Insoutenable vérité
Maylis surgit de l’ombre, comme si elle apparaissait dans le couloir, juste devant Tim.
Le garçon sursauta et se heurta à Zélie, derrière lui.
– Les ambassadrices ? s’étonna-t-il. Oh, je suis désolé, je ne regardais pas où je marchais.
– Tim, dit Maylis, nous devons parler.
Elle le vit qui déglutissait, anxieux, puis il acquiesça comme s’il savait déjà de quoi il retournait.
Ils s’installèrent dans une bibliothèque toute proche et après s’être assurées que personne n’était présent entre les rayonnages, Maylis s’assit en face de Tim à l’une des deux tables de lecture.
– Tu as quelque chose à nous dire ? demanda-t-elle.
– Je… eh bien… C’est un peu délicat en fait.
– Nous t’écoutons, insista Zélie.
Il prit une profonde inspiration et se lança :
– Ça fait quelques semaines déjà que je soupçonne quelque chose. Je crois que… Je crois que Colin trafique des lettres.
Il avait dit sa dernière phrase à toute vitesse, pour s’en débarrasser.
Zélie et Maylis échangèrent un regard complice.
– Vous vous en doutiez, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Vous avez envoyé un espion, pas vrai ?
– C’est pour ça que tu as endossé le coup du tiroir cassé l’autre jour ? interrogea Maylis.
– Je me suis douté que c’était un espion de chez nous. Je ne voyais pas pourquoi quelqu’un d’autre aurait forcé le tiroir de Colin. J’ai fait ce que j’ai cru être le mieux, pour nous, pour notre cause.
– Et tu as eu raison ! le rassura Zélie. Tu as sauvé ma sœur.
– Vous ? s’étonna-t-il. En personne ?
– C’est-à-dire que notre réseau d’espionnage est… comment dire ? Très limité.
– À nous deux en fait, compléta Zélie, non sans dérision. C’est pour ça que nous avons besoin de ton aide.
– Moi ?
Tim était estomaqué. Et fier. Il était avec les deux ambassadrices d’Eden, et elles lui demandaient de devenir espion pour elles.
– Ta mission sera d’avoir un œil sur Colin et de nous rapporter tout ce qu’il pourra faire qui sort de l’habituel.
– Comptez sur moi, répondit Tim avec aplomb.
Zélie jeta un regard à sa sœur.
– Mais nous avons besoin de toi avant cela, dit-elle. Pour quelque chose d’un peu… dangereux.
– Je suis votre homme. Je ne supporte plus ces journées au centre de tri ! Mon affectation se termine dans trois semaines, alors si d’ici là je peux aider à quoi que ce soit, ça me va !
– Je peux te demander quelle est ton altération ?
Tim prit un air accablé.
– Oh, il n’y a pas de quoi s’emballer, regretta-t-il. Je jouais de la batterie avant… Et maintenant je peux créer des sons.
– Des sons ? C’est-à-dire ?
Tim se recula, ferma les yeux et se concentra.
L’air au-dessus des trois adolescents se mit à vibrer, et un gong retentit dans toute la bibliothèque. Puis un coup sourd, répété, en rythme, suivi d’un frétillement cristallin. Tim parvenait à faire entrer l’air en résonance.
– C’est spectaculaire ! s’écria Zélie.
Tim rouvrit les yeux.
– Mais ça ne sert à rien, déplora-t-il.
– Au contraire, je pense que ça sera parfait pour ce que nous te demandons.
– Maylis et moi allons descendre dans un long puits d’ascenseur. Mais pour cela, il faut détourner l’attention des gardes pour les éloigner.
– Oh. Je ne sais pas me battre, vous savez…
– J’espère bien que tu n’en auras pas besoin ! Il faut juste faire diversion, sans te montrer.
– Un puits ? Des gardes ? Euh… vous êtes sûres de devoir faire ça vous-mêmes ? N’y aurait-il pas plutôt des espions entraînés pour ça ?
Zélie secoua la tête.
– Les Pans sont peut-être trop naïfs mais nous n’avons jamais pensé à créer ce genre de service.
– Du coup, ajouta Maylis, c’est devenu notre rôle.
