Un allié inattendu
Maylis avait subtilisé une cape rouge dans les appartements Pan de la forteresse, la cape des messagers.
Après ce qu’elles avaient vu et entendu dans le cloaque, Zélie avait insisté pour qu’elles tentent de savoir exactement sur qui elles pouvaient encore compter.
Et pour cela, il leur fallait d’abord s’assurer que leur principal moyen de communication était encore fonctionnel et neutre. Après ce qu’avait dit Grimm dans les sous-sols à propos du courrier, elles craignaient le pire.
Maylis traversait les couloirs, grimpait les différents escaliers du donjon en prenant soin de baisser la tête. Elle était connue de beaucoup, et usa un peu de son altération pour renforcer les ombres autour de son visage.
Le service du courrier se trouvait au milieu de l’immense tour. Maturs et Pans s’y relayaient jour et nuit pour collecter les lettres qui arrivaient par messagers de tout le pays, du nord comme du sud. La forteresse de la Passe des Loups servait de centre de tri avant que les missives ne repartent vers leur destination finale.
Maylis passa avec un Matur un peu pressé, se glissant dans son ombre au moment où il entrait. À peine introduite, elle recula derrière un portemanteau pour découvrir la grande salle où une dizaine de personnes, adultes et adolescents, travaillaient devant d’imposantes tables et des casiers en bois où était rangé le courrier par destination.
La jeune fille se glissa entre deux armoires de fournitures et s’éloigna de l’entrée avant qu’on ne la remarque.
Chacun était affairé, nul ne levait le nez.
Voilà qui est bien ! La preuve qu’on ne remet en question son système que lorsqu’on en a le temps !
Maylis prenait très au sérieux son rôle d’ambassadrice et s’était procuré sur la politique des livres de l’ancien monde qu’elle lisait avec attention, même si elle ne comprenait pas toujours tout. La leçon qu’elle avait retenue concernait les dictatures : asservir la population par le travail, occuper les masses afin d’empêcher toute rébellion, faire en sorte que personne n’en ait ni le temps, ni l’énergie.
Cela ressemblait beaucoup au système que le Buveur d’Innocence avait mis en place à la forteresse. Ses gens cumulaient les fonctions. En leur donnant le sentiment d’être responsabilisés, d’avoir de l’importance, il s’assurait en fait qu’ils obéissaient sans poser de questions.
Le centre de tri avait fait l’objet d’interminables négociations entre lui et les deux ambassadrices Pan au début de leur mandat. Elles avaient finalement dû céder, accepter un travail intensif pour obtenir qu’il lâche du lest sur d’autres sujets sensibles.
En découvrant la nervosité, plus que l’esprit studieux, qui régnait dans la salle, Maylis réalisa qu’elles avaient probablement eu tort de se laisser convaincre. Tous paraissaient tendus, se levant brusquement de leur chaise pour ranger une pile de lettres, se précipitant vers un messager pour le charger encore avant qu’il n’ait franchi le seuil. Jamais un sourire, rien qu’une pression palpable.
C’est la dernière fois que je laisse le Buveur d’Innocence dicter les règles de travail !
Maylis avisa les deux portes du fond.
L’une d’elles était celle du bureau de Colin, le Pan qui avait trahi Matt autrefois pour se rallier aux Cyniks avant d’être recueilli par le Buveur d’Innocence. Il était aujourd’hui le messager principal entre les deux peuples, le relais entre Maturs et Pans.
Elle devait lui parler, en toute discrétion.
S’il se passait quelque chose de louche au centre de tri, il ne pouvait l’ignorer, il en était responsable.
Maylis attendit que les trieurs les plus proches soient plongés dans leur labeur pour se fondre dans l’ombre du mur. Puis elle entra dans le bureau de Colin.
Le Buveur d’Innocence avait des yeux partout, des espions à tous les niveaux, il était préférable que cette entrevue ne lui revienne pas aux oreilles.
Maylis referma la porte aussitôt, sûre de n’avoir pas été vue.
Colin était absent.
C’est bien ma veine !
