose dans cette brume ! répondit Matt.

– Je sens les choses, dit alors Ambre d’une voix concentrée, les yeux toujours fermés. Je peux deviner les obstacles, j’ai la perception de notre environnement immédiat.

Elle parlait difficilement, l’esprit ailleurs.

– Amy va pouvoir se focaliser sur le ciel, enchaîna alors Floyd. Si l’un de ces insectes décide de nous suivre, Tania et Tobias nous en débarrasseront.

– Il n’y en aura pas, fit Matt.

– Pourquoi en es-tu si sûr ?

– Parce que aucun d’eux ne nous a pris en chasse lorsque nous avons fui la ville.

– C’est d’ailleurs surprenant, avoua Tania.

– Ou pas.

Tous regardèrent Matt.

– Pourquoi dis-tu cela ? questionna la jeune fille à la frange noire.

Matt inspira profondément. Il allait se confier à eux. Il leur devait cette franchise, même si cela impliquait de se remémorer la terrible souffrance que le Tourmenteur lui avait infligée.

– Quand j’ai voulu saisir le Tourmenteur par le visage, mes doigts se sont refermés sur du vide. Et j’ai aussitôt été pris au piège par une force étrange. Glaciale. Elle s’est infiltrée en moi, j’ignore par quel procédé, mais elle est parvenue jusqu’à mon cerveau.

– Tu veux dire qu’elle est entrée en toi ? fit Tania avec dégoût. Elle t’a pénétré ?

– Et je n’ai rien pu faire. J’ai senti qu’elle fouillait mon esprit.

– Est-ce que le Tourmenteur a pu apprendre des choses ? s’inquiéta alors Tobias. Sur nous ?

Matt hocha la tête sombrement.

– J’ignore quoi exactement.

– On ne l’a pas vaincu, comprit Chen. Il est parti parce qu’il le voulait.

– J’en ai bien peur, confirma Matt.

– Mais, demanda Floyd, pourquoi s’enfuir s’il peut avoir le dessus sur nous ?

– Parce qu’il a découvert une information cruciale et qu’il estime plus important de nous laisser partir, au moins pour l’instant, et d’aller rapporter sa précieuse découverte à ses camarades.

– À Gagueulle ? proposa Tobias.

– Tu le dis mal, tenta de plaisanter Chen sans susciter le moindre sourire.

– À votre avis, c’est quoi ? lança Tania.

– Aucune idée mais c’est important ! ironisa Tobias.

– Une sorte de divinité, supposa Floyd.

– Quand tu vois leur monde, je n’ose pas imaginer la gueule de la divinité ! gémit Chen.

– Je pense que cette chose vit encore plus au nord, confia Matt. Quand nous étions en pleine course il y a eu des éclairs bleus et rouges loin au nord, et alors toute la ville s’est mise à l’appeler. Quoi que ce soit, ça vit au milieu de ces éclairs.

– Des éclairs comme ceux qui ont vaporisé le monde pendant la Tempête, dit Tania en se tordant les mains d’anxiété.

Floyd rebondit aussitôt sur les paroles de l’adolescente :

– Peut-être que c’est lui l’origine de la Tempête.

– On a des raisons de le croire, approuva Matt. Je pense que Gagueulle est la cause de tout ce qui nous arrive.

Tobias siffla :

– Si c’est ça, alors on n’est pas sortis d’affaire ! Non mais vous avez vu cette ville ? Et la brume grise avance ! J’espère qu’elle va s’arrêter bientôt sinon elle finira par atteindre Eden ! Et le reste du monde suivra !

Floyd se pencha vers Matt :

– Qu’est-ce que le Tourmenteur a pu voir en toi de si important ?

– Aucune idée. J’ai bien essayé de creuser la piste, mais impossible de tirer ça au clair ! Je n’arrive pas à imaginer ce qu’il a tiré comme information.

– Que nous sommes ici pour nous confronter au nord, pour savoir ?

– Pour affronter Gagueulle ? tenta Tobias.

– Moi, je ne compte pas l’affronter ! le contra Tania.

– Et si on te disait qu’en le tuant, notre monde redeviendrait comme avant la Tempête ? insista Tobias.

– C’est un truc de gamin, ça. Voilà la différence entre les rêves et la réalité : dans cette dernière on ne peut jamais revenir en arrière.

Tobias haussa les épaules, déçu que Tania ne se prête pas au jeu, et un peu vexé par le terme de « gamin ».

– Et maintenant ? demanda Floyd. On va où ? On fait quoi ?

– Avons-nous le choix ? répondit Matt. Nous suivons le canal tant que nous le pouvons, cela nous permettra de voir si la brume se dissipe plus loin à l’est.

– Et ton objectif ensuite ? C’est d’aller vers ces éclairs bleus et rouges ?

Matt acquiesça d’un air préoccupé.

– Il faut rendre visite à cette chose. Comprendre ce qu’elle est, ce qu’elle veut. Peut-être pourrons-nous entamer un dialogue.

– Et si elle est… maléfique ?