Tim était collé à la roche, sous un camouflage de lianes.
– Je le sens pas, dit-il. C’est dangereux ! Et si vous ne remontez pas ? Je préviens qui ?
– Nous remonterons, le rassura Maylis. Quand la plate-forme se mettra en marche, tu devras faire à nouveau diversion pour que nous puissions ressortir.
– D’accord. Bon. Je suis prêt.
Les deux sœurs se collèrent l’une à l’autre et elles reculèrent dans l’ombre où elles disparurent totalement.
– Tu m’étonnes que vous n’ayez pas besoin d’espions ! murmura Tim.
Il attendit cinq minutes comme convenu, pour qu’elles puissent s’approcher, et il se concentra.
Le gong résonna dans toute la grotte et attira les quatre gardes qui se précipitèrent, inquiets.
– Tu vois bien que c’est pas un effondrement ! se moqua le premier quand ils furent près de l’entrée.
– Ni le tonnerre !
– Alors c’était quoi ?
– À ton avis ? Une bestiole ! Ça ne peut être qu’une sale bestiole !
– Ouais, bah, j’espère qu’elle va pas venir établir sa tanière ici !
Les quatre Maturs finirent par rejoindre leur table et leurs tonnelets d’alcool.
Tim croisa les doigts : pourvu que les ambassadrices aient eu assez de temps pour descendre.
Maylis était suspendue à une corde, dans le vide et les ténèbres.
Elle avait pu l’accrocher pendant que les Cyniks s’éloignaient, et avec l’obscurité qui régnait en haut, il était peu probable qu’ils la remarquent.
Mais à présent qu’il fallait descendre, Maylis se demandait ce qu’elle faisait là.
Pourquoi je me suis embarquée là-dedans ? J’ai été idiote ! Je n’y vois rien !
Le pire était de ne pas savoir où se trouvait le fond. Était-elle à plus de vingt mètres ou seulement à deux ?
Zélie avait filé la première, à peine son mousqueton accroché au baudrier. Cela lui ressemblait bien. Se jeter dans le vide sans réfléchir pour éviter de trop en avoir peur.
Maylis avait eu plus de mal à basculer, à sauter.
Encore un peu, je ne dois plus être très loin !
Elle donna du mou à la corde et perdit plusieurs mètres supplémentaires.
Et si la corde est trop courte ? J’ai pris la plus longue possible, mais est-ce suffisant ?
Maylis s’imagina suspendue avec plus de trente mètres à remonter sur une corde lisse.
Impossible. Si c’est le cas, nous sommes fichues ! Il faudra attendre que la plate-forme revienne et nous serons démasquées…
Elle libéra une longueur, puis une autre, et encore un peu. Ses pieds tapèrent contre le sol et elle manqua tomber, rattrapée par Zélie.
– Quelle trouille j’ai eue, avoua-t-elle.
– Moi aussi, lui confia Zélie. J’ai préféré tout faire d’un coup, j’avais trop peur de rester coincée au milieu !
Des lanternes et des torches brûlaient dans le gigantesque hall, trop vaste pour être entièrement éclairé, et les deux sœurs se noyèrent dans les immenses poches d’ombre pour s’approcher des portes qui les intéressaient.
Elles devaient comprendre ce que le Buveur d’Innocence manigançait.
Les cris d’enfants leur glaçaient le sang.
Chaque coup de marteau au loin, chaque flash de lumière sous les portes, chaque grondement souterrain leur arrachait un sursaut.
Cet endroit était abominable. Mais il fallait poursuivre.
Le Buveur d’Innocence, aussi cruel fût-il, ne torturait pas des Pans juste pour le plaisir. Il voulait leur arracher un secret, les faire parler, mais pour savoir quoi ?
Zélie arrêta sa sœur devant l’un des battants de bois et d’acier.
– L’ouvrir serait trop risqué sans savoir ce qu’il y a derrière. Attends-moi là, je vais voir.
Zélie passa à travers la matière.
Les hurlements terrifiaient encore plus Maylis à présent qu’elle était seule dans le vaste hall creusé sous la forteresse.
La poignée se tourna lentement et Zélie la fit entrer.
