32.

Tour d’âmes entre deux brumes

La brume ne se dissipait pas.

La matinée s’écoulait, les kilomètres filaient sous les pieds des Pans, que cette chose oppressait.

La fuite de toute vie animale avait fortement troublé les membres de l’expédition. Chacun avançait sur le qui-vive, guettant les alentours avec appréhension. Le moindre bosquet d’épineux qui surgissait de cette viscosité les faisait sursauter.

Un silence total, absolu, les cernait, et c’était là le plus perturbant. Le vent s’était tu, aucun animal ne jetait plus son cri dans la steppe. Les Pans avaient le désagréable sentiment d’être seuls au monde. Même le tonnerre avait cessé, ce qui pour le coup, leur fit du bien. Son martèlement incessant la veille leur avait matraqué les tympans jusqu’à l’épuisement nerveux.

La neige avait disparu elle aussi, comme si elle refusait d’offrir à cette terre son immaculée blancheur.

Ils longèrent une rivière immobile, dont l’eau stagnait, sans aucun courant. Personne ne voulut y remplir sa gourde jusqu’aux chiens qui refusèrent d’y boire. Tous furent rassurés de s’en éloigner quelques kilomètres plus loin.

Toute la journée, ils progressèrent ainsi, sans que la brume s’allège jamais.

Ces conditions de voyage occupaient en permanence l’esprit de Matt. Il ne pensait plus à Ambre et à son envie constante de la tenir par la main, d’être proche d’elle.

Le lendemain fut identique : angoissant et affligeant.

En fin de journée, ils commençaient à trébucher de fatigue lorsque Amy arrêta Floyd, qui guidait la colonne.

– J’ai vu un mouvement devant, dit-elle tout bas.

Tous se jetèrent à plat ventre, faute d’un véritable couvert végétal, et les chiens se couchèrent dans les hautes herbes et les buissons.

Une forme ronde se détacha derrière l’écran blanchâtre de la brume.

Une araignée géante, plus haute qu’un homme, son abdomen gras hissé sur d’interminables pattes fines. Elle glissait à la surface de la terre, s’arrêtant de temps à autre pour épier les environs.

Mais aucun Tourmenteur ne la chevauchait.

Elle disparut comme elle avait surgi : sans un bruit.

Les Pans retenaient leur souffle, les doigts crispés sur leurs armes.

Plus tard, ce fut un mille-pattes d’une cinquantaine de mètres de long, haut comme un poney, qui se faufila sur leur flanc sans les remarquer.

Enfin, avant la nuit, une nuée de moustiques gros comme des aigles les survola sans les distinguer, zigzaguant à toute vitesse au-dessus des marécages.

Cette brume était un vrai cauchemar.

Ce soir-là, personne ne proposa d’allumer un feu. Manger froid et ne pas se réchauffer leur parut plus acceptable que d’habitude. Aucun d’eux ne put dormir, les insectes abjects hantaient leurs souvenirs.

Quand ils reprirent la route, à l’aube, les éclairs du nord avaient repris, plus proches qu’ils ne l’avaient jamais été, si proches par moments qu’ils semblaient frapper à quelques mètres d’eux. Mais le grondement du tonnerre affirmait le contraire, ne survenant qu’avec une latence de plusieurs secondes.

Toutefois, ils le surent dès le lever, aujourd’hui ils parviendraient au mur de cendres.

Celui-ci se profila peu après le déjeuner. La brume s’étiolait, et il surgit au détour d’une volute diaphane qu’ils traversèrent avant de s’immobiliser comme un seul homme.

Ce n’était finalement qu’une autre brume, plus sombre, plus écrasante, mais celle-ci grimpait vers l’infini du ciel, comme si aucun monde n’existait plus au-delà.

Les éclairs frappaient sans discontinuer, à l’est et à l’ouest, suivis d’un vacarme assourdissant.

– C’est le moment ou jamais pour vous de rentrer à Eden, déclara Matt d’un air sombre.

– Tu plaisantes ? répliqua Chen. Après tout ce qu’on vient de vivre ? Rater ça ?

Mais son humour manquait d’assurance.

– Mon petit doigt me dit que ça ne sera pas une partie de plaisir.

– Nous le savions avant de nous mettre en route, rappela Floyd.

– Personne n’a envie de te laisser là, ajouta Tania. Ou nous entrons tous ensemble, ou personne n’entre.

Ambre et Tobias fixaient Matt sans avoir besoin de prononcer un mot, ces trois-là se comprenaient au-delà du langage, jamais ils ne se lâcheraient.

Matt pivota vers Amy.

Elle hésitait, il le devinait.

– Je voulais savoir ce qui avait tué nos camarades du fort, dit-elle d’une petite voix. Je croyais que cela apaiserait mes peurs, mais c’est le contraire qui se produit. Je ne suis pas sûre de vouloir continuer.

– Tu ne peux rentrer seule à Eden ! lui signifia Chen. C’est beaucoup trop dangereux !

– J’ai l’habitude, je suis une Long Marcheur, ne l’oublie pas. Et je serai plus discrète que notre groupe, j’attirerai moins l’attention.

– Et le pont ? Nous l’avons détruit !

– Je trouverai un autre passage.

Matt vint se poster devant elle.

