Fort Punition
Pendant huit jours, l’Alliance des Trois et leurs quatre camarades continuèrent leur marche vers le nord. Ils trottaient à bonne allure sur les sentiers, accompagnés par leurs montures chargées de l’équipement.
Le temps changea au fil de la semaine, l’air tiédit jusqu’à devenir frais. Particulièrement la nuit. Ils prirent l’habitude de dormir les uns près des autres, avec les chiens autour d’eux comme une barrière de chaleur.
Leurs corps étaient devenus des îlots de souffrance, à cause des courbatures, des muscles raides, des crampes, et surtout de l’état déplorable de leurs pieds. Puis ils passèrent le cap, ils s’habituèrent aux réveils difficiles, aux remises en route douloureuses après les pauses. Jour après jour, la plante de leurs pieds vira du rouge cloqué au blanc croûteux, insensible, tandis que la corne venait remplacer les ampoules.
Le voyage s’emparait d’eux, chacun trouvait sa fonction et son rythme, allumer le feu, faire à manger ou la vaisselle, les tours de garde. La vie au sein de la caravane s’organisait avec naturel, menée par Amy, à présent la seule capable de reconnaître la route.
Le paysage se modifiait peu à peu, les vastes espaces ouverts disparurent, les champs d’herbes folles se raréfièrent ainsi que les bosquets, remplacés par des collines abruptes et des forêts parfois interminables, qu’ils traversaient sur plus de cent kilomètres.
À mesure qu’ils se rapprochaient de leur destination, Matt s’interrogeait de plus en plus sur ce qu’ils allaient trouver.
De quoi était constitué le nord désormais ?
Un an sans en voir descendre le moindre Pan ou le moindre Cynik. Le Canada avait-il été rayé de la carte ? Comme le reste du monde ? Après tout, ils n’avaient pas davantage de nouvelles du Mexique et de l’Amérique centrale…
Chaque membre de l’expédition guettait le ciel, en particulier le soir, nerveux à l’idée d’y découvrir un orage en préparation. Mais les Tourmenteurs semblaient avoir perdu la trace de Matt.
L’épisode de Canaan avait particulièrement marqué l’adolescent.
Outre les dégâts possibles parmi la population, il s’interrogeait sur la présence d’un Tourmenteur cette nuit-là, si près d’eux. Il cherchait, il fouillait les bâtiments comme s’il avait su que Matt était présent dans le hameau. Comment était-ce possible ? Manifestement, ces créatures ne possédaient pas de flair surnaturel. Le Tourmenteur qu’ils avaient vu passer dans la forêt sur son araignée n’avait pas été capable de les détecter. Alors comment avait fait celui de Canaan ?
Était-il renseigné ? Par qui ?
Aucun Pan à Canaan ne pouvait l’avoir donné, Matt en était convaincu. Il y avait bien eu quelques trahisons parmi les Pans en faveur des Cyniks, mais c’était à mettre sur le compte de l’âge, du vieillissement, de la perte de l’innocence. Se ranger subitement du côté des adultes était une chose, mais derrière les Tourmenteurs ? Non, impossible ! Servir ces monstres était impensable.
Aucun Pan ne se serait mis au service du Mal.
Huit jours supplémentaires sans la moindre présence des Tourmenteurs apaisèrent Matt qui commençait à espérer en être débarrassé.
Par chance, ils ne croisèrent pas d’autres prédateurs après l’épisode de la Souffrance. Tout juste entendirent-ils les cris, au loin, d’un Urk-Bruk, sorte d’immense ours brun ayant muté en quelque chose de bien moins séduisant que le nounours qu’ils avaient en tête. Mais le danger s’éloigna dès qu’ils allumèrent un feu.
Tobias craignait plus que tout les Rôdeurs Nocturnes, et fut rassuré lorsque Amy et Floyd lui apprirent qu’ils avaient déserté les contrées nord. Ce qui eut l’effet contraire chez Matt : pour qu’un monstre pareil fuie la région, il fallait qu’elle soit devenue particulièrement hostile.
