1.

Les dissensions de la paix

La terre trembla brusquement.

Un grondement sourd, projetant de petits nuages de poussière depuis les fissures des murs.

Matt bondit de sa chaise.

Ça recommençait.

Il se précipita hors de la maison et grimpa sur un banc de pierre pour inspecter les alentours.

Eden s’était figé. Tous ses jeunes habitants, en arrêt, guettaient avec anxiété l’horizon, attendant la possible réplique.

Un coup de tonnerre assourdissant fit baisser les têtes, rapprocha les corps inquiets.

Les jardins ! devina Matt en sautant pour courir vers le nord de la ville.

Les Pans s’écartaient devant lui, devinant l’urgence de la situation, laissant un sillage de murmures angoissés dans son dos.

Les vergers et les potagers d’Eden occupaient dix hectares le long du fleuve, émaillés ici et là de granges et de chalets aux toits pointus.

Une fumée brune s’étirait dans l’air au-dessus d’une rangée de pommiers.

La terre trembla à nouveau, accompagnée d’un grondement qui augurait le pire. Matt se précipita entre les arbres fruitiers, enjamba les plants de fraisiers et surgit au bord d’une longue étendue striée de profonds sillons.

Deux garçons d’une douzaine d’années se tenaient face au potager, les mains tendues devant eux.

Ils encadraient une grande jeune fille de seize ans à peine. Ses cheveux blonds prenaient des reflets roux. Elle était si concentrée qu’elle ne remarqua pas l’arrivée de Matt, le regard braqué sur l’extrémité du potager, près du fleuve, les lèvres pincées par l’effort.

Elle ouvrit les mains en ciblant le sol et l’onde de choc fut si violente que Matt manqua tomber à la renverse.

La poussière brune qui s’éleva alors masqua tout l’horizon avant qu’un coup de vent ne la dissipe sur la cime des vergers.

Il y eut soudain un bruissement cristallin et les sillons se remplirent d’eau.

Les trois complices sautèrent de joie en criant leur bonheur.

– Ambre ! aboya Matt. Qu’est-ce qui vous prend ?

La jeune fille se figea et pivota vers Matt.

– Un problème ? fit-elle, surprise.

Matt désigna le potager d’un geste large.

– Qu’est-ce que vous fabriquez ? Toute la ville tremble !

– Mel et Silvio ont une altération d’eau, je leur donne un coup de main pour la faire venir du fleuve jusqu’ici.

Matt soupira, agacé.

– Nous en avons déjà parlé la semaine dernière, et celle d’avant encore ! dit-il. Ton pouvoir est trop grand ! Tu causes autant de dommages que tu m’aides ! La moitié de la ville sursaute à chaque fois, les animaux paniquent, et je t’épargne les détails de la casse !

– À nous trois, en dix minutes, nous épargnons à une vingtaine de Pans le travail d’au moins dix jours ! riposta-t-elle. Et nos légumes seront irrigués en permanence désormais ! Cette ville doit se nourrir ! Nous ne pouvons plus compter seulement sur les restes des supermarchés ! Les vivres de l’ancien temps s’épuisent, nous devons nous rendre autonomes !

– Ambre, nous entrons en hiver ! Tu ne planteras rien maintenant !

– C’est justement le moment de nous en occuper, pour être prêts à semer au printemps ! Et puis tu trouves que c’est un climat hivernal, toi ? On se croirait au milieu d’un été indien interminable !

Matt acquiesça, avec une pointe d’énervement.

– Oui, mais tu ne peux pas user de la force du Cœur de la Terre qui est en toi, c’est trop puissant. Tu ne la maîtrises pas.

– Si je ne m’entraîne pas, je n’y arriverai jamais !

– Mais ça n’est pas fait pour ça !

– Qu’en sais-tu ? C’est toi qui l’as en toi ? Non ! Alors arrête de toujours me dire ce que je dois faire ! Ce sont mes grains de beauté qui nous ont indiqué son emplacement, tu te rappelles ? Et c’est moi qui ai pris tous les risques pour aller fusionner avec le Cœur de la Terre, ne l’oublie pas !