Matt se releva et jeta un coup d’œil vers l’arrière du voilier, en direction d’Ambre qui demeurait concentrée.

– Alors nous tenterons de la détruire, conclut-il.

 

Ambre resta assise en tailleur à côté de la barre jusqu’au petit matin, les paupières closes, l’esprit tout entier tourné vers la masse du bateau qui filait sans bruit sur l’eau limoneuse.

Le vent se leva avec le soleil, les voiles se gonflèrent et Floyd alla réveiller Tobias pour qu’il puisse gouverner.

Ambre s’effondra au même moment, terrassée par l’effort.

Matt descendit la coucher sur un petit lit dans la cabine et veilla sur elle avec anxiété.

Amy vint le trouver dans la matinée.

– Tu as des cernes, tu devrais aller te reposer, lui dit-elle.

– Je préfère rester là.

Amy l’observa un long moment, avant de murmurer :

– Si je te demandais de résumer en une phrase ce que tu ressens pour elle, que dirais-tu ?

Matt contemplait Ambre, assoupie. Ses boucles d’un blond roux, la finesse de ses traits, ses longs doigts délicats … Tout en elle lui inspirait un flot d’émotions fortes.

Il se concentra sur ce qu’il éprouvait et tenta d’y poser des mots.

– Ses baisers sont la promesse d’une religion dont le paradis est aux portes de nos lèvres, dit-il naturellement. Et j’ai envie d’y croire. Pas mal pour un athée, non ?

Amy émit un petit rire sec. Il y avait de l’amertume dans sa réaction.

– C’est beau, avoua-t-elle. Elle a de la chance.

Sur quoi elle se leva et sortit de la cabine.

 

Tout le jour, Tobias, Floyd et Chen se relayèrent à la barre tandis qu’Amy et Tania, qui avaient la meilleure vue, scrutaient l’horizon gris depuis la proue.

Le canal rejoignit une rivière, et ils continuèrent vers l’est.

Ils accostèrent en fin de journée pour permettre aux chiens d’aller se dégourdir les pattes, et repartirent après une heure de pause angoissante durant laquelle chaque Pan avait scruté la toile grise qui les entourait dans la crainte d’en voir surgir une silhouette agressive.

Ils décidèrent ensemble, à l’exception d’Ambre qui dormait encore, de poursuivre la croisière jusqu’à ce qu’ils percent la brume, pour espérer la contourner ensuite par le nord.

Durant cinq jours, le voilier descendit une rivière qui se transforma bientôt en un fleuve de plus en plus large au point de les faire douter : étaient-ils parvenus à un immense lac ou bien à l’océan ? Chen décida de goûter l’eau – douce – pour évacuer l’hypothèse de l’océan.

Ambre, de son côté, ne revenait à elle que pour boire un peu, aller aux toilettes et se recoucher sans un mot, livide.

Matt, inquiet, se jura que c’était la dernière fois qu’il la laissait s’épuiser avec son altération. Un jour viendrait où elle irait trop loin et se tuerait, et il ne pouvait l’envisager.

Il remarqua qu’Amy l’évitait, et comprit qu’elle avait espéré plus qu’une amitié complice. Mais contre l’amour déçu il ne connaissait aucun remède sinon le temps, alors il respecta l’attitude de l’adolescente et ne chercha pas à l’approcher.

Le matin du sixième jour, la brume s’ouvrit tout à coup.

Ils percèrent la pellicule grise et la lumière les aveugla.

Ambre était levée ce jour-là, elle semblait avoir récupéré et débordait d’énergie et d’envies, voulant aider à tous les postes, embrassant Matt dès qu’elle le croisait et pinçant affectueusement Tobias.

Le paysage apparut et eut un effet euphorisant sur les Pans, comme s’ils recouvraient la vue après une longue période de cécité. Ils étaient au milieu d’un fleuve majestueux, large de plus d’un kilomètre, encadré par des étendues de conifères. La neige tapissait les arbres et les berges.

Ils ne tardèrent pas à constater que les forêts alentour regorgeaient de vie : cerfs et chevreuils buvant sur les rives, nuées d’oiseaux survolant l’étendue d’eau, écureuils sautant de branche en branche. Seul le fleuve lui-même donnait l’impression de ne plus contenir de poissons, parce qu’il traversait la brume grise avant de déboucher à la lumière.

Ils accostèrent pour le déjeuner, et les six chiens disparurent dans les bois. Ils revinrent après une bonne heure de promenade, le pelage couvert de brindilles et de feuilles, et eurent droit à une longue séance de brossage avant que le voilier reparte.

Matt et Floyd voulaient prendre de la distance avec l’impressionnant mur gris anthracite qui grimpait dans leur dos jusqu’à se perdre dans les cieux.

En milieu d’après-midi de gros nuages survinrent par le nord-ouest et une pluie diluvienne s’abattit sur la région, bientôt suivie par un vent de plus en plus intense chargé d’éclairs et de tonnerre.

Les Pans durent choisir : poursuivre dans ces conditions ou accoster, au risque d’échouer le voilier. Ils finirent par continuer.