Elles se tenaient sur un balcon surplombant une pièce profonde, malodorante – effluves de transpiration, d’huile de lanternes, d’urine –, dans laquelle un âtre plein de braises diffusait une lumière rougeâtre.
Un Cynik donnait des claques à un garçon d’environ dix ans, allongé tout nu sur une table, des bracelets en cuir reliés à des chaînes aux poignets et aux chevilles.
– Allez, mauviette, réveille-toi !
Une plus petite chaîne était suspendue à un crochet au-dessus de son ventre. Celle-ci se terminait par un anneau planté dans son nombril boursouflé et rouge.
Une porte latérale claqua, donnant sur une pièce similaire, et un homme tout maigre, arborant une fine moustache noire, approcha en se frottant les mains, aussitôt suivi par Grimm et ses touffes hirsutes sur le crâne.
– Alors ! Comment va-t-il celui-là ? Il coopère ?
– Il s’est évanoui, docteur Gélénem, l’informa le garde.
– Nous allons le réveiller avec ma méthode.
Gélénem saisit la chaîne ombilicale d’un coup sec.
L’enfant hurla avec une rage et une souffrance qui tirèrent des larmes à Zélie et Maylis.
– Vooooooilààààààà ! s’enthousiasma Gélénem avec un rire sadique.
– Je croyais que c’était dangereux ? Qu’il ne fallait jamais le faire ? s’étonna le garde.
– Bill rentre aujourd’hui, expliqua Grimm. Il nous faut des résultats. Nous accélérons les recherches.
– Quelle est son altération à celui-ci déjà ? demanda Gélénem.
– Il produit des éclairs, dit le garde. Il en a lancé trois tout à l’heure.
– Trois ? Parfait.
Maylis se serra contre sa sœur.
– Je croyais que l’altération disparaissait quand on implantait un anneau ombilical ? chuchota-t-elle.
– Quand on le retire ! corrigea Zélie. Apparemment, tant qu’il est dans la chair, ça marche.
– Je déteste cet endroit.
Gélénem prit un carnet posé sur une tablette et relut les dernières notes.
– Il répond aux stimuli ? questionna-t-il.
– De mieux en mieux.
– Parfait, parfait… J’aime ce garçon ! Il s’éduque mieux qu’un chien ! Encore quelques jours et je suis certain qu’il aura développé un tel réflexe que nous obtiendrons ce que nous voulons !
Gélénem enfonça son index dans l’anneau ombilical et se pencha au-dessus du garçon.
– Donne-moi un petit éclair, esclave… Allez, sois obéissant.
Le garde s’empressa de s’écarter du prolongement des mains du prisonnier.
Comme le docteur Gélénem n’obtenait pas de réaction, il tourna l’anneau d’un quart de tour et tout le corps du garçon se crispa, les muscles saillants, le visage déformé par une grimace de douleur.
Un coup de tonnerre sec accompagné d’une décharge de lumière intense fit vibrer la pièce tandis qu’un tonneau volait en éclats à l’autre bout.
Le Pan avait lancé un éclair.
– C’est ça ! s’écria Gélénem en toisant ses deux acolytes. Bientôt il suffira d’un ordre et d’une pression sur son anneau pour que, par réflexe, il lance son éclair ! Quand le cortex profond aura enregistré qu’il peut éviter la douleur en déclenchant cette action, ce sera un parfait petit fantassin docile !
La chair de poule envahit les avant-bras de Zélie.
– Oh non, gémit-elle. Ils sont en train de s’approprier nos altérations ! Voilà comment le Buveur d’Innocence va s’y prendre pour contrôler les Maturs et les Pans ! Avec une armée d’esclaves surpuissants !
– Il faut prévenir Eden.
– Eden n’a pas le pouvoir de destituer Bill, le Buveur d’Innocence. Ce serait un acte de guerre !
– Alors il faut s’adresser au roi Balthazar. L’avertir que son ambassadeur se prépare à le renverser !
– Ça ne peut certainement pas se faire par courrier.
Maylis secoua la tête.
– Je vais me rendre à Babylone. Pendant ce temps, toi tu tâcheras de gagner du temps avec le Buveur d’Innocence. Il ne faut pas qu’il lance son opération avant que nous soyons prêts.