Un problème
La pierre à aiguiser tournait à toute vitesse sur son axe, produisant un raclement désagréable dès que l’acier de l’épée venait l’effleurer. Matt redonnait un coup de manivelle régulièrement pour qu’elle continue à bonne allure, versant un peu d’eau de temps en temps.
Le fil de sa lame commençait à devenir très tranchant.
Il le testa du bout du pouce et sa peau s’ouvrit brusquement, comme par magie, laissant apparaître une perle pourpre.
– Parfait ! fit-il en portant son doigt à sa bouche.
Une ombre se profila sur le sol, à ses pieds, et il pivota pour découvrir Floyd, le Long Marcheur au crâne rasé. Il arborait un air préoccupé.
– Salut, dit Matt. Ça ne va pas ?
– Viens, il s’est passé quelque chose.
– Comment ça ? s’inquiéta aussitôt Matt. Où ça ?
– Je ne peux pas t’en dire plus ici, nous sommes attendus au Hall des Colporteurs.
Matt rangea l’épée dans son fourreau et ils traversèrent la grande place d’Eden, filant sous la frondaison du majestueux pommier qui continuait de donner ses fruits goûteux.
Le Hall des Colporteurs était le quartier général de tous les Longs Marcheurs, un vaste bâtiment à plusieurs niveaux, en forme d’église, accolé à une imposante écurie. Les Longs Marcheurs de tout le pays se retrouvaient là pour se reposer et délivrer leurs informations qui étaient ensuite répertoriées et archivées dans la bibliothèque du Serpent – ainsi nommée à cause de sa forme : une construction circulaire en anneaux concentriques, lovés les uns sur les autres, la faisant ressembler à un serpent.
Floyd et Matt pénétrèrent dans le Hall. De nombreuses capes vert foncé pendaient aux patères, témoignant de l’importante activité des Longs Marcheurs entre ces murs. L’odeur de foin, de fumier et de cheval parvenait jusqu’ici depuis l’écurie mitoyenne à travers une porte ouverte.
Les voix, les rires et les discussions passionnées résonnaient depuis la grande salle.
Floyd l’évita et entraîna Matt vers un escalier qui les mena jusqu’au deuxième étage, au fond d’un couloir, derrière une petite porte, bien à l’écart.
Des centaines de cylindres de parchemin de grande taille tapissaient les murs, roulés dans des racks en bois, et la lumière du jour peinait à s’infiltrer par quatre étroites fenêtres en ogive. Ils étaient sous les toits, dans la réserve des cartes du Nouveau Monde.
Le regard bleu de Melchiot l’accueillit ainsi que la silhouette longiligne d’une grande fille dont les cheveux bruns descendaient jusqu’au bas du dos. Elle se tourna à son arrivée et sous sa frange au cordeau, Matt reconnut de suite Tania et ses immenses yeux noisette. Depuis la Grande Bataille elle était devenue coordinatrice des Longs Marcheurs, en compagnie de Floyd.
Matt réalisa soudain que, pendant près de trois mois, il n’avait pas réellement vu ses amis, tout entier absorbé par l’après-guerre, le développement d’Eden, et Ambre.
Il eut envie de serrer Tania dans ses bras et de s’excuser de n’avoir pas été plus présent, mais son élan fut stoppé par une cinquième présence, dans le fond de la salle.
Une adolescente blonde et maigre, aux traits sales, aux cernes inquiétants était assise en bout de table. Matt nota qu’elle n’avait même pas retiré sa cape verte, un vêtement maculé de boue séchée, déchiré et percé, et, plus surprenant encore, que le capuchon en était rabattu sur sa tête.
L’air lui parut brusquement glacial.
Floyd referma la porte derrière lui.
– Il y a un problème ? demanda Matt.
– Ça se pourrait, répondit Melchiot. Matt, je te présente Amy. Elle a quitté Eden il y a plus de deux mois pour rallier les différents villages répertoriés au nord, ceux qui n’ont pas voulu rejoindre Eden. Elle a effectué sa mission de Long Marcheur, dans un premier temps s’assurer que tous les Pans qui nous avaient rejoints pour la Grande Bataille avaient retrouvé leur logis sans se perdre en chemin, puis recueillir et partager les informations. Elle a également circulé de Poste Avancé en Poste Avancé pour vérifier qu’il n’y avait rien à signaler. (Il se tourna vers la jeune fille.) Amy, je te laisse poursuivre ?
La Long Marcheur reposa le verre d’eau qu’elle venait de vider d’une traite et déglutit avec peine.
Elle fixa Matt.
