Six et six qui font sept
Tobias était partagé entre fierté et scepticisme.
Tous lui avaient témoigné une gratitude qui lui avait fait chaud au cœur. Pourtant, au fond de lui, il avait le sentiment de ne pas la mériter tout à fait.
Certes, il avait bien sauvé la vie de ses camarades en tirant sept flèches en une poignée de secondes, mais il ne parvenait pas à se satisfaire de cet acte héroïque. Il éprouvait ce qu’un sportif dopé devait ressentir au moment de la victoire.
Comme s’il avait triché.
J’ai tué cette abomination ! J’ai protégé mes amis ! Pourquoi ne puis-je en être heureux ?
La violence n’était pas en cause. Après tout, c’était la loi de la jungle, tuer ou être tué. Question de survie.
Alors quoi ?
La trajectoire des flèches. Tobias avait agi dans la précipitation, sans vraiment viser.
Et plusieurs de ses traits étaient mal partis, pourtant ils avaient dévié pour faire mouche. Tobias avait mis de l’effet dans certains de ses tirs. Une technique qu’il ne maîtrisait pas consciemment.
Je dois me faire confiance… L’arc est le prolongement de mon corps. Ce que je ne sais pas, mon corps le devine, lui ; et mes doigts font ce qu’il faut.
Tobias avait l’instinct du tireur.
Vu sous cet angle, c’était plutôt plaisant, et finalement cette idée lui donna le sourire pour le reste de la journée.
Jusqu’à ce qu’un pressentiment nouveau vienne le chatouiller.
Non, c’est impossible. Comment l’expliquer ?
Alors Tobias pressa le pas pour monter au niveau de Tania qui était chargée de gérer les provisions ; il était pris d’un doute.
– Dis-moi, question nourriture, tout va bien, nous avons toujours de bonnes réserves ?
– Oui, pourquoi ? fit Tania, surprise par la question.
– Tu n’as pas l’impression qu’on mange plus que prévu ?
Tania haussa les épaules.
– Mis à part les gourmands qui se servent dans les besaces quand j’ai le dos tourné ? Non.
– Des vivres qui disparaissent ?
– De petites quantités, rassure-toi. Avec les kilomètres qu’on engloutit, ça n’a rien d’étonnant.
– Non, j’imagine, répondit Tobias d’un air songeur.
Mais cela ne faisait que confirmer son hypothèse.
Je ne peux pas en parler aux autres, pas tant que je n’en suis pas certain…
Ce soir, au bivouac, je vais vérifier tout ça !
Ils poursuivirent leur périple jusque tard dans la journée.
Lorsqu’ils se posèrent pour le repos du soir, Tobias, qui avait l’habitude de s’occuper d’abord de lui, commença cette fois par Gus. Il défit chaque sacoche et retira les couvertures, cordes, gourdes et sacs de toile qui emballaient leurs vêtements d’hiver.
Ce fut à ce moment que sa main heurta une autre main.
Tobias n’en fut qu’à demi surpris.
Il se recula et dit :
– Sors de là. Je sais que c’est toi.
Les autres Pans se tournèrent vers l’adolescent qui parlait à un tas d’équipement.
– Tu te sens bien, Tobias ? demanda Tania.
– Nous avons un passager clandestin, révéla-t-il.
– Pardon ? s’exclama Floyd.
– Je savais que mes tirs n’étaient pas aussi précis. Il y avait forcément un truc !
Matt se leva et se rapprocha du chien.
L’équipement sur le dos de Gus se mit à bouger et plusieurs sacs chutèrent tandis qu’une forme se dépliait.
– C’est bon, je me rends, dit-elle.
– Ambre ? murmura Matt, interloqué.
L’adolescente sauta de son chien, les cheveux emmêlés, ruisselante de sueur.
– De toute façon je n’en pouvais plus. Trois jours là-dessous, j’ai bien cru que j’allais mourir !
– Que fais-tu ici ? demanda Matt sur le ton d’une brusque colère.
Une colère qui ne sonnait pas juste.
– Mais c’est dangereux ! s’exclama Floyd. Tu es… tu portes le Cœur de la Terre !
– Me renvoyer à Eden avec le Tourmenteur qui rôde sur la route serait encore plus risqué. Vous n’avez plus le choix maintenant.
Matt secoua la tête, dépité par l’entêtement de son amie. Cependant, une part de lui-même se réjouissait de sa présence.
– Chaque soir j’étais obligée de me glisser dans les fourrés avant que vous ne retiriez le harnachement de Gus, et je dormais dans les ronces et les toiles d’araignées ! Je n’aurais pas tenu deux nuits de plus ! Toby, comment tu as su ?
– C’est toi qui as guidé mes flèches !
– En effet.
– Mes tirs n’étaient pas assez précis. Je le savais. À force d’y penser je n’avais plus que ça en tête. C’était comme lorsque tu es avec nous. Je tire à toute vitesse et tu guides mes projectiles.
Amy s’approcha d’Ambre et lui tendit la main :
– Alors je te remercie d’avoir contribué à nous sauver la vie. En ce qui me concerne, je suis contente de te savoir parmi nous.
– Ça va poser un problème de provisions, grommela Floyd. Nous avions prévu pour six, pas pour sept.
– J’ai ajouté pas mal de choses dans les sacoches de Gus, répliqua Ambre.
– En cas d’urgence, si nous devons chevaucher les chiens, nous n’en avons que six !
– Gus est vigoureux, il pourra nous porter, Tobias et moi.
Matt se plaça entre Ambre et Floyd.
– C’est bon, elle est là, coupa-t-il, maintenant nous devons faire avec.
Les uns et les autres approuvèrent et chacun retourna à ses activités après l’avoir saluée.
Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, Matt se tourna vers elle.
– Même si je pense que c’est une énorme bêtise, je suis content que tu sois là, avoua-t-il.
Ambre sourit.
Ils s’enlacèrent, longuement, avant qu’Ambre ne recule tout à coup.
– Bon, c’est pas tout ça, mais moi je ne pouvais pas faire ma toilette là-dessous ! Donc si tu le permets, je vais prendre un peu d’eau et aller m’isoler derrière ces buissons avant d’incommoder tout le monde !
Matt la suivit du regard avant qu’elle ne disparaisse derrière la végétation.
Son cœur battait plus vite depuis qu’elle était là.