17.

Funérailles et Souffrance

Floyd guidait l’expédition d’un bon pas aux côtés de Marmite. Il connaissait les abords d’Eden au moins aussi bien qu’Amy.

Ce deuxième jour, la marche fut plus difficile, les muscles des jambes se raidissaient, les pieds devenaient douloureux, les premières ampoules apparaissaient et il fallut s’arrêter souvent pour poser un pansement spécial ou percer une cloque pleine d’eau. Matt insistait sur la nécessité de boire beaucoup afin de bien s’hydrater.

La nuit avait été courte, cela n’arrangeait rien.

Personne n’avait pu dormir convenablement après l’atroce apparition qui les avait frôlés. Ils en avaient très peu parlé au réveil, comme s’ils refusaient même de l’évoquer.

Ils circulaient à nouveau sur le sentier. Le Tourmenteur était passé, ils voulaient désormais le distancer le plus rapidement possible.

À midi, Matt accepta une pause plus longue, et Floyd alluma un feu pour cuire leur repas. Viande et champignons. Ce fut un repas de fête pour célébrer le premier jour de la nouvelle année.

– Je n’ai pas aimé notre réveillon, hier soir, tenta de plaisanter Chen.

Personne n’avait le cœur à rire. Ils mangèrent cependant de bon appétit, prenant des forces pour la suite.

La reprise n’en fut que plus dure. Ils claudiquaient dans une quasi-somnolence, jusqu’à ce que les petites blessures se rappellent à eux et les réveillent.

Le soir, chacun baigna ses pieds dans un peu d’eau. Il en serait ainsi durant la première semaine de marche, Matt le savait, il fallait à tout prix éviter l’infection. Ensuite la corne qui se formerait les protégerait pour le reste de l’aventure.

Ils venaient à peine de finir de dîner, la nuit tombait sur les adolescents rassemblés autour du feu, lorsque, au sud, l’horizon s’illumina d’un flash rouge.

Tobias se prépara à éteindre le feu en catastrophe mais Matt le retint.

Une dizaine d’éclairs retentirent, bientôt suivis d’un roulement lointain.

Le sud s’embrasait de couleurs spectrales. Des rouges, des bleus et des violets entrecoupés d’éclairs puissants.

– C’est Eden, chuchota Floyd, debout au milieu de ses compagnons. Ils se battent contre le Tourmenteur.

Tous se rapprochèrent du feu, anxieux.

Ils ne pouvaient rien faire, sinon espérer de toutes leurs forces que leurs amis repousseraient le monstre, voire le détruiraient.

Avec le moins de victimes possible chez les Pans.

Ils assistèrent au ballet lumineux pendant un long quart d’heure, puis la nuit redevint calme.

Ils en ignoraient l’issue, mais à Eden le combat était terminé.

 

Le lendemain matin, ils longèrent un fleuve, et en profitèrent pour remplir toutes les gourdes. Tobias pesta de n’avoir pas le temps de pêcher un peu de poisson frais.

Ce fut la pire journée depuis leur départ.

Leurs corps tout entiers n’étaient plus que douleur : pieds couverts de crevasses suintantes, jambes en bois, dos courbatus, épaules lacérées par les lanières des sacs à dos. Ils n’avançaient plus que mus par la dynamique du groupe, et Amy et Floyd, plus entraînés à cet exercice, se relayaient en tête pour tenir une cadence régulière.

En fin de matinée, ils gravirent une haute colline dont le sentier semblait ne jamais prendre fin, comme si le sommet se dérobait en permanence. Une fois celui-ci atteint, ils eurent une vue splendide sur toute la région.

– Est-ce qu’on peut voir Eden d’ici ? s’enquit Tania.

– Nous sommes à plus de quatre-vingts kilomètres maintenant, c’est impossible, expliqua Floyd.

– Déjà ?

– Nous couvrons environ quarante kilomètres par jour.

– Je comprends mieux l’état de mes pauvres pieds !

