Ambre sur tous les fronts
Les chambres étaient pour quatre personnes.
Matt partageait la sienne avec Tobias, Chen et Floyd, les trois filles ayant décidé de faire chambre commune, au grand regret de Matt.
Ils venaient à peine de se coucher après une longue discussion avec Ambre. Elle était restée inanimée pendant près d’une heure.
Matt ne pouvait la sermonner, pourtant il n’approuvait pas qu’elle s’éreinte ainsi. Il avait peur pour sa santé.
– Je sens que cette énergie est inépuisable, avait-elle dit, elle se renouvelle sans cesse, tu comprends ? Si je vide ce que j’ai en moi, après une bonne nuit de sommeil elle est de retour comme si elle ne m’avait jamais quittée !
– Mais tu ignores tout des conséquences !
– C’est le fluide de la Vie, la matrice du monde, Matt. La Terre m’a permis de l’absorber pour en faire quelque chose. Cette puissance doit servir aux autres.
– Avec parcimonie.
– Sauver une vie, n’est-ce pas une raison suffisante de ne pas être parcimonieux ?
Cette réplique avait clos le débat.
Matt se couchait à peine qu’on toquait à la porte. Son cœur bondit dans sa poitrine.
Il se précipita pour ouvrir tandis que Chen grognait. Tous les autres s’endormaient.
Le visage d’Ambre apparut dans le couloir. Matt se glissa hors de la chambre. L’adolescente tenait une bougie qui diffusait un faible halo. Elle était en tee-shirt et culotte.
– Ce n’est pas vraiment le meilleur moment pour ça, mais… J’ai un cadeau pour toi, dit-elle. Nous n’avons pas trop eu l’occasion d’être seuls depuis le départ. J’attendais que… enfin, tiens, je crois qu’il ne sert à rien d’attendre plus longtemps. Voilà.
Elle posa la bougie sur le sol et lui tendit un rectangle sombre.
Un gilet pare-balles comme celui qu’il portait avant la Grande Bataille.
– C’est le même que l’autre. Il est en Kevlar, précisa-t-elle. Léger et robuste. De quoi te protéger des griffes des Rôdeurs Nocturnes et autres bizarreries !
– C’est génial ! Comment as-tu trouvé une rareté pareille ?
– Un Pan pendant une mission d’exploration des ruines l’a découvert. Je l’ai échangé contre deux semaines de ses corvées. Quand il va se rendre compte que je suis partie, je risque de me faire un ennemi !
– Merci.
Leurs regards s’épousèrent. Ils restèrent face à face, longtemps, avant que Matt ne se décide à l’embrasser. La chair de poule recouvrit sa peau.
La bouche d’Ambre ouvrait sur le paradis. Matt en était convaincu. Il se sentait si bien, contre elle, dans cette chaleur qui se diffusait en lui, cette suavité, cette humidité bouleversante.
Leurs corps se cherchèrent.
Les seins d’Ambre s’écrasèrent contre son torse. Matt frissonna.
La main d’Ambre se posa sur ses reins et le plaqua contre elle.
Et soudain la jeune fille se recula.
Les portes du Paradis se refermèrent brutalement.
Ambre rompait le contact physique.
– Il vaut mieux s’arrêter là, dit-elle, confuse.
– Mais…
Elle avait les joues en feu.
– Je suis désolée. C’est… Bonne nuit, Matt.
Elle se faufila entre lui et le mur pour rejoindre sa chambre et il entendit la porte se refermer.
Matt regarda la flamme de la bougie à ses pieds.
Elle se trémoussait, ardente malgré les dernières gouttes de cire au fond du pot en terre.
Puis soudain elle vacilla, et s’éteignit d’un coup, plongeant Matt dans l’obscurité.
Matt étouffait.
On le privait d’air.
Soudain il comprit qu’on lui plaquait une main sur la bouche.
Il se redressa d’un bond.
– Doucement ! chuchota une forme dans la pénombre. C’est moi, Barney !
Complètement désorienté, Matt se sentait fatigué et lointain, comme s’il ne vivait pas tout cela, qu’il y assistait à distance.
Combien de temps avait-il dormi ?
– Que fais-tu là ? demanda-t-il en clignant les paupières. Quelle heure est-il ?
– L’aube ne tardera plus. Il y a un problème. Viens, approche, mais ne fais pas de bruit !
Barney se colla à la fenêtre et souleva doucement le rideau.
Matt examina l’extérieur. Il pleuvait encore, il n’y voyait pas grand-chose.
Puis ses yeux détectèrent un mouvement au milieu du déluge.
Une forme trop familière.
Une araignée géante.
Matt recula brusquement.
– Il est ici ?
– Il a défoncé la porte il y a cinq minutes ! Ça m’a réveillé. Il fouille les granges pour l’instant mais il ne va pas tarder à venir ici. Écoute, je ne suis pas idiot, j’ai reconnu Ambre, ainsi que Tobias. Vous êtes l’Alliance des Trois. Tout le monde connaît vos exploits. Vous l’avez encore prouvé tout à l’heure en sauvant Samy.
Matt allait protester mais Barney enchaîna :
– Et l’Alliance des Trois n’est pas du genre à aller récolter des plantes avec deux Longs Marcheurs. Je sais que vous préparez quelque chose d’autre, d’important probablement. Et mon petit doigt me dit que cette créature, là-dehors, n’est pas là pour s’inviter à notre table. Elle cherche quelque chose, ou quelqu’un.
– Il ne faut pas qu’elle me trouve.
– Je m’en doutais. Viens, on va réveiller tes compagnons et je vous fais sortir en douce par-derrière.
