51.

L’Hypothèse d’Ambre

Plume et Gus puisaient dans leurs réserves.

Sans ralentir, les deux chiens portaient leurs maîtres à travers la brume grise, esquivant les attaques d’insectes monstrueux, se précipitant dans une anfractuosité pour se soustraire à la vue des oiseaux qui rasaient le paysage.

Une pause régulière pour boire et reprendre leur souffle, puis les deux canidés se relançaient dans une course folle.

Ils dormaient à peine quelques heures contre les trois adolescents, quand l’obscurité se faisait dense, avant de repartir au même train d’enfer.

Le deuxième soir, ils étaient presque arrivés à hauteur de Québec lorsque Tobias trouva une toute petite caverne dans laquelle ils se réfugièrent. Là, il osa enfin allumer son réchaud à gaz et fit chauffer deux rations lyophilisées de pâtes au bœuf.

Manger chaud leur fit du bien, cependant que les chiens ronflaient.

Durant le voyage, Matt avait raconté toute son expérience dans le Tourmenteur à ses camarades. Il retrouvait peu à peu ses forces, mais se sentait encore fragile. Il savait que s’il devait se battre, cela risquait d’être son dernier combat.

Ce soir-là, lorsque Tobias fut endormi, Ambre lui demanda :

– Quand tu as vécu ce contact et que tu as lu toutes ces données qui filtraient du Rêpbouck, tu n’as rien noté à propos du Cœur de la Terre qui soit rattaché à de la peur ou de la méfiance ?

– Non, je ne crois pas. Pourquoi ?

– Je me demande si… Quand je me suis servie de l’énergie du Cœur de la Terre pour repousser le Tourmenteur, cela a plutôt bien fonctionné et j’ai senti comme… de la peur. En tout cas ça y ressemblait. Je crois qu’ils détestent cette force en moi.

– Je vois que tu as une idée derrière la tête, je reconnais cette expression !

– Je me demande si nous ne pourrions pas repousser Ggl de la même manière.

– Impossible. Je l’ai compris, il est indestructible, il est trop étendu, trop vaste, il est synthétique, ce n’est pas une vie au sens strict du terme. Tu ne pourrais rien lui faire, même avec le Cœur de la Terre, j’en suis certain. Et puis je te rappelle qu’il veut justement l’absorber !

– L’assimiler, tu as dit. Mais si au lieu de l’assimiler pour en fondre le pouvoir et se l’approprier, on lui opposait le Cœur de la Terre justement ? Si au lieu de l’intégrer en lui, progressivement comme il voudrait le faire, on le lui imposait brutalement ?

– Ça ne lui ferait rien, il est beaucoup trop fort. Tu as vu les Tourmenteurs ? Tu peux en repousser un en donnant tout ce que tu as, eh bien lui c’est le maître de ces engins, leur créateur ! Tu imagines un peu ?

Ambre acquiesça. Elle n’avait pas développé son argument jusqu’au bout :

– En l’état, c’est vrai, je ne suis pas capable de lutter. Mais si je gagnais en puissance ?

– Ambre, je ne veux pas te faire de la peine, cependant, même en t’entraînant tous les jours, tu ne pourras jamais rivaliser.

– Avec ma seule altération, non. Mais si le Cœur de la Terre grandissait en moi ?

– À quoi tu penses ? s’inquiéta Matt.

– Aux autres emplacements que mes grains de beauté indiquent. Tu te rappelles ce jour où j’étais allongée sur le Testament de roche ?

Matt ne pouvait l’oublier ! Ils avaient été nus l’un contre l’autre pendant que Matt parcourait le corps d’Ambre pour y lire l’emplacement du Cœur de la Terre.

– Il y avait trois lieux différents, continua-t-elle. Nous avons suivi le plus proche de nous, ici, aux États-Unis, mais il y en avait deux autres, dont un en Europe.

Matt secoua la tête.

– N’y pense même pas ! Et puis nous ne savons même pas ce qu’il y a là-bas !

– Le premier grain de beauté marquait l’emplacement du Cœur de la Terre, quoi que ce soit, ce sera en rapport. Et j’ai le sentiment que celui que j’ai en moi n’est qu’un fragment.

– Non mais tu imagines ? Avec un seul tu restes sans force, alors avec deux, voire trois ? Tu exploserais ! Ou tu deviendrais folle !

– Le Tourmenteur a eu peur, Matt, je l’ai senti. Ggl veut cette énergie pour la dissoudre dans son réseau, pour la soumettre à ce qu’il est. Si au contraire on la lui impose brutalement, je crois que nous pourrons le repousser.

– Traverser l’océan Atlantique ? Avec tout ce qu’il doit y avoir dans ses profondeurs ? Sans compter qu’on ignore ce qui s’est produit en Europe ? Et si c’était pire qu’ici ?

– Et si c’était mieux ?

Matt se sentit un peu bête. Il haussa les épaules.

– Je ne le sens pas, c’est tout, avoua-t-il.

– La solution à tous nos problèmes est là, en moi, sur ma peau.

– Commençons déjà par rentrer chez nous en un seul morceau, et nous verrons pour la suite, éluda Matt avant d’aller se coucher à son tour, épuisé.

 

Le lendemain, Matt usa de son altération de force pour repousser un gros lézard, malgré son état, et Tobias se joignit à lui avec ses flèches quand ils croisèrent la route d’une mante religieuse.

Ambre avait interdiction formelle de se servir du Cœur de la Terre. Pour ne surtout pas attirer l’attention des Tourmenteurs, elle ne pouvait user que de sa propre altération, ce qui était déjà une aide précieuse lorsque Tobias devait faire mouche avec une seule flèche, comme ce fut le cas lorsqu’un oiseau goudronné les repéra.

Il chuta la seconde suivante, transpercé de part en part.

– J’espère qu’il transmet ses informations à ses congénères par la parole ou le contact, parce que si c’est de la télépathie instantanée nous sommes repérés ! gronda Matt.

Au bout du compte, ils mirent une semaine pour parvenir aux confins de la tempête entropique.

Lorsqu’ils eurent franchi le mur de brume, sous le déluge d’éclairs dévastateurs, ils reprirent vie en quelques heures.

Le soleil apparut.

Toutes les menaces habituelles d’Autre-Monde leur parurent alors bien peu préoccupantes. Même les Rôdeurs Nocturnes, après ce qu’ils venaient de vivre, ne les angoissaient plus.

Pour un temps du moins.

Entropia avançait dans leur dos, mais elle était lente, et ils purent la distancer en une journée de trot.

Pendant trois semaines, Gus et Plume abattirent des kilomètres, sans jamais montrer de signe d’épuisement. C’était leur contribution à la mission et leur devoir : les ramener à bon port le plus vite possible.

Les deux chiens accomplirent cette performance.

Jusqu’à ce jour de début mars, plus de deux mois après leur départ, où ils virent enfin des champs dorés qu’ils connaissaient.

Et en leur centre une cité de pierre et de bois, vaste, traversée par une rivière, abritant une forêt derrière ses hautes palissades de rondins : Eden.