Puis s’invita bientôt un autre ennemi.
Le froid et son habit d’hiver : la neige.
D’abord modeste tapis grinçant sous les semelles, au fil des kilomètres elle devint de plus en plus épaisse, les obligeant à marcher au ralenti. Dix jours après leur départ, ils furent épuisés par cette contrainte supplémentaire.
Aux premières traces de neige, Amy avait exigé qu’ils organisent une grande chasse, et durant tout un après-midi ils s’étaient constitué un stock de viande grâce au petit gibier.
Les conifères, de plus en plus serrés, se massaient en épaisses forêts. Parfois, un écureuil téméraire sautait d’une branche à l’autre, libérant des paquets de neige qui faisaient sursauter le groupe en marche.
Les sons n’étaient plus les mêmes. Plus étouffés, moins riches. Les chants d’oiseaux se localisaient plus facilement, sans échos.
Lorsque le vent soulevait des bourrasques, chacun enfonçait la tête dans son col, le nez dans les écharpes, et avançait au ralenti.
Ce furent deux jours à part, l’annonce d’un périple difficile en terre inamicale. Deux jours qui les préparèrent à ce qui suivrait : le Poste Avancé septentrional, Fort Punition.
Ils l’atteignirent en fin de journée, après dix-huit jours de marche, par un après-midi de grisaille.
Encadré de collines couvertes de sapins, le fort dressait ses deux tours de bois hérissées de rondins pointus dans un silence glaçant.
Un grand cerf se tenait près de l’entrée, ses longs bois tournés vers la petite troupe. Il les regarda approcher lentement, puis bondit pour disparaître dans le sous-bois le plus proche.
Au moins la vie n’avait pas totalement fui cet endroit.
Lorsqu’ils furent tout près, Amy, qui ouvrait la voie, s’immobilisa.
– Tu as vu quelque chose ? s’alarma Floyd.
– Non. C’est le portail. Je l’avais refermé quand je suis venue.
Un des battants était grand ouvert sur la cour intérieure.
– Le vent, peut-être ?
– Trop lourd.
– Alors un autre Long Marcheur, proposa Matt, qui s’était rapproché.
– Aucun n’avait de feuille de route pour monter aussi loin au nord, sauf Amy.
– Allons voir, lança Matt en sortant son épée de son étui dorsal.
Le fort n’était pas grand : un bâtiment principal et une grange qui servait à la fois d’étable et de remise. Tout était ouvert, les coffres vidés, les étagères renversées, les armoires étalées au sol et les lits éventrés. Mais aucune présence. Le gel avait cristallisé certains objets. Le vent avait poussé la neige jusque dans la cheminée.
– J’ignore ce qui est venu ici mais ce n’était pas un animal, constata Floyd.
– Des pillards, répliqua Matt.
– De quel genre ? À part les Gloutons, je ne vois pas ! Aussi loin au nord, ce serait étonnant.
– Chassés par le froid, ils venaient peut-être des terres septentrionales, après tout, nous ignorons ce qu’il y a à l’emplacement du Canada…
– Pas des Gloutons, l’interrompit Chen, dans leur dos.
Il désignait des empreintes de pas dans la neige. Des petits pas.
– Des Pans ? s’écria Tobias, interloqué.
– Peut-être le survivant, celui dont Amy n’a pas retrouvé le corps, intervint Tania.
– Non, s’interposa Amy aussitôt. Les traces continuent ici, et là, ils étaient plusieurs, nombreux même.
La jeune fille était livide.
– Ça va aller ? demanda Ambre en s’approchant.
Amy acquiesça.
– Ils sont revenus, dit-elle. Après ce qu’ils ont fait aux Pans qui étaient là et après mon passage, ils sont revenus.
– Et comme les traces n’ont pas été recouvertes par les dernières neiges, conclut Floyd, c’était il y a peu de temps, quelques jours tout au plus.
Tania sortit de la réserve, un sac de toile dans la main.
– J’ai trouvé de l’explosif ! Plusieurs bâtons de dynamite !
– Prends-les ! s’enthousiasma Tobias.