Matt capitula, le ton montait trop vite, il ne voulait pas se fâcher une nouvelle fois avec Ambre. Il balaya l’air devant lui d’un revers de main.

– Fais comme tu veux, lâcha-t-il en tournant les talons.

 

Le galet ricocha à la surface du fleuve, plusieurs fois, avant de finalement disparaître brutalement, avalé d’un coup.

Matt se sentait triste.

Et cela faisait un mois que ce sentiment désagréable perdurait en lui.

Depuis les premières disputes avec Ambre.

Trois mois et demi plus tôt, elle avait absorbé le Cœur de la Terre chez les Kloropanphylles et une énergie considérable s’était additionnée à son altération. Cette puissance colossale avait permis de faire basculer la guerre entre les adultes et les enfants en faveur des Pans et avait conduit à l’Alliance. Mais elle avait également entraîné des changements chez Ambre. Elle s’était peu à peu affirmée, obsédée par l’idée que cette énergie devait être mise à profit pour améliorer la vie des Pans.

Matt, lui, restait convaincu que le Cœur de la Terre ne devait être sollicité que dans des situations exceptionnelles, après mûre réflexion. Une telle explosion de force n’était pas rassurante. Encore moins dans les mains d’une unique personne.

Mais Ambre ne voulait rien entendre. Elle expliquait qu’en se concentrant elle faisait remonter de ses entrailles une chaleur étrange, telle une présence réconfortante, et qu’elle pouvait y puiser toute la vitalité nécessaire pour dynamiser son altération dans des proportions phénoménales.

À bien y regarder, il semblait à Matt qu’il en allait de même pour tout Eden. La menace des Cyniks écartée, l’union des Pans lui semblait moins solide, on entendait plus souvent qu’auparavant des adolescents ou des enfants se plaindre de telle ou telle corvée, qu’ils n’effectuaient qu’à contrecœur.

Sous la pression extérieure, quand ils avaient craint pour leur survie, les Pans s’étaient serré les coudes, mais une fois en sécurité, chacun recommençait à penser à ses petits intérêts personnels. Le sujet avait été abordé à plusieurs reprises par le Conseil d’Eden, sans que la moindre réponse soit apportée.

Matt eut un pincement au cœur en songeant à Ambre.

Pendant plus de deux mois, il avait vécu un rêve éveillé. Elle et lui se voyaient tous les jours, se promenaient aux abords d’Eden, marchaient pieds nus dans les jardins de la ville, partaient pique-niquer dans les plaines environnantes, et s’embrassaient longuement. Ils se frottaient doucement l’un contre l’autre, et Matt avait passé là les plus beaux moments de son existence. Depuis plus d’un mois et demi, il avait quinze ans – même si tout ce qu’il avait vécu en un an, depuis la Tempête, lui semblait avoir duré des années et qu’il lui arrivait de se sentir beaucoup plus vieux – et c’était le début d’une existence qui lui plaisait de plus en plus.

Et soudain Ambre était devenue plus distante. Plus irritable aussi. Elle passait de moins en moins de temps avec lui, et de plus en plus avec d’autres Pans, à faire travailler leur altération, et à se servir de la sienne pour aider la communauté. Puis elle s’était mis en tête d’user du pouvoir du Cœur de la Terre.

Et en un mois, Matt et Ambre ne s’étaient plus ni effleurés, ni embrassés, leur relation devenant au contraire de plus en plus tendue, sans la moindre explication.

Matt avait tenté de lui parler, mais chaque fois qu’il en avait eu le courage, Ambre avait fui la discussion.

– Je te trouve enfin ! fit une voix familière dans son dos.

Tobias lui adressait un grand sourire. Un trait rose lui barrait le visage, du bas de la joue jusqu’au front, contrastant avec sa belle peau noire – souvenir de l’affrontement avec le général Twain, et de la chute de Malronce.