– Si tu rentres maintenant, tu ne sauras pas ce qui les a tués. Parce que la réponse est derrière ce mur de brume. Je ne dis pas ça pour que tu viennes avec nous, mais pour que tu ne te trompes pas. Rentrer à présent, ce serait comme si tu n’étais pas venue. Tu n’as pas encore trouvé la vraie réponse à ta question. Nous savons tous que les Pans que nous avons croisés n’étaient plus eux-mêmes. Quelque chose était en eux. Et ce quelque chose règne là-bas, au nord.

Amy acquiesça.

– Oui. Tu as raison. Mais j’ai peur.

– Nous avons tous peur. Et nous avons tous une bonne raison d’être ici.

Matt recula pour faire face à ses amis. Il les observa un par un, et se sentit un devoir de franchise. Alors il confia, le plus naturellement du monde :

– Je suis venu ici pour comprendre ce qu’était le Raupéroden, mon père. Parce que, au fond de moi, je sens que tout ce qui se passe ici est lié à lui. Et donc à moi, à mon histoire.

Tobias fit un pas en avant :

– Moi, je suis venu parce que j’ai la trouille d’être seul dans ce nouveau monde, et que Matt est tout ce qui me rattache à mon ancienne vie. Et pour ça je le suivrai dans les enfers Cynik s’il le faut.

Matt reçut cette confidence comme un uppercut en plein estomac. Il ne s’était pas attendu à cela, et encore moins à ce que Tobias fasse preuve d’une telle lucidité sur lui-même, devant tous de surcroît.

– Moi, je suis là parce que je veux être quelqu’un, avoua soudain Floyd. Dans notre nouvelle destinée, je veux exister, avoir ma place, mon importance, ne pas être un anonyme parmi tant d’autres dont la vie ne sert à rien. Je veux rapporter des informations importantes à Eden, je veux mériter ma place à la tête des Longs Marcheurs. Être fier de moi, et me sentir légitime.

– Moi, je suis là parce que vous êtes ma famille, déclara Tania. Après ce qu’on a vécu à la Grande Bataille, je me sens proche de vous. La seule famille qu’il me reste. J’ai autant détesté frôler la mort qu’aimé défendre notre liberté à vos côtés. Et je ne voulais pas vous voir partir sans moi. S’il y a encore du travail à accomplir au nord, pour Eden, pour les Pans, pour nous, alors je veux en être avec vous.

Matt nota qu’elle regardait surtout Tobias en parlant.

Chen haussa les épaules, comprenant que tous les regards se braquaient à présent sur lui dans ce tour de table improvisé.

Devinant son malaise, Matt intervint :

– Tu n’es pas obligé de…

– Si, je vais le dire. Je crois que c’est important. Je suis là parce que… je ne me sens pas bien à Eden. Pas bien avec les autres, confia-t-il avec une pointe de honte. Je ne m’y sens plus à ma place. Et j’ai tellement peur de ce que ça signifie…

Tous le regardaient avec autant de compassion que de peur.

– Tu grandis…, osa enfin dire Floyd comme s’il brisait un tabou.

– Je m’accroche à l’idée que c’est la ville qui me fait ça. Que j’ai besoin d’air, mais au fond de moi je suis terrifié à l’idée de commencer à basculer vers l’âge adulte. Je ne veux pas aller chez les Maturs !

Ses yeux s’embuèrent alors et Tania le prit dans ses bras.

– T’en es pas encore là, Chen, le rassura-t-elle. Tu es à ta place avec nous, depuis le début de ce voyage, je le vois.

– Je sais. Mais j’ai peur, sanglota le garçon d’une voix étouffée. Un jour, ça va venir, je ne me sentirai plus heureux avec les enfants et les adolescents d’Eden, et je finirai par vous quitter pour le sud ! Pour rejoindre les adultes ! Je ne veux pas de ça !

Tania échangea un regard plein d’empathie avec ses amis. Tous avaient été confrontés à cette angoisse. Elle venait les hanter dans les moments de solitude, d’ennui, et planait au-dessus de leur tête en tic-taquant, leur rappelant sans cesse leur condition précaire de Pans. Devenir adulte était une petite mort en soi.

Et l’espérance de vie d’un Pan dépassait rarement les dix-huit ans.

Chen se dégagea de l’étreinte de Tania et sécha ses larmes d’un revers de manche.

– Je suis désolé, se reprit-il.

– Ne le sois pas, répondit Floyd. Nous sommes tous dans le même état que toi si ça peut te rassurer.

Puis il y eut un silence durant lequel tous baissèrent les yeux.

Ambre le rompit :

– Moi, je suis venue parce que j’aime Matt, dit-elle tout simplement.

Les deux adolescents se regardèrent et affichèrent un sourire complice.

– Tu vois, Amy, conclut Matt, nous sommes tous ici pour une bonne raison. Nous ne ferons pas demi-tour parce que nous devons aller jusqu’au bout.

Amy se frottait les mains nerveusement.

– Vous avez raison, dit-elle avec fébrilité. Je dois vaincre ma peur. Je continue.

L’un après l’autre, ils vinrent la féliciter de son courage. Ils étaient également rassurés de la savoir dans le groupe, et non de retour, seule, vers les abominations qu’ils avaient croisées.

Même si le pire restait peut-être à venir.

Ce fut Tobias qui remarqua le mouvement :

– Hey ! Le mur de brume grise ! Il avance !

Et de fait, l’épais rideau progressait lentement, engloutissant le paysage dans son voile opaque.

Ils étaient arrivés au bord du monde.