Elle s’était pourtant renseignée le matin même, et on lui avait dit qu’il serait présent à la forteresse toute la journée, occupé dans son bureau.
Il va revenir, je l’attendrai un peu, voilà tout…
Sans gêne, Maylis s’installa dans son siège en bois.
Colin occupait une belle pièce, avec de nombreux documents étalés un peu partout, des cartes essentiellement. Des cartes de l’ancien monde et beaucoup de celles dessinées à la main par les Pans et les Maturs pour répertorier Autre-Monde tel qu’il était désormais. Les principales routes et sentiers empruntés par les messagers figuraient en pointillés.
Maylis laissa son regard y traîner comme si elle voyageait en même temps sur ces terres.
Toute la communication du monde y était représentée. Le nouvel Internet : des hommes, des femmes et des adolescents sur des chevaux qui ralliaient des fermes, des hameaux, des villages et des villes. Ces pointillés tissaient un maillage entre les survivants de la Tempête.
Et si on les coupe tous, songea Maylis, c’est la solitude. Tous isolés.
Tous fragilisés.
Celui qui contrôle les routes, les communications, contrôle le monde.
Maylis se redressa dans le fauteuil.
Elle n’avait jamais aussi pleinement saisi l’importance de ce point.
Voilà pourquoi le Buveur d’Innocence a tant voulu que le centre de tri s’organise à sa manière ! C’est pour ça qu’il n’a rien cédé !
Maylis repensa à toutes les armes stockées dans le cloaque.
S’il ambitionnait un coup d’État, outre les moyens militaires, il devait préparer un plan d’attaque en coupant les lignes de communication. Les fanatiques qu’il avait ralliés à sa cause n’étant pas assez nombreux pour affronter directement l’armée du roi Balthazar, il fallait empêcher celle-ci de se former, la scinder en petits groupes que le Buveur d’Innocence pourrait aisément vaincre.
Le temps que Balthazar comprenne ce qui se passait, le Buveur d’Innocence serait aux portes de Babylone.
Dans ce cas, comment compte-t-il prendre le pouvoir sur les Pans ? Il ne peut pas mener deux batailles en même temps, pas sur deux fronts opposés.
Il avait forcément une idée de ce côté-là aussi.
Maylis examinait les cartes entassées sur le bureau ou à même le sol.
Un frisson la traversa d’un coup.
Maîtriser les voies de communication, c’était maîtriser les chefs de poste.
Colin !
Elle secoua la tête.
Non, pas toi, Colin. Pas encore une fois !
Dans la grande salle, elle pouvait entendre l’agitation, les déplacements des uns et des autres, les tiroirs qui grinçaient et les portes de placards qui claquaient. Colin allait certainement revenir d’un instant à l’autre.
Le regard de Maylis dériva sur les tiroirs du bureau, juste devant elle.
C’était tentant.
Elle avisa à nouveau la porte.
J’ai bien une minute ou deux…
Elle s’agenouilla et ouvrit les tiroirs pour les fouiller rapidement.
Les quatre de droite ne contenaient rien d’autre que des feuilles, de l’encre, des enveloppes, un peu de cire et un briquet.
À gauche, le premier ne bougea pas.
Verrouillé.
Mince !
Maylis étudia la serrure. Rien de très sophistiqué, mais il fallait un trombone et une certaine dextérité. Et Maylis n’y connaissait pas grand-chose en crochetage !
Cédant à sa curiosité, elle attrapa un coupe-papier et fit levier avec la lame pour forcer le pêne qui céda aussitôt.
En voyant le bout de bois arraché tomber à ses pieds, Maylis fut prise d’une crainte subite.
Qu’est-ce que j’ai fait ? Il va savoir que je suis venue !
Ou pas. Colin avait toujours été distrait. Parfois même un peu simplet.
Là, c’est moi qui suis idiote de croire qu’il ne va pas remarquer que son tiroir secret est brisé !
Elle le tira pour en examiner le contenu. Des lettres.
Toutes écrites par des Pans en territoire Matur à destination d’autres Pans, à Eden ou ailleurs.
Qu’est-ce que…
Maylis les parcourait en diagonale.
Tout s’assemblait sous son crâne.
