Rendez-vous manqué
Zélie regardait le paysage par la fenêtre ronde de sa chambre.
La Forêt Aveugle bordait la forteresse de part et d’autre, des arbres de plus en plus hauts et larges, jusqu’à dépasser des montagnes. Zélie vivait dans un château sombre, privé de l’éclat direct du soleil une bonne partie de la journée à cause de ce goulet profond qui l’enfermait.
Sa sœur était-elle arrivée en sécurité à Babylone ?
À dos de chien, elle avait pu mettre deux jours pour s’y rendre, trois au maximum. Cela faisait maintenant cinq jours qu’elle était partie.
Cinq longues journées à supporter seule le Buveur d’Innocence. À ne pas trouver le sommeil, le soir, sur son oreiller, en sachant que des Pans se faisaient torturer dans le cloaque sans qu’elle puisse intervenir.
Elle était épuisée. De plus, elle craignait de commettre un impair, de ne pas être assez vigilante et de passer à côté de signes annonçant l’imminence du coup d’État.
Pour tenter de se donner du temps, Zélie avait expliqué au Buveur d’Innocence qu’il ne fallait pas s’inquiéter si ses patrouilles croisaient des armées de Pans au nord de la Passe des Loups, Eden organisait des manœuvres. L’idée était de l’obliger à attendre.
Sur le coup, Bill avait manqué s’étrangler et répliqué qu’il était imprudent d’entraîner une armée si près du territoire neutre, cela pouvait être mal interprété.
La lueur qui avait alors brillé dans ses yeux avait fortement déplu à Zélie. Il lui avait semblé qu’il voyait en elle. Qu’il comprenait le mensonge, la manipulation.
Savait-il que son secret était éventé ?
Un messager tapa à la porte et déposa un mot à l’intention de Zélie.
« Il faut que nous nous voyions. Ce soir, après le coucher du soleil, près du quai de chargement. Tim. »
Zélie eut un pincement au cœur. Son mensonge n’avait peut-être pas eu l’effet escompté. Le Buveur d’Innocence avait-il décidé d’agir plus vite ?
Il fallait attendre jusqu’à la nuit pour en savoir plus.
Zélie resserra son manteau sur ses épaules.
Il faisait un peu froid.
Dans l’obscurité, le fleuve était d’un noir d’encre.
Des tonneaux en provenance de Babylone s’accumulaient sur le quai où l’attendait une silhouette familière.
Tim se tenait en retrait, pour être le moins visible possible de loin.
Zélie remarqua que les torches étaient éteintes. C’était une erreur qui allait finir par attirer l’attention des gardes Matur postés en face.
D’ailleurs, il était curieux qu’il lui donne rendez-vous ici, maintenant qu’elle y pensait, du côté de l’aile occupée par les adultes, plutôt que dans un secteur contrôlé par les Pans.
– Tim, dit-elle en approchant, ne restons pas là.
– Je suis désolé, répondit-il.
– Pour quoi ?
– Pour ça, répondit une voix dans son dos.
Grimm lui posa la pointe d’une dague sur la gorge.
Il était accompagné de six soldats surgis de derrière les tonneaux.
– Vous commettez une très grave erreur, tenta Zélie. Je suis ambassadrice, vous l’oubliez ?
Grimm était tout sourires, ses dents jaunes et déchaussées offertes à la nuit.
– Vous serez bientôt une de nos esclaves, dit-il vicieusement. Gardes, prenez-les tous les deux et descendez-les aux souterrains. Le docteur va leur poser quelques questions avant qu’on leur place l’anneau ombilical !
Les jambes de Zélie se dérobèrent sous elle.
Un anneau ombilical.
Le cauchemar sur terre.