Amy s’approcha.

– Il faut décider de l’itinéraire maintenant. Le pont des mauvais souvenirs n’est plus très loin, dit-elle en pointant un index vers le nord.

Après trois boucles, le fleuve était traversé par une longue masse noire qui ressemblait, depuis cette distance, à un curieux prolongement de la forêt enjambant le cours d’eau.

– C’est-à-dire ? demanda Matt.

– Si nous restons sur cette berge nous devrons traverser le Bourbier de Yalhan, un marécage infect. Nous perdrons beaucoup de temps, mais là, au moins, personne ne pourra nous suivre.

– Et sinon ?

– Il faudra traverser le pont pour remonter en direction du hameau de Canaan, un sentier le longe.

Matt approuva.

– Ne perdons pas de temps, cette seconde option me plaît davantage.

– Le pont, Matt…, objecta Floyd. C’est un endroit stratégique. Si les Tourmenteurs te cherchent, ils auront pensé à poster l’un des leurs dessus.

– Pour ça il faudrait qu’ils sachent que j’ai quitté Eden. Et même si, d’une manière ou d’une autre, ils l’ont appris hier soir, ils n’auront pas eu le temps de s’organiser. Non, je ne pense pas que ce soit un problème. Nous serons plus prudents lorsque nous nous rapprocherons du nord, mais pour l’heure, je suis confiant.

– Comme tu veux.

Ils reprirent la route pour atteindre leur objectif peu après le repas de midi. Le sentier s’élargissait à mesure qu’ils montaient la rampe d’accès vers un grand pont suspendu. Les câbles qui le retenaient, ainsi que les pylônes et les suspentes, étaient recouverts de lianes et de plantes grimpantes, si bien qu’il faisait assez sombre sur tout l’ouvrage d’art. Même la route était tapissée d’une épaisse mousse verte.

– Vous êtes sûrs qu’il tient encore ? s’inquiéta Tobias.

– Tous les Longs Marcheurs qui partent pour le nord l’empruntent, confia Amy. Et puis nous ne pesons pas deux tonnes !

Bien que le tablier fût large, ils se placèrent en file indienne pour s’y engager. Le vent soufflait plus fort entre les câbles, s’engouffrant à toute vitesse dans le couloir que représentait le fleuve.

Ils progressaient en silence, étudiant les longues cascades végétales qui les encadraient lorsque, à mi-chemin du pont, Chen bondit en hurlant.

– Ah ! Bon sang ! C’est dégoûtant ! s’écria-t-il en désignant le sol sur sa droite.

Les restes d’un corps de petite taille gisaient sur la mousse.

Floyd s’en approcha et se pencha pour l’examiner.

– Un des nôtres ? demanda Matt.

Floyd acquiesça sombrement. Il prit son poignard et s’en servit pour soulever un morceau d’étoffe.

– Une cape vert foncé, dit-il. Un Long Marcheur. C’est assez récent, il sent encore très mauvais et il y a… il reste de la chair sur les os.

Tania et Chen se couvrirent la bouche de la main, réprimant une forte nausée.

– Je crois que c’est Walton, murmura Floyd. Il devait rentrer ces jours-ci.

Amy vint le rejoindre.

– Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Floyd pointa l’extrémité de son poignard sur les longues entailles qui striaient la cage thoracique.

– Il a été attaqué par une bête.

– Le Tourmenteur qu’on a croisé ? suggéra Matt.

– Pas sûr. On dirait plutôt des griffes. Il lui manque un bras et les jambes. Comme si une bête sauvage avait emporté sa proie avec elle. Et puis ça expliquerait qu’il soit tout… nettoyé par endroits. Elle l’a rongé jusqu’à l’os.

Le vent continuait de souffler entre les câbles, agitant les lianes et les feuillages comme les voiles d’un navire fantôme.

– Ne restons pas là, commanda Matt.

– On ne l’enterre pas ? s’étonna Tania.