Tobias se laissa choir à côté de son ami et prit à son tour des galets qu’il lança avec moins d’adresse.

– Zélie et Maylis ont envoyé un message : nos ambassadrices à la forteresse de la Passe des Loups poursuivent les discussions avec les Cyniks. Pardon, les Maturs ! Décidément je n’arriverai jamais à m’y faire !

– Que disent-elles au juste ?

– Je l’ignore, le Conseil d’Eden se réunit ce soir pour en parler.

Matt fit la moue.

– On dirait que tu t’en fiches…, s’étonna Tobias.

– Quand nous sommes rentrés de la bataille contre les Cyniks, j’ai été fier de notre nomination au Conseil, mais maintenant, je… Toby, je songe à quitter la ville.

Tobias lâcha son galet.

– Quoi ? Pour aller où ?

– Peut-être sur l’île Carmichael pour commencer, revoir nos amis. Ensuite, je ne sais pas… explorer les terres inconnues, il y en a encore beaucoup.

– Mais… tu ne peux pas, tu es… tu es un membre important de notre communauté.

– Aucune personne n’a plus d’importance qu’une autre.

Tobias croisa les bras sur sa poitrine.

– Ça ne s’arrange pas avec Ambre, c’est ça ? demanda-t-il, plein de compassion.

Matt haussa les épaules.

– C’est pas une raison pour tout plaquer, continua Tobias, on a besoin de toi ici, tu sais très bien que lorsque tu parles, tout le monde t’écoute. Depuis la bataille, tu es un peu devenu une sorte de… un sage !

Matt ne put s’empêcher de rire. Un rire bref, aussitôt teinté d’amertume.

– Je ne suis pas un sage. Certainement pas. Tu le sais très bien.

– C’est quand même grâce à toi si tous les Pans ici sont libres.

– Non, c’est grâce à Ambre et au Cœur de la Terre. Moi je n’ai fait que détruire mes parents.

Tobias posa un bras sur les épaules de son ami.

– Ne dis pas ça. Tu les as réunis, ce n’est pas pareil.

– C’est pareil.

– Tu ne sais pas ce qui s’est vraiment passé. Peut-être qu’ils ont retrouvé une sorte d’équilibre parfait et qu’ils se sont dissipés dans le cosmos, dans l’harmonie. Après tout, ils ne vivaient l’un et l’autre que pour te retrouver, ils étaient aveuglés par le vide en eux. Le manque d’amour, le tien et celui de l’autre.

– Mes parents divorçaient quand la Tempête a frappé, ils se battaient pour avoir ma garde. Ils n’ont survécu que pour voir leur obsession décuplée, c’est tout. Je les ai réunis, et ils n’y ont pas survécu.

Tobias serra son ami contre lui, sans trouver les mots pour répondre.

Il vit une larme rouler en silence sur la joue de Matt.

La liberté de tous a un prix amer pour quelques-uns, songea Tobias.

 

La salle du Conseil d’Eden ressemblait à un cirque.

Les travaux d’agrandissement avaient transformé l’amphithéâtre en une succession de bancs en gradins, trois quarts de cercle dominant une piste de planches, une grande salle sans fenêtre, au toit incliné soutenu par de hautes poutres rouges, et éclairée par des lampes à huile qui diffusaient une clarté chaude et une odeur musquée sur la quarantaine de Pans rassemblés.

Un grand garçon, aux longs cheveux châtains et aux traits épais, occupait le centre de la scène. Matt reconnut sans peine Colin, le jeune homme qui n’avait plus trouvé sa place parmi les Pans, et qui avait donc « changé de camp ». Il était devenu le messager principal entre les deux peuples et, comme pour tous les messagers, on reconnaissait sa fonction à la cape rouge qui recouvrait ses épaules.

Matt remarqua que son acné avait notablement diminué, et qu’il se tenait plus droit qu’auparavant ; sa nouvelle condition lui faisait du bien.