L’orage devint plus violent encore, et soudain les éclairs surgirent tout autour d’eux.

Des éclairs trop longs, trop étranges pour être normaux. Ils ressemblaient à d’interminables tentacules crochus agrippant tout ce qu’ils pouvaient arracher à la terre.

Les éclairs du mur de brume.

– La tempête entropique, murmura Floyd.

– C’est quoi entropique ? demanda Tobias qui préférait focaliser son esprit sur autre chose que la peur.

– Une forme de chaos croissant, une incertitude en mouvement.

– Hou là ! c’est compliqué ton truc.

– La brume grise c’est de l’entropie. Du chaos qui produit encore plus de chaos. Et nous sommes au milieu d’une tempête entropique.

Les éclairs enfonçaient leurs griffes dans la forêt et arrachaient des dizaines d’arbres qu’ils éparpillaient en fragments dans l’atmosphère.

Une odeur d’ozone ne tarda pas à se répandre.

Des particules végétales se mêlèrent à la pluie.

Et dans la pénombre de l’orage un immense écran opaque se dressa peu à peu devant le voilier.

– Le mur de brume ! s’écria Amy. Nous retournons dedans !

– Il faut débarquer tout de suite ! ordonna Chen.

Matt secoua la tête.

– Non, les éclairs frappent la forêt au nord, nous risquerions d’être massacrés. De toute façon la brume est aussi au nord, regardez. Nous étions dans une poche préservée, mais elle se referme.

– On ne peut pas rester indéfiniment sur le bateau, rappela Tania. Nos provisions commencent à manquer, il nous faudra cueillir des baies et des champignons si on peut en trouver, et chasser d’ici à quelques jours.

– Avons-nous le choix ?

– Il reste la berge sud.

– Ce serait nous couper de notre objectif, tu le sais.

Amy fixa Matt.

– N’y a-t-il pas un moment où il faut savoir renoncer ? demanda-t-elle, avec une étrange intensité dans le regard.

– Je ne baisse pas les bras, répondit-il en fuyant le contact visuel. Floyd, garde le cap. Nous retournons dans… comment l’appelles-tu ?

– La tempête entropique, répondit le Long Marcheur en guettant les éclairs avec crainte.

– Alors cette brume qui sème le désordre s’appelle Entropia. Nous retournons en Entropia.

La surface du fleuve s’agitait, chahutant le navire, et chacun dut s’amarrer avec un bout de corde pour éviter de passer par-dessus bord. Même les chiens furent ainsi sécurisés, faute de pouvoir descendre dans la cabine où ils n’auraient pas tenu.

Le voilier s’enfonça à nouveau dans la brume grise, et la tempête s’intensifia.

Ils passèrent sous une ombre énorme qui enjambait le fleuve, un pont gigantesque qui grinçait dans le chaos. Par moments des débris tombaient en sifflant et s’écrasaient dans l’eau en un fracas effrayant.

Les Pans levaient la tête de crainte de voir fondre sur eux un bout d’acier qui empalerait le bateau et le coulerait à coup sûr.

Mais les débris tombèrent tout autour en les épargnant.

Le voilier tanguait de plus en plus, et bien qu’ils aient replié les voiles à l’exception d’une petite à l’avant, le navire devenait de plus en plus difficile à contrôler.

Ils furent rapidement trempés et frigorifiés.

Les lumières apparurent peu à peu, d’abord une vague lueur dans l’obscurité, lointaine, qui se démultiplia jusqu’à devenir plusieurs points ambrés pulsant, côte à côte.

– Est-ce que c’est une ville ? demanda Tobias. Amy, tu y vois quelque chose ?

– Je distingue une construction massive au sommet de la colline. À moins d’un kilomètre dans les terres. Je pense que ce sont les fenêtres d’un immeuble éclairé.

– J’ai pas eu l’impression que les créatures entropiques allumaient sur leur passage, s’écria Floyd par-dessus le bruit des intempéries.

– Et si c’étaient des êtres humains ? suggéra Chen. Ça vaudrait le coup d’aller voir, non ?

Floyd se tourna vers Matt.

– Qu’en penses-tu ?

– Vous avez l’air motivés. Je vous suis.

– De toute façon ça ne peut pas être pire qu’ici ! grimaça Ambre en chassant d’un revers de main la pluie qui lui coulait sur les yeux.

En se rapprochant de la berge, de longs quais de chargement se profilèrent et, au-delà des entrepôts, toute une ville.

Une grande cité à flanc de colline.

Dominée par un château impressionnant au donjon impérial.

Ils le reconnurent tout de suite.

Le château Frontenac. Ils étaient arrivés à la ville de Québec.

La citadelle les observait dans la pénombre d’Entropia.

Des éclairs fendirent les cieux tout autour.

De nombreuses fenêtres brillaient d’une lumière ondulante.

Puis soudain, tout un étage s’éteignit en une poignée de secondes.

Quelqu’un vivait là, dans cette brume oppressante.

Dans un château immense.