47.

Le réseau entropique

Une sensation de froid intense.

Puis d’étouffement.

Et de glissade interminable dans un boyau ténébreux.

L’impression écœurante d’être digéré.

Lentement.

Avant de surgir par un trou de cuir poisseux dans un estomac obscur.

Matt ouvrit les yeux, hagard et étourdi, recouvert d’une bave laiteuse et puante.

Quelque chose l’attrapa par la jambe et le souleva.

Une vague lueur entrait par une extrémité de cette poche et Matt vit la forme de ce qui le tenait.

Il manqua s’étrangler de terreur.

Une énorme araignée.

D’un habile mouvement de ses longues pattes poilues, elle le fit tourner et un lien filandreux s’enroula autour de l’adolescent, de plus en plus vite, pour l’emprisonner.

Il ne put rien faire, trop surpris, et trop rapidement emmailloté dans un anneau qui grossissait.

Il allait finir dans un cocon.

Avant d’être dévoré.

Tout l’estomac tressauta en même temps qu’un flash aveuglant transperçait ses parois.

Le spasme se répéta deux fois, et l’araignée lâcha Matt pour se recroqueviller dans un coin.

Une bourrasque pénétra dans la cavité avec violence et plaqua Matt au sol tandis qu’elle remontait par le boyau qui l’avait craché.

Tout l’organe trembla une dernière fois et ce fut le silence.

L’araignée ne bougeait plus, les pattes ramassées contre elle.

Quelque chose venait de se passer avec le Tourmenteur.

C’était l’occasion ou jamais.

Matt tira de toutes ses forces, cherchant à décoller ses bras de ses flancs, en vain.

Il recommença, encore et encore, transpirant et essoufflé.

Il ne voulait pas mourir ici, pas de cette manière.

Il fallait qu’il se libère.

Pourtant, après maintes tentatives, il dut accepter la vérité : il n’était pas assez fort pour vaincre la résistance et l’élasticité de la toile qui le maintenait.

Puis il aperçut son épée, tombée au pied du boyau.

Il se jeta au sol, rampa pour se positionner juste au-dessus et, maintenant à grand-peine la lame entre ses genoux, parvint à glisser la pointe entre son sternum et le lien.

Il tira sur son altération de force et les fils se rompirent.

L’araignée ne bougeait toujours pas.

Il avisa le trou au-dessus de lui. Trop haut. Et la descente avait été si longue qu’il lui parut absolument impossible de ressortir par là.

Il était à l’intérieur du Tourmenteur.

Comme dans le Raupéroden. C’est la même chose ! Une grotte d’arrivée avec une araignée ! La fonction digestive, l’alimentation du monstre !

Pour ressortir du Raupéroden, ils avaient meurtri ses entrailles jusqu’à ce qu’il les rejette comme un aliment expulsé par un estomac.

Cette fois il n’y avait plus de doute possible : le lien entre Raupéroden, Tourmenteur et Gagueulle existait bien.

Matt hésita.

Il pouvait frapper de toutes ses forces cette grotte et espérer se faire repousser, remonter à la surface, ou il pouvait en profiter pour chercher des réponses à ses questions.

Tout ce qu’il avait voulu savoir sur son père, et peut-être même sur la Tempête, se trouvait certainement ici, quelque part, dans les fonctions cérébrales du Tourmenteur, dans son esprit.

Car si c’était bien similaire au Raupéroden, alors chaque fonction essentielle serait représentée par une créature ou un lieu dans cette projection symbolique de l’intérieur du monstre.

Pour du symbolique, c’est bien concret…

Matt contourna l’araignée. Il voulait regarder au-dehors. Au moins commencer par là. S’assurer qu’il avait vu juste.

Il grimpa jusqu’à l’entrée de la grotte et se tint en surplomb d’une lande de terre grise encadrée de collines escarpées comme celle où il se trouvait. Une forêt sombre frissonnait plus loin, sous le ciel noir.

Des éclairs silencieux zébraient l’immense plafond de cette lande perdue nulle part, à mi-chemin entre le monde réel et celui qu’habitaient les êtres vivants liés à Ggl.