Comme quoi, il suffit de se sentir à sa place dans le monde pour se transformer, songea-t-il.

Un Pan d’environ seize ans, cheveux courts, visage anguleux, regard sévère – d’un bleu qui faisait fondre toutes les filles d’Eden – se tenait à ses côtés, Melchiot. Il était devenu le porte-parole du Conseil, et l’organisateur des débats.

Melchiot leva la main pour réclamer le silence.

Tous les Pans se souvenaient de son altération de feu qui avait fait des ravages pendant la bataille contre les Cyniks. Autrefois le meilleur élève d’Ambre, il était devenu le formateur d’altération en l’absence de la jeune fille. On le respectait autant qu’on le craignait, tant il s’était montré sans pitié pendant la guerre, et il faisait partie des rares Pans qui ne témoignaient aucun remords après avoir tué.

Melchiot était également le général des armées Pan aux côtés de Matt.

Tous les membres du Conseil s’assirent, et le silence tomba.

– Colin nous a apporté un message de nos ambassadrices à la forteresse de la Passe des Loups, commença Melchiot. Les nouvelles sont rassurantes, tout se passe très bien.

Un murmure de contentement se propagea à travers l’assemblée.

Matt se détendit. Il avait craint le pire. La présence à la forteresse du Buveur d’Innocence comme ambassadeur cynik n’était pas pour l’apaiser. Chaque fois qu’un nouveau message parvenait à Eden, il envisageait des scénarios catastrophiques qui impliquaient ce sale bonhomme. Plus de trois mois après sa nomination, Matt n’en revenait toujours pas. Le Buveur d’Innocence était le plus abject des humains mais il disposait d’un réseau de soutien très actif, c’était un fin politique. Le roi Balthazar n’avait eu d’autre choix que de le nommer s’il ne voulait pas se mettre à dos toute une partie de ses sujets qui demeuraient fidèles au Buveur d’Innocence, et la paix était à ce prix : de dangereuses alliances pour rassembler, des compromis avec les opinions de tous pour gouverner, y compris celles des extrémistes.

– Les premiers échanges se passent bien, reprit Melchiot, les Pans qui ne se plaisent plus parmi nous commencent à rejoindre les rangs des Cyniks et cela n’a pas posé de problème.

– Je croyais qu’il ne fallait plus dire « Cyniks » pour ne pas les froisser ? fit remarquer une voix dans les travées. Il faut les appeler les Maturs maintenant !

– De notre côté, reprit Melchiot après avoir soupiré, la pouponnière d’Eden est en place, nous avons des volontaires et les premiers bébés vont bientôt arriver. Vous en avez certainement eu des échos, ce n’est pas simple, nous débutons en la matière, mais les nourrissons seront entre de bonnes mains.

– Tout de même, ce n’est pas à nous de faire ce travail ! s’indigna un Pan dans le haut des gradins.

– C’est pour l’instant le seul moyen de faire survivre l’espèce humaine, et de réhabituer les… Maturs à la notion d’amour. Nous avons bon espoir qu’un jour prochain, leurs enfants ne les effraieront plus.

– Une société qui impose à ses enfants d’élever les générations suivantes est une société malade qui n’a aucun futur à offrir !

Melchiot haussa le ton :

– Notre monde est malade ! Nous sommes en sursis, et les règles d’autrefois ne peuvent plus s’appliquer. Si tout ce qui reste de bon en l’homme peut être gardé à l’abri par les enfants, alors c’est à eux d’assurer l’avenir de l’espèce. Cela ne m’enchante pas non plus, mais nous n’avons pas le choix. La Tempête a changé les perceptions, nous sommes une poignée à avoir survécu, et le plus dur reste à venir.

– Nous ignorons toujours ce qui l’a déclenchée ! Est-ce les excès de l’humanité ou un hasard de la nature ? intervint un autre Pan.