– Il faut alerter le hameau, le Tourmenteur va leur faire du mal.
– Liz, ma sœur, est en train de les prévenir. À l’instant où vous quitterez Canaan je sonnerai le clairon pour rameuter les troupes.
– Non, fuyez avec nous, il est trop dangereux.
– Si c’est le cas, il nous rattrapera tous. Laisse-moi faire, on n’a peut-être pas de guérisseur ici, mais on sait mettre une bonne raclée à ceux qui nous dérangent.
Matt était trop sous le choc pour argumenter. Il réveilla ses compagnons, s’habilla et partit avertir les filles.
Ils descendaient en silence pour réunir leurs affaires lorsque Barney leur désigna une petite porte au fond du bâtiment.
– Nos chiens sont dans l’étable ! lui rappela Matt.
– La bestiole est juste à côté ! Tant pis pour vos chiens ! Vous trouverez des chevaux rapides et solides à Siloh !
– Je n’abandonne pas Plume, décréta Matt.
– Mais l’araignée vous verra !
– Nous allons chercher nos chiens.
Barney laissa tomber ses bras sur ses flancs, résigné.
Matt, Tobias et Ambre se faufilèrent sous la pluie, courbés sous leurs capes, et gagnèrent la première maison qu’ils longèrent avant de s’arrêter à l’angle de l’étable.
Matt jeta un bref coup d’œil vers l’entrée de Canaan.
L’énorme araignée patientait contre une grange, pendant qu’à l’intérieur, son maître mettait tout sens dessus dessous.
– Alors ? demanda Tobias.
– Je ne sais pas, elle peut nous voir.
– Surtout qu’elle a au moins huit yeux !
– Tobias et Ambre, vous vous préparez, si jamais elle montre le moindre signe d’alerte, vous tirez. Que vos flèches lui traversent le crâne !
– Compte sur nous, répondit Tobias en armant son arc.
Matt se pencha pour foncer jusqu’à l’étable et s’aperçut alors que l’araignée avait disparu. Elle n’était plus nulle part.
C’est le moment ou jamais !
Il s’élança, suivi d’Ambre et de Tobias.
Dans l’étable ils trouvèrent les six chiens tendus, aux aguets, Plume en particulier, la truffe contre le mur de planches d’où elle guettait l’extérieur par un petit trou.
Les chiens les accueillirent sans bruit, seules leurs queues se mirent à battre de joie.
– Vous sentez qu’il y a un problème, pas vrai ? murmura Ambre. Approchez, qu’on vous équipe.
Ils s’empressèrent de les charger puis Tobias les entraîna vers le fond de l’étable.
– Attends que je te donne le signal, ordonna Matt.
Il se posta près de la porte et inspecta l’extérieur.
L’une des granges s’ouvrit violemment et la silhouette d’un Tourmenteur en jaillit pour se précipiter dans la suivante.
– Je le vois ! C’est bon !
– Et l’araignée ? s’enquit Ambre.
– Je ne sais pas. Venez !
Il ouvrit et se précipita dehors. Les longues pattes fines de l’arachnide se déployèrent au-dessus de lui.
Tobias n’eut pas le temps d’armer son tir.
Les pattes fusèrent, la créature se laissait tomber de son fil, mandibules ouvertes. Et Matt ne vit rien venir.
Les pattes se refermaient sur l’adolescent pour l’immobiliser lorsque la tête du monstre vola en éclats.
Tout le corps se figea au bout du fil de soie qui pendait depuis la poutre faîtière de l’étable.
Matt se retourna, la main sur le pommeau de son épée, entre ses omoplates, tandis que les horribles débris du monstre pleuvaient autour de lui, et il vit Ambre, bras tendus en direction de l’araignée.
Soudain un cri guttural creva le silence dans la grange où le Tourmenteur s’était rué.
– Merde, lâcha Tobias.
– On fonce ! commanda Matt.
Les trois Pans et les six chiens se précipitèrent derrière le bâtiment principal où les attendaient Barney et le reste de l’expédition.
– J’ai ouvert le portail Nord, les informa-t-il. Allez-y, moi je vais rassembler Canaan et semer la confusion pour que cette chose ne sache plus où donner de la tête. Foncez mes amis !
Matt tenta de le retenir, de l’emmener avec eux, tout comme le reste des habitants du hameau, mais il n’en avait pas le temps.
S’il voulait vivre il fallait fuir.
Il se raccrocha à l’espoir que le Tourmenteur ne tuerait pas les Pans de Canaan, qu’il passerait parmi eux comme à Siloh.
Mais au fond de lui, il craignait le pire.
Plume mordilla sa cape et tira pour le rapprocher d’elle.
– Elle veut que tu grimpes sur son dos, dit Ambre.
Gus l’imita avec sa maîtresse.
– Ils sont trop chargés.
– Elle sait ce qu’elle fait. Allez ! Tout le monde sur les chiens ! lança Ambre. Tobias, tu viens avec moi.
Les six chiens et leurs cavaliers s’éloignèrent sous la pluie.
Derrière eux, Barney frappait une poêle avec un marteau en hurlant :
– Canaan ! Un intrus ! Un intrus ! Aux armes !
La meute sortit de Canaan par une poterne dans le rempart de bois et fonça dans la nuit pour rejoindre le sentier qui menait au nord.
Une explosion illumina le côté opposé de la colline, qui abritait le hameau de Canaan, suivie de trois autres détonations.
Puis le bruissement de la pluie envahit la nuit.
Le cœur de Matt se serra.
Canaan était à nouveau silencieuse.