Matt reconnaissait cette géographie. Il l’avait déjà arpentée, dans son père. Comme le Raupéroden, les Tourmenteurs se subdivisaient en fonctions bien distinctes. Tobias le lui avait expliqué en détail pour y avoir séjourné un long moment.

L’araignée était le Dévoreur.

Les éclairs, la force.

Les créatures volantes ou rampantes seraient son système immunitaire, celui qu’il fallait à tout prix éviter.

Et quelque part, le Tourmenteur abritait son cœur, sous la forme d’un étrange mobile – petits objets tournant autour d’un axe invisible – animé d’une force propre.

Et son âme ?

Celle du Raupéroden était son père.

Qui était dans le Tourmenteur ?

Matt serra les poings. Il devait la trouver. C’était une occasion inespérée de comprendre parfaitement ces créatures et leur maître.

Et de savoir. Tout simplement.

Pourquoi le traquaient-ils ?

Sa décision était prise. Aussi folle soit-elle.

Il se faufila sur le flanc rocailleux et entreprit de descendre vers la plaine en s’assurant qu’il ne faisait pas tomber de pierre sur son passage, rien qui puisse alerter le système immunitaire.

Les éclairs, nombreux, diffusaient une clarté suffisante pour que Matt voie où il posait les pieds.

La pente lui parut interminable.

Il n’éprouvait aucune fatigue particulière, rien qu’une lassitude à force de descendre. Il dominait toujours le paysage, comme s’il n’avait pas bougé, et pourtant l’entrée de la grotte, l’antre du Dévoreur, cette « araignée digestive », avait disparu, loin au-dessus de lui.

Matt continua son voyage sans s’interrompre, sans savoir si le temps qui s’écoulait se décomptait en heures, voire en jours, tant il lui parut s’éterniser.

Lorsqu’il parvint au bord de la plaine, il songea qu’il avait probablement marché pendant un laps de temps inhumain sans que son corps en ressente la moindre conséquence, sans éprouver ni la faim, ni la soif. Son propre organisme était en stase. Fixé dans le vide, dans l’attente d’être dissous, ou de reprendre vie.

Tobias lui avait dit que le Raupéroden rangeait son cœur dans une cabane, au milieu d’une forêt morbide, aussi opta-t-il pour les arbres qu’il pouvait apercevoir sur sa droite.

Mais la plaine était encore plus longue que la pente qu’il avait lentement dévalée. Il s’engageait pour un périple à devenir fou.

Je dois savoir.

Alors il marcha.

Longuement. Sans ralentir. Encore et encore. Sur cette terre poussiéreuse, sans vie, craquelée, comme le vestige d’une mer évaporée depuis longtemps.

Il avança sans plus se poser de questions, hypnotisé par ses propres pas, en l’absence de repères de temps, en suspension dans le néant, sans savoir s’il marchait ou rêvait qu’il marchait.

Des étoiles filantes traversaient le ciel, des centaines, parfois des milliers. À peine visibles, elles fusaient, sans cesse remplacées par d’autres.

Matt nota qu’elles se dirigeaient toutes dans le même sens, parfaitement parallèles. Une autoroute de traits brillants.

À force de les observer, il commença à éprouver une curieuse impression. Celle que ces étoiles étaient chargées de quelque chose. Non pas de matière, mais plutôt d’éléments abstraits… de connaissance.

C’était inexplicable, juste un sentiment profond.

Matt contemplait le ballet scintillant du savoir.

Ici, dans les entrailles glauques d’un Tourmenteur.

Puis il comprit que ce ciel n’était pas unique, mais commun.

Sa présence en cet endroit suffisait à lui faire ressentir des vérités universelles.

La toile qui recouvrait ce monde était la même pour tous les Tourmenteurs.

Alors où va tout ce savoir ? À quoi sert-il ?

Soudain, la forêt qui s’était dérobée pendant si longtemps fut à ses pieds.

Matt cligna les paupières comme s’il se réveillait d’une nuit trop longue, et mit un moment avant de réaliser qu’il était enfin sur les bords de la plaine, complètement groggy par son marathon étrange.