– Là n’est pas le débat de ce soir. Nous sommes ici pour faire le point sur notre situation, reprit Melchiot d’une voix autoritaire qui fit taire aussitôt les chuchotements qui commençaient à envahir la salle. Les Maturs nous demandent des effectifs pour venir assister les mères après les naissances, le temps que les bébés puissent supporter le voyage jusqu’à Eden.

– À Babylone ? s’étonna une adolescente.

– Oui. C’est là-bas qu’ils rassemblent les naissances. Nous avons déjà expédié plusieurs petits groupes, cette fois ce sont les volontaires de la pouponnière qui partent, mais il faudra une escorte pour le voyage. Faites passer le message, nous enverrons deux convois dans les prochains jours, il nous faudrait une trentaine de Pans en tout.

Un Pan d’environ seize ans, les cheveux noués en un élégant catogan, se leva pour prendre la parole :

– Pourquoi ne pas choisir des membres de la garnison d’Eden ? Les fortifications tout autour de la ville sont suffisantes pour nous protéger, et puis maintenant que nous ne sommes plus en guerre, ça ne nous sert plus à rien d’avoir autant de soldats !

– Le monde là-dehors est loin d’être sûr ! rappela Melchiot. Nous subissons régulièrement des attaques de créatures. À mesure que l’hiver va se durcir les meutes de loups rôderont de plus en plus près de la ville, il ne faut pas relâcher notre vigilance.

– En parlant d’hiver, vous ne trouvez pas que le climat est étrange ? Nous sommes en plein mois de décembre et il fait toujours chaud !

Floyd, le Long Marcheur, se leva pour répondre :

– Nos patrouilles rapportent que le froid est déjà descendu depuis plus d’un mois au nord, vers Siloh, il y a même de la neige plus au nord.

– Eden est bien situé, nous bénéficions peut-être d’un microclimat idéal, mais ça ne durera certainement pas, ajouta Melchiot. Où en est-on de nos provisions ?

Une fille se leva.

– Les granges sont pleines, les vingt-deux expéditions lancées depuis trois mois dans les ruines des grandes villes ont rapporté de quoi nous faire passer l’hiver. Par contre, ensuite, il faudra aller encore plus loin, les centres commerciaux les plus proches ont été dévalisés. Si nous voulons manger au printemps, il faudra explorer au-delà des zones connues.

Ambre se leva à son tour.

– Nos champs sont prêts, les potagers aussi, l’irrigation est réglée, avec un peu de chance nous aurons de quoi alimenter tout Eden d’ici à quelques mois.

– Les groupes de chasseurs sont opérationnels, ajouta Tobias qui supervisait les archers d’Eden. Ils rapportent assez de viande pour que nous n’en manquions pas.

– Pareil pour les pêcheurs sur le fleuve, intervint un autre Pan d’à peine douze ans. Et nous avons assez de poules, de vaches et de chèvres pour fournir les œufs et le lait nécessaires.

Melchiot acquiesça avec un sourire fier. Il hocha la tête avant de pivoter vers Ambre.

– Ambre, tout va bien à l’académie de l’altération ? Les Pans craignent de plus en plus le bruit et les tremblements.

– Oui. Nous expérimentons, voilà tout.

– Le Cœur de la Terre ?

– C’est une réserve d’énergie colossale, et elle nous permet de gagner du temps.

– Faites attention tout de même, le Conseil a déjà reçu de nombreux témoignages d’inquiétude.

Ambre croisa les bras sur sa poitrine et fit un imperceptible signe de la tête.

– Très bien, conclut Melchiot. À présent, passons aux questions et aux remarques. Qui a quelque chose à rapporter ?

Les uns après les autres, les Pans prirent la parole pour exposer les problèmes qui leur étaient confiés par les garçons et les filles qu’ils connaissaient, et le Conseil tenta de fournir une réponse à chacun.

La soirée touchait à sa fin, beaucoup de Pans bâillaient, lorsque Matt se décida à se lever.