Matt hésita.

– J’y ai pensé. Mais ça va nous retarder, dit-il sans conviction.

– C’était l’un d’entre nous, insista la grande brune.

Matt hocha la tête.

– Tu as raison. Floyd et moi allons le transporter avec sa cape, les autres, redescendez pour creuser un trou aux abords du pont. On le recouvrira de cailloux.

Floyd fouilla rapidement les alentours et découvrit une sacoche en cuir qu’il ouvrit. Un carnet était intact. Il le feuilleta.

– Ce sont ses notes, c’est tout ce qu’il reste de sa mémoire maintenant. Elle doit rejoindre les archives d’Eden. C’était bien Walton. Il rentrait d’une mission au nord-est. Il a relié plusieurs villages pour collecter les informations et partager les nouvelles, et il était en route pour Eden. Tiens… c’est étrange.

– Quoi donc ?

– Il a cherché à répertorier les autoroutes des Scararmées dans son secteur, et… d’après ce qu’il a noté, ils ont tous fui les régions du nord.

– C’est pour ça qu’on n’en a pas croisé. Encore le nord, décidément.

– La dernière entrée de son carnet date du 30 décembre.

– Quatre jours seulement, commenta sombrement Matt.

– Paix à son âme.

– Il ne dit pas s’il se sentait suivi ou s’il avait vu quelque chose ?

– Attends, je regarde… Non. Il fait un commentaire sur le temps, sur une variété de champignon qu’il a découverte plus loin, c’est tout. La chose qui l’a tué l’a saisi par surprise.

Floyd fit disparaître le carnet dans sa poche et vint déposer la sacoche sur le corps de Walton.

Ils passèrent une heure et demie à préparer la tombe et à ensevelir les restes de l’adolescent. Lorsque ce fut fait, Floyd déposa la cape verte déchirée sur la sépulture, la coinça avec de grosses pierres et prit le temps de graver le nom de Walton sur l’une d’elles.

– Floyd et Amy, dit Matt. Dorénavant, ce pont s’appellera le pont Walton, je compte sur vous pour transmettre ce nom aux autres Longs Marcheurs.

– Ce sera fait, dit Floyd avec émotion.

Ils retournèrent sur le pont et ils étaient presque parvenus de l’autre côté lorsqu’un ronronnement étrange les stoppa net, tous en même temps. Un bruit de chat excité.

Floyd tira aussitôt son épée.

– Une Souffrance ! s’écria-t-il.

– Quoi, une Souffrance ? paniqua Tobias en saisissant son arc. C’est méchant ça, une Souffrance ?

Amy avait dégainé sa hachette.

– Elle ronronne lorsqu’elle s’apprête à tuer ! lança-t-elle.

Ils reculèrent d’un même mouvement.

Une forme allongée se faufilait derrière l’un des pylônes et se glissait sous un bandeau de lianes.

– Oh ! mais c’est vachement grand ! gémit Tobias.

La Souffrance ressemblait à une panthère de la taille d’un cheval. Sauf que son poil était gris tirant sur le vert, ses yeux jaunes, et qu’à la place de moustaches, de longs filaments couverts de ventouses imitaient les tentacules d’un poulpe.

Sa gueule qui s’ouvrait d’un œil à l’autre découvrait des gencives luisantes, dénuées de dents.

– Voilà ce qui a tué Walton, gronda Floyd. Tenez-vous prêts. Non seulement elle est rapide, mais ses griffes sont aussi tranchantes que des lames de rasoir. Elle va chercher à nous séparer. Dès qu’elle en aura attrapé un, elle s’enfuira avec pour aller se mettre à l’abri.

– Et le dévorer ?

– D’abord elle jouera. Comme un chat avec une souris vivante, elle traque sa proie sur son domaine, pour la faire paniquer, jusqu’à la crise cardiaque. Ensuite, elle la dévore.

– Je comprends mieux son nom, gémit Tobias.