Il longea l’orée de troncs torturés et sans feuilles, slaloma entre des montagnes d’épineux dont les tentacules s’enroulaient autour de ses chevilles dès qu’il s’en approchait de trop près, et son cœur s’emballa lorsqu’il découvrit un sentier qui filait vers le bois.

Derrière lui, dans la plaine, une nuée de moustiques géants surgit.

Les fonctions du Tourmenteur s’étaient réveillées.

Le système immunitaire savait-il qu’il était ici ?

Le Dévoreur s’en souviendra… Sauf s’il pense que je suis reparti par là où je suis arrivé !

Matt pressa le pas, il s’enfonça dans ce labyrinthe de végétation morte et suivit le sentier. Les créatures sillonnaient le ciel sans être affectées par les distances, elles traversaient la plaine prestement, rasaient les collines et se rapprochaient de la forêt par petits groupes.

La tanière du Tourmenteur apparut lorsque Matt s’y attendait le moins, alors qu’il avait presque oublié pourquoi il marchait.

Elle se dévoila au centre d’une minuscule clairière.

Un bunker de béton dont les renforts d’acier dépassaient du toit comme des antennes de télécommunication.

L’unique entrée n’était protégée par aucune porte, rien qu’un couloir de ténèbres.

Matt sentit son cœur s’accélérer.

Il s’approcha et se glissa sans un bruit à l’intérieur.

Ses yeux s’accomodèrent et après un coude, une lumière bleutée le fit ralentir.

Un écran d’ordinateur !

Il était posé au fond, contre le mur, et diffusait une lueur tirant sur le bleu. Un écran vide.

Et dans un fauteuil en vinyle, juste en face, un être enveloppé d’une houppelande à large capuchon fixait l’écran sans bouger, hypnotisé.

Matt ne vit aucun clavier, aucune unité centrale, aucun câble non plus, rien d’autre que le moniteur.

« Ggl », dit une voix rauque sous le capuchon. « Ggl. »

Le sifflement entre chaque consonne était difficile à discerner. Cette première syllabe ne sonnait finalement plus tout à fait comme « GA », ainsi qu’ils l’avaient d’abord cru, mais comme « GAU », du moins dans la bouche de cet être.

– PARLE ! ordonna une voix synthétique dans l’écran.

Elle résonnait sur un ton effrayant, grave et inhumaine.

– Ggl ! Maître ! La source est là, toute proche ! Nous l’avons localisée à nouveau, nos yeux dans le ciel l’ont repérée ! Je la suis ! Je vais pouvoir la saisir !

– OÙ EST-ELLE ? exigea la voix avec la même autorité dérangeante.

– Elle est toujours dans une Inertienne, et elle approche de vous, Ggl ! Elle est à vos portes ! Toute proche du réseau source !

– ELLE VIENT À MOI ? LAISSE-LA, SERVITEUR RÊPBOUCK !

Matt connaissait à présent une partie de son identité.

Rêpbouck ! Quel étrange nom !

– Que je n’intervienne pas ? La forme en houppelande était décontenancée. Je pourrais la prendre. L’Inertienne ne me voit pas ! Laissez-moi l’attraper, maître !

– NON ! s’écria la voix en vrillant les tympans de Matt. JE VEUX L’ASSIMILER MOI-MÊME ! ELLE EST PRESQUE ARRIVÉE À MOI. L’ÉNERGIE SOURCE EST À MOI !

Matt se crispa.

Il revit tout le film de ces semaines passées en un instant.

Il avait eu tort.

Matt comprit qu’il avait fait une erreur d’interprétation.

Il s’était trop focalisé sur sa propre histoire, sur ses peurs, sur le Raupéroden.

Chaque fois qu’un Tourmenteur les avait retrouvés, c’était après qu’Ambre avait utilisé le Cœur de la Terre.

Ils remontaient jusqu’à elle ainsi.

Ce n’était donc pas lui la cible.

Depuis le début, ils ne voulaient qu’Ambre.