– En tant que membre de ce Conseil et général de notre armée, je vous informe que j’envisage de quitter Eden, au moins pour un temps.

La stupeur s’abattit sur l’assistance d’un coup, et réveilla ceux qui s’assoupissaient.

– Pourquoi ? demanda Melchiot après un temps. Ta présence parmi nous est importante.

– Je pense qu’il est nécessaire de poursuivre l’exploration du monde, les Longs Marcheurs ont bien assez à faire à circuler de village en village et colporter les informations et les centraliser ici, je me porte volontaire pour monter une équipe et aller à l’ouest ou au nord, voir ce qu’il y a au-delà des zones connues.

Une houle agita aussitôt le Conseil, chacun y allant de son commentaire.

Matt était conscient que sa décision subite ressemblait à une fuite, mais il n’en avait cure. Au fil des semaines, il se sentait de moins en moins légitime ; certes il avait contribué à la survie des Pans pendant la Grande Bataille et l’Alliance qui avait suivi, mais les choses avaient changé depuis, et il réalisait qu’il était un garçon de terrain. Sa place n’était pas au milieu d’une arène politique à discuter et débattre de ce qu’il fallait faire ou ne pas faire pour améliorer la vie à Eden.

Matt s’ennuyait.

Ses yeux glissèrent vers Ambre qui le fixait avec une expression curieuse, que Matt ne parvenait pas à décrypter. Elle semblait confuse.

Il eut un pincement au cœur.

Est-ce que je m’ennuie vraiment ou est-ce que je préfère fuir celle qui m’échappe ?

Il serra le poing et retrouva son aplomb pour faire face au Conseil.

– Je ne sers à rien ici, dit-il. Mes compétences seront bien plus utiles dehors. Ma décision est prise, il ne me reste plus qu’à former une équipe et choisir une direction.

– Soit, capitula Melchiot. C’est ton choix, nous ne pouvons te l’interdire, même si je pense que ta présence ici nous est précieuse.

– Il n’y a plus de conflit, plus de bataille à livrer, vous n’avez plus besoin de moi, trancha Matt.

Il sentait sur ses épaules, en cet instant, l’inutilité du guerrier en temps de paix.

 

Les membres du Conseil sortirent du bâtiment, la petite foule se dispersa rapidement, chacun pressé de rejoindre son lit, lorsque Tobias saisit Matt par le bras.

– Tu as vu ? demanda-t-il sur un ton inquiet.

Matt suivit le regard de son compagnon qui fixait le ciel, vers le nord.

D’étranges lueurs rouges nimbaient l’horizon, semblables à d’interminables voiles, des fantômes de nuages aux formes allongées et entremêlées à travers lesquelles les étoiles scintillaient à peine.

– Wouah ! s’exclama Matt. On dirait des… horreurs boréales !

– Aurores boréales, corrigea Tobias. Sauf que ça n’a pas cette couleur, et que nous sommes bien trop au sud pour en voir.

– Alors c’est quoi à ton avis ?

D’autres Pans avaient remarqué le phénomène et s’étaient arrêtés à leur tour pour contempler les fascinants nuages de lumière rouge.

– Je l’ignore.

– C’est beau.

– C’est inquiétant, je trouve.

Matt haussa les épaules.

– Pourquoi dis-tu ça ? Depuis la Tempête la nature nous offre parfois de bien belles choses.

– Et de nouveaux dangers également.

– Ne dis pas de sottises, c’est aussi agréable à regarder que les luminobellules. Ce sont les nouvelles aurores boréales, c’est tout !

– Ce n’est pas normal. Nous ne devrions pas les voir d’ici.

Matt donna une tape amicale dans le dos de son ami.

– Allez, ne fais pas ton anxieux. Ce sont de belles couleurs !

– Justement, fit Tobias, songeur. Dans la nature, les créatures qui ont des couleurs vives sont souvent toxiques… C’est une règle de protection. Et ces nuages ne me disent rien qui vaille.