– Non ! s’opposa Ambre. C’est trop dangereux !
– Mais…
– Toby, il suffit d’une maladresse et nous sommes tous morts !
Tobias soupira, exaspéré par sa prudence.
Matt rangea son épée.
– Amy, guide-moi jusqu’aux corps, dit-il.
– Je viens aussi, s’empressa Ambre. Je peux servir, au cas où…
– Non, tu restes. À deux nous serons plus discrets. Ces… choses n’ont pas remarqué Amy lorsqu’elle était seule. Fermez les portes derrière nous, et voyez si vous pouvez remettre un peu d’ordre, pour que nous y passions la nuit.
– Tu veux qu’on dorme ici ? s’indigna Chen. Après ce qui s’est passé ?
– Nous serons plus en sécurité derrière ces murs. Et nous avons un avantage désormais : nous savons que les victimes ont été attirées dehors par la ruse. Nous ne commettrons pas la même erreur. Cette nuit nous ferons des tours de garde par deux, ce sera plus prudent. Des rotations toutes les trois heures.
Sur quoi Matt s’élança vers la sortie du fort.
Amy sondait la neige avec un bâton.
– Tu es sûre que c’était là ? demanda Matt.
– Oui, je reconnais cette petite cuvette. Le jour où je suis arrivée au fort, quand je me suis rendu compte qu’il était vide j’ai suivi les traces de pas jusqu’ici. Je me souviens très bien du gros sapin au-dessus de nous qui domine les environs.
Matt croisa les bras, pensif.
– Est-ce qu’ils seraient revenus pour voler les corps ? Quel genre d’adolescents ferait ça ?
– Ce ne sont pas des adolescents. En tout cas pas comme nous.
– Pourquoi pas ? Nous ignorons comment ils ont vécu la Tempête au Canada. Ils sont peut-être parvenus jusqu’ici, ont pris peur en voyant le fort, et ce massacre ne serait que le résultat d’un tragique malentendu, après tout…
– Tu te trompes, le coupa Amy. Si tu avais vu les cadavres, tu saurais toi aussi que…
Le bâton avait rencontré une résistance sous la croûte de neige. Matt vint aider la Long Marcheur à déblayer ce qu’elle avait trouvé, et ils reculèrent brusquement en découvrant un visage gris.
C’était un garçon de treize ou quatorze ans. Sa peau était toute grise, ses lèvres noires retroussées sur ses dents dans une grimace de souffrance ignoble. De grosses veines noires couraient sous l’épiderme, comme des ramifications qui charriaient un sang toxique.
– Oh non, gémit Matt.
– Tu vois ? Ce qui les a attaqués n’est pas comme nous. Ça ressemble à un Pan par la taille, mais ça n’en est pas un.
Matt hocha la tête.
– Nous ne pouvons pas les laisser là, dit-il.
Amy ausculta le ciel entre les branches. La lumière s’était encore affaiblie, les ombres se densifiaient.
– Il fera bientôt nuit, constata-t-elle. Nous n’avons pas le temps. Ça peut attendre demain. Ils ne sont plus à un jour près, maintenant.
Matt demeura plusieurs minutes immobile à scruter ce visage de terreur avant de reserrer sa cape autour de ses épaules en grelottant.
Amy, qui était déjà passée par ce sentiment de détresse, lui fit un signe de tête.
– Rentrons, dit-elle d’une voix douce. Il y a des endroits qu’il ne fait pas bon fréquenter au crépuscule.
Matt observa la forêt autour d’eux.
Elle était silencieuse. La nature tout entière paraissait pétrifiée.
– Demain je te montrerai le nord depuis la grande falaise, ajouta Amy. Tu comprendras pourquoi je n’aime pas cet endroit. Allez, viens.
Matt jeta un dernier coup d’œil aux profondeurs des bois.
Les ténèbres commençaient à s’installer. Ici l’hiver n’avait pris aucun retard. Tout était en hibernation depuis longtemps.
Et pendant un court moment, le garçon eut l’impression que l’espoir même de revoir un jour le printemps s’était envolé.