8.

De sa conscience vers le ciel

Tobias n’en pouvait plus.

Il avait mal au ventre tant il riait. Floyd, le Long Marcheur au crâne rasé, n’arrêtait pas avec ses blagues et elles étaient toutes plus tordantes les unes que les autres.

Tobias avait besoin d’une pause.

Lorsque Floyd se lança dans un jeu d’imitations, cela lui rappela cette soirée de détente sur le bateau qui les conduisait à Wyrd’Lon-Deis, quatre mois auparavant, et Horace qui les avait tant amusés avec ses grimaces et son altération de transformation.

Horace et son sacrifice, quelques semaines plus tard.

Cette fois, Tobias eut envie d’une pause.

Il s’écarta pour aller près du fleuve. Les musiques, les chants et les rires s’éloignèrent, sans tout à fait s’estomper.

Des lampions colorés encadraient le débarcadère où reposaient les bateaux de pêche.

Il remarqua une forme assise sur l’une des barques à fond plat.

Longs cheveux et large frange.

Tania.

– Ça va ? demanda Tobias en s’approchant.

– C’est bruyant là-bas, j’avais pas eu ma dose de calme depuis un moment.

– Je comprends, c’est pareil pour moi. Tu permets ? demanda-t-il en désignant l’autre planche qui faisait office de banc.

– Bien sûr.

Tobias descendit en prenant soin d’y aller doucement pour ne pas basculer par-dessus bord et se posta face à la jeune fille.

Tania le scrutait d’un air presque tendre. Tobias remarqua qu’elle s’attardait sur la cicatrice qui lui barrait une partie du visage, du front à la joue.

– Tu la trouves moche ? demanda-t-il, le plus neutre possible.

– Non.

– C’était plutôt une fierté au début…

– Et maintenant ?

– Je ne sais pas.

– Elle te renvoie à la guerre ? À ce que nous avons fait ? Aux hommes que nous avons tués ?

Tobias haussa les épaules, les yeux dans le vague, perdu dans ses souvenirs.

– Moi aussi, poursuivit Tania, je me sens parfois coupable. Je n’arrive pas à m’enlever de la tête le visage de ceux sur qui je tirais mes flèches. Je me souviens de chacun. De la vitesse à laquelle la pointe se plantait dans leur corps, et de leur dernière expression, tétanisée ou effrayée.

– Nous ne l’avons pas voulue, cette guerre, rappela Tobias d’une petite voix. C’était notre survie, notre liberté qui étaient en jeu.

– Oui, je sais. Il n’empêche que nous avons tout de même tué des hommes, et il faut vivre avec cela maintenant. Notre liberté, tous les jours, a un parfum de culpabilité. Je ne suis pas la seule dans ce cas, la plupart des Pans sont ainsi.

Tobias hocha la tête.

– J’essaie de ne pas trop en parler, en fait.

– Tu as tort. Nous ne devons pas garder ça en nous, les secrets que l’on enfouit pourrissent et deviennent des cancers. Ils auront un impact, un jour, sur toi, sur ce que tu seras. Tu devrais au contraire y réfléchir souvent, exorciser cette culpabilité, et c’est dur, j’en sais quelque chose.

Tobias croisa les bras sur sa poitrine.

– Tu as probablement raison.

Tania se pencha et posa l’index sur la boursouflure de chair qui commençait juste sous les cheveux du garçon. Elle parcourut ainsi toute la cicatrice.

– Elle n’est pas moche, dit-elle tout bas. C’est le prolongement de toi. Il faut juste que tu apprennes à vivre avec, et tu verras qu’elle ne sera plus jamais moche, ni pour toi, ni pour les autres.

Tobias afficha un sourire.

– Tu sais t’y prendre, toi, avec les gens !

Elle rit à son tour.

– C’est plus fort que moi, je dois avoir un instinct maternel très prononcé ! Tobias ? Qu’est-ce qu’il y a ?

L’expression du jeune garçon s’était figée. La tête levée, il observait le ciel en direction du nord de la ville, l’air préoccupé.

– Cette nuée d’oiseaux, là-bas, dit-il en se levant dans la barque. Ce sont les mêmes que celui que j’ai vu ce matin.

– Comment tu peux le savoir ? Ils sont loin et il fait nuit ! On n’aperçoit qu’un tas de taches noires !

– J’en suis sûr. Cette façon de voler un peu statique, raide.

– Et il avait quoi de si angoissant, ce piaf ?

– Il était mort.

Tania faillit s’étrangler.

– Mort ? Tu veux dire qu’il volait en étant mort ?

– Exactement.

– Tu as prévenu le Conseil ? La sécurité de la ville ?

– J’ai apporté le corps à Melchiot mais il n’en sait pas plus. Viens, je crois qu’il faut alerter les gardes. Je ne le sens pas ce coup-là, ils sont vraiment nombreux.

Tobias se hissa sur le pont et tendit la main à Tania pour l’aider à son tour. Il leva à nouveau les yeux au ciel.

L’escadrille sombre tournait en rond au-dessus de la ville, changeant de secteur après quelques virages, comme s’ils cherchaient quelque chose.

Brusquement ils piquèrent et rasèrent le toit des habitations les plus hautes, filant à pleine vitesse vers le sud d’Eden.

– T’as raison, concéda Tania, ils ne sont pas normaux. On dirait qu’ils ont trouvé ce qu’ils voulaient.

– Ils filent vers les friches. Il n’y a rien là-bas !

– L’amphithéâtre ?

– Vide, le spectacle est pour demain soir.

Le ciel s’illumina brièvement au nord, mais intensément, et le tonnerre claqua dans l’air, faisant sursauter les deux adolescents.

Trois nouveaux éclairs zébrèrent l’horizon.

Un orage approchait à grande vitesse.