Certaines lettres donnaient des nouvelles et expliquaient le choix de leur auteur de ne finalement pas poursuivre et de rentrer. Dans d’autres, ils s’étonnaient de ne plus avoir de nouvelles d’Untel, disparu en terre Matur.
Maylis connectait les points entre eux. Entre ces lettres et le cloaque, ce qu’elle y avait vu et ce que Grimm y racontait.
Les hommes du Buveur d’Innocence ciblaient des Pans un peu isolés parmi les volontaires qui descendaient en territoire adulte et ils les enlevaient. Ils faisaient passer ça auprès de ceux qui restaient pour une renonciation et un retour vers Eden, afin de ne pas éveiller les soupçons, et inventaient de fausses lettres à destination d’Eden, pour continuer de faire croire à leur présence au sud. Ainsi, des deux côtés de la forteresse, les Pans croyaient les leurs bien portants, sans se douter qu’ils avaient en fait disparu.
Et Colin interceptait les missives problématiques.
Il devait certainement avoir à sa solde un parfait faussaire capable de réécrire les courriers en en faisant disparaître toute mention douteuse. À lui d’inventer de fausses lettres des Pans enlevés pour rassurer tout le monde.
Maylis sursauta en reconnaissant la voix de Colin de l’autre côté de la porte.
Elle n’eut que le temps de repousser le tiroir et de se jeter dans l’angle du bureau en usant de son altération pour y épaissir l’ombre.
Colin entra et jeta un sac de toile sur son sous-main.
Il se laissa choir dans son fauteuil qui grinça sous le poids de sa grande carcasse et rota.
Quel porc ! pensa Maylis, dégoûtée. Il faut que je file avant qu’il ne me voie, mon altération ne tiendra pas s’il regarde bien ou s’il s’approche.
Il repoussa plusieurs papiers et s’immobilisa en découvrant quelque chose par terre.
Ça y est ! Le tiroir. Il a compris !
– Qu’est-ce que ça veut dire ? tonna-t-il.
Colin bondit, ouvrit la porte et se dressa sur le seuil de la pièce.
– Qui est entré dans mon bureau ? aboya-t-il. Qui ?
Un silence de mort tomba soudain et Maylis comprit que tous ici le craignaient. Colin n’était pas commode.
– Mon tiroir a été forcé ! Quelqu’un est venu, alors qui ? Je vais faire un rapport ! Je vous préviens !
Et, Maylis s’en doutait, il ne comptait pas en référer à elle ou sa sœur, mais bien au Buveur d’Innocence.
– C’est moi, fit un garçon d’une petite voix.
Maylis ne comprenait plus rien. Que se passait-il ?
– Tim ? Je crois que toi et moi on va avoir une petite conversation…
– J’avais besoin du sceau pour recacheter une lettre, je suis désolé.
– Personne n’est autorisé à ouvrir une enveloppe close par les armes de la forteresse !
– Je sais, je n’ai pas fait exprès, dans ma précipitation je l’ai accroché et rompu. Mais je n’ai pas regardé la lettre ! Je voulais juste réparer mon erreur, c’est tout !
Tim semblait effondré.
Maylis sortit de son angle à quatre pattes pour jeter un coup d’œil derrière Colin. Elle repéra le Tim en question, un jeune garçon brun aux cheveux trop longs. Il regardait le sol devant lui.
– Si tu t’avises de remettre une fois les pieds dans mon bureau, le menaça Colin, je te corrige personnellement, c’est clair ?
Tim hocha vivement la tête.
Maylis était abasourdie.
Ce garçon venait de lui rendre un très précieux service sans qu’elle comprenne pourquoi.
Elle devait repartir, profiter que la porte était ouverte pour se faufiler dans le dos de Colin et tout rapporter à sa sœur.
Maintenant, les choses étaient différentes.
Et bien pires que ce qu’elles avaient cru.
Car elles ne pouvaient plus compter sur les messagers.
Elles étaient isolées à la forteresse de la Passe des Loups en compagnie du Buveur d’Innocence.
Le temps était compté avant qu’il ne déclenche son terrible plan.