– Tout ça pour dire que nous devons rester groupés ! résuma Amy.

La Souffrance bondit sur la route de mousse qu’elle traversa comme un éclair pour se cacher de l’autre côté, derrière un pylône.

– Elle nous jauge, précisa Floyd, elle choisit sa proie.

Tobias et Tania encochèrent une flèche.

– Qu’elle vienne, souffla Tania entre ses dents, je ne vais pas la louper.

Chen avait sorti sa double arbalète de la sacoche que portait Zap et l’armait pendant que Matt surveillait leurs arrières.

Tobias s’attendait à une hésitation de la Souffrance, le temps qu’elle évalue la menace qu’ils représentaient, mais le prédateur bondit brusquement de sa cachette et fondit sur eux.

Trop vite. Même pour Tobias qui avait pourtant une altération de rapidité.

Il banda son arc et tira. Sans viser.

Sa flèche fila au-dessus de l’animal.

Tania n’eut pas plus de succès. Et avant que Chen n’ait eu le temps d’agir, Tobias avait de nouveau encoché une flèche, bandé et tiré.

Cette fois il frôla la gueule de la Souffrance.

Elle n’était plus qu’à mi-distance.

Floyd et Amy en première ligne.

Les carreaux de Chen fusèrent en sifflant et rebondirent devant la bête. La panique et la vitesse du monstre aidant, il n’avait pu ajuster son coup.

Tobias bandait de nouveau son arc, usant de son altération de vitesse pour enchaîner les tirs. Il savait qu’il manquait de précision, mais comptait sur le nombre pour faire mouche.

Le troisième fut le bon.

La flèche vint se planter dans le poitrail de la Souffrance qui ne ralentit même pas.

Les tentacules de son museau s’écartèrent, prêtes à saisir une proie, la gueule s’ouvrit en grand.

Les gencives sans dents se contractèrent et soudain des centaines de petits triangles y surgirent comme dans une gueule de requin blanc.

Tania terminait seulement d’encocher sa seconde flèche lorsque Tobias tira la quatrième.

Il la vit partir et sut immédiatement que c’était mal ajusté.

Pourtant la flèche se déporta légèrement et vint se ficher en plein dans la mâchoire béante de la Souffrance qui, cette fois, ralentit en secouant la tête.

Mais elle ne stoppait pas sa terrifiante charge pour autant et l’instant d’après elle galopait à nouveau vers Floyd et Amy qui se préparaient au pire, cramponnés à leurs armes.

Quinze mètres.

Tania toucha l’animal à la cuisse.

Le monstre poussa un râle de colère mais continua sa course folle, les crocs dehors, prêts à déchiqueter.

Chen finissait d’armer son arbalète. Il n’aurait jamais le temps de s’en servir avant que la Souffrance ne soit sur eux.

Tobias lâcha la corde de son arc.

Cette fois la flèche partit bien droit et se planta en plein dans la gueule du prédateur.

Dix mètres.

Une autre flèche. Trop haute.

Pourtant, au dernier moment, elle dériva pour venir transpercer l’œil gauche du félin.

Entraîné par sa vitesse, ce dernier ne pouvait plus s’arrêter. Il fonçait sur ses cibles.

Cinq mètres.

Amy leva sa hachette devant elle.

La dernière flèche de Tobias fusa au fond de la gorge du prédateur dont les pattes se dérobèrent.

La Souffrance s’effondra, emportée par son élan, et glissa jusqu’aux pieds d’Amy et Floyd, paralysés de terreur.

Un long soupir fila depuis les entrailles du monstre, et tous les petits triangles osseux se rétractèrent dans ses gencives. Les tentacules de son museau se recroquevillèrent, comme les pattes d’une araignée morte.

Cette fois, la Souffrance ne dînerait pas d’un Long Marcheur.

Tous les Pans se tournèrent alors vers Tobias.

Tremblants, incrédules et admiratifs à la fois.