– Il y a un peu moins de trois semaines, commença-t-elle d’une voix faible et tremblante, je suis arrivée au Poste Avancé du nord. Entre Longs Marcheurs, nous le surnommons Fort Punition tant il est isolé. C’était le dernier arrêt de ma longue mission. Je devais prendre leurs messages, leur délivrer les nouvelles et revenir jusqu’ici. Sauf qu’il n’y avait personne.
– Ils ont déserté ? s’étonna Matt.
Melchiot secoua la tête d’un air sinistre.
– Le fort avait été pillé, continua Amy. J’en ai fait le tour, et à l’extérieur j’ai finalement retrouvé des armes, une besace et… (Elle baissa le regard et prit une inspiration pour se donner le courage de retourner parmi ces souvenirs.) Ils étaient là. Du moins ce qu’il en restait.
– Tu veux dire… morts ? murmura Matt.
Elle acquiesça.
– Ils ont été attaqués en dehors du fort ? Combien étaient-ils ?
Melchiot répondit :
– Une garnison de cinq.
– Commandés par Jon, ajouta Tania.
Jon, songea Matt avec tristesse. Le premier Pan à avoir été libéré de l’anneau ombilical à Hénok. Un garçon courageux, qui se disait lui-même « siphonné » pour plaisanter.
– Et ils étaient tous morts ? insista Matt qui peinait à le croire.
Amy regarda Melchiot, puis Matt.
– Ils étaient quatre. Je n’ai pas retrouvé le cinquième, dit-elle, la voix chevrotante.
– Une attaque de Gloutons ?
Si, depuis l’Alliance, les Pans n’avaient plus à craindre les Maturs, les Gloutons – ces adultes mutants sauvages et barbares, dénués d’intelligence – pullulaient dans certaines régions et demeuraient un vrai danger, d’autant qu’ils s’étaient regroupés en petites meutes pour survivre.
Amy fit signe que non. Ses paupières se fermèrent à demi, tandis qu’elle plongeait dans sa mémoire.
– Les corps que j’ai découverts étaient… anormaux. Leur peau était toute grise, et de grosses veines noires apparaissaient en dessous. Et… et leurs yeux ! Ils étaient entièrement noirs !
Des larmes embuèrent les siens.
Tania se pencha vers elle pour la serrer dans ses bras.
Melchiot s’approcha de Matt.
– Trois des garçons de ce fort étaient de formidables combattants, murmura-t-il, ils s’étaient brillamment illustrés pendant la Grande Bataille. Quelle que soit la chose qui les a attaqués, elle est redoutable.
– Et rusée, compléta Matt.
– Pourquoi dis-tu ça ?
– Parce qu’elle les a tués en dehors du fort. Ils n’auraient pas été aussi imprudents s’ils n’avaient été mis en confiance auparavant. Elle a trouvé le moyen d’attirer leur attention, et non leur méfiance, pour les faire sortir.
Floyd approuva.
– Et elle a capturé l’un des nôtres, rappela-t-il. Amy a fait plusieurs fois le tour du fort, elle a appelé, fouillé, mais n’a rien trouvé.
– Aucune trace dans la neige ? s’étonna Matt.
Floyd et Melchiot se regardèrent, confus.
Le second se tourna vers la Long Marcheur :
– Tu ne nous as pas dit s’il y avait des traces autour du fort, dans la neige.
La jeune fille battit des paupières plusieurs fois, mal à l’aise.
– Eh bien ? insista Melchiot. Qu’y a-t-il ?
– Je… il avait un peu neigé avant mon arrivée.
– Assez pour recouvrir toutes les empreintes ?
Elle haussa les épaules.
– C’est-à-dire ?
Amy déglutit une nouvelle fois.
– Tu peux parler, fit Tania d’une voix chaleureuse. Partager avec nous ce qui te pèse le rendra plus léger.
– J’ai… j’ai relevé de nombreuses traces. Mais c’étaient de petits pieds.
– La garnison du fort qui a piétiné l’extérieur avant d’être attaquée ? proposa Melchiot.
– Non, j’ai vérifié leurs semelles, ce n’étaient pas les mêmes. Et ceux qui ont fait ces marques dans la neige étaient beaucoup plus nombreux.
Matt, qui devinait le malaise d’Amy, demanda :
– Par petites traces, tu entends : des empreintes de Pans ?
Amy parut alors dévastée, prête à fondre en sanglots.
Elle hocha la tête.
– Oui. Des pas d’enfants.
Cette fois, les larmes roulèrent sur ses joues sales, traçant un sillage plus clair avant de cascader dans le vide depuis son menton.
Melchiot avait raison.
Ils avaient un problème.