28.

Double jeu

Le Buveur d’Innocence caressait la moustache fine qui ornait sa lèvre supérieure.

Ses petits yeux rapprochés fixaient avec beaucoup d’attention les deux ambassadrices des Pans, au milieu de la Chambre Cordiale. Elles se tenaient devant le piédestal en marbre sur lequel reposait le traité de paix entre les deux peuples.

– Mes chères amies, commença-t-il, je voulais vous voir pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un point reste vague depuis des semaines : vous aviez promis de partager avec nous vos informations sur le Cœur de la Terre, comme vous l’appelez. Vous vous doutez que le roi s’impatiente et commence à se demander si vous ne cherchez pas à gagner du temps.

– Gagner du temps pour quoi faire ? répondit Zélie aussitôt avec mauvaise humeur.

Le Buveur d’Innocence prit son air le plus surpris :

– Comprenez que nous nous interrogions. Vous disposez d’une force colossale dont vous êtes les seuls détenteurs et vous refusez de nous en dire plus sur son origine exacte, sa puissance, ses capacités. L’énergie titanesque que vous avez déployée pendant la guerre a de quoi effrayer ! Surtout lorsqu’elle est entre les mains…

– D’enfants ? termina Zélie avec agacement.

– … d’un seul camp. Pour un monde équilibré, il faut partager la puissance, ce sont les bases saines de la paix. Pendant la guerre, votre magie à chacun a été décuplée, et cela est… surprenant ! Nous aimerions comprendre. Est-ce lié au Cœur de la Terre ? Comment cela fonctionne-t-il ? Bref, autant de questions sur lesquelles vous pourriez vous montrer confiantes et faire un pas dans notre direction.

Zélie et Maylis se regardèrent.

Pour l’heure, les Pans n’avaient jamais confié aux Maturs ce qu’ils savaient sur les Scararmées, que leur présence démultipliait les capacités de l’altération. Une retenue instinctive leur commandait de se taire ; pas question que tous les Maturs du pays se mettent à traquer les pauvres insectes dans l’espoir de s’approprier le secret.

Il en allait de même avec le Cœur de la Terre. Les Maturs ne savaient qu’une chose : Ambre en était la dépositaire. Après sa démonstration de force durant la Grande Bataille et son discours devant l’armée des Cyniks, certains parlaient de la jeune fille comme d’une sorte de messie. Pour d’autres, bien souvent les partisans du Buveur d’Innocence, elle était au contraire une manipulatrice qui se servait de son altération pour les mener en bateau. Entre les deux camps, des milliers d’adultes s’interrogeaient sur le phénomène étrange et apaisant qu’ils avaient contemplé ce jour-là sans en avoir la moindre explication.

– Ambre est le Cœur de la Terre, voilà tout, répondit Maylis.

– Il ne s’agit pas d’un secret quelconque, compléta Zélie, juste d’une réserve d’énergie importante. Vous l’avez vu, vous l’avez senti le jour où la guerre a pris fin, cette énergie, c’est celle de la planète.

– Justement, il nous apparaît de plus en plus injuste et… dangereux, que vous soyez les seuls à en disposer.

– Dangereux ? répéta Maylis.

– Oui. Comme la bombe atomique si vous préférez ! Quand une seule nation la détient, elle peut dominer les autres ! Le monde est alors soumis à celui qui possède la bombe. Les autres sont forcés d’obéir. En revanche, si tous les pays en disposent, il n’y a plus de dictature de la peur, rien qu’une dissuasion collective qui prévient les excès, dans un camp, comme dans l’autre !

– Ambre n’est pas une arme nucléaire, intervint Zélie.

– Mais ce qu’elle représente, son énergie, est du même ordre. Les forces ne sont pas équilibrées. Nous demandons que vous mettiez à notre disposition le résultat de vos travaux, et que vous permettiez à nos chercheurs de l’étudier à leur tour.

– L’étudier ? s’indigna Zélie. Vous plaisantez ?

– Une femme aussi puissante doit être au service de la communauté. Maintenant, soyez rassurées, nous ne comptons pas lui faire de mal !

La réponse de Maylis fusa :

– C’est absolument hors de question. Ambre n’est pas une curiosité. Elle a sa vie, et en jouit comme bon lui semble ! Personne ne peut l’étudier ! Ni vous, ni même nous !

Le Buveur d’Innocence parut sincèrement troublé :

– Comment ? Vous voulez dire que vous ne cherchez pas à en savoir plus ?

– Monsieur l’ambassadeur, répondit Zélie avec beaucoup d’assurance, sachez que nous partagerons toutes nos informations pertinentes dès lors que celles-ci pourront servir l’intérêt commun de nos deux pays. Mais pour ce qui est d’Ambre et du Cœur de la Terre, je vais être directe : vous ne mettrez jamais la main dessus.

– Diplomatiquement, vous me placez dans une position fâcheuse vis-à-vis du roi je…

– Économisez votre salive, le coupa Maylis. Cette discussion est close. Il y avait un autre point que vous désiriez aborder ?

Le Buveur d’Innocence serra les lèvres très fort, au point de les rendre aussi blanches que sa moustache.

Puis il se reprit :

– En effet. Je dois m’absenter, le roi Balthazar m’a demandé de descendre à Babylone pour différentes affaires. C’est l’histoire de quelques jours tout au plus, car je voyage en phalène géante. Je vais donc vous laisser les clés de la maison, si je puis dire.

– Vous êtes libre de vos mouvements, répondit Zélie.

– Pendant cette absence, si vous aviez une urgence, mon assistant, Grimm, reste à votre disposition.

– Quand partez-vous ?

– Dès demain. Le roi sera certainement attristé par votre manque de coopération sur l’affaire du Cœur de la Terre, mais comptez sur moi pour prendre votre défense en lui expliquant la situation au mieux.

Zélie et Maylis, loin d’être dupes, le remercièrent d’un sourire de façade.

 

– « Mais comptez sur moi pour prendre votre défense » ! singea Maylis en contrefaisant une voix d’adulte ridicule.

– Il ne manque pas de culot ! ragea Zélie.

– Je ne le supporte pas ! Il nous prend vraiment pour des imbéciles ! Je suis sûre que Balthazar sera plus compréhensif que lui !

– À condition qu’il ait les bonnes informations.

– Qu’est-ce que tu entends par là ?

– Depuis que j’ai visité ses appartements, je me demande jusqu’où peut aller son vice. Et s’il manipulait le roi Balthazar comme il joue avec nous ?

– Dans quel but ? Les Maturs sont pour la plupart rangés derrière le roi, il ne pourra pas le destituer.

– Il a ses partisans, ils ne sont pas majoritaires, mais on ne sait jamais. En tout cas son départ tombe à pic.

– Tu penses retourner faire une petite visite ?

Pendant deux semaines, les deux sœurs avaient guetté la moindre opportunité de redescendre dans les appartements du Buveur d’Innocence, sans y réussir.

Depuis qu’elles avaient appris l’existence du cloaque, ce réseau de galeries et de salles sous ses appartements, elles n’avaient plus qu’une idée en tête : le visiter.

Pendant ce temps, elles avaient adressé une lettre à Melchiot, à Eden, pour lui demander des nouvelles de tous les Pans qui s’étaient portés volontaires pour descendre au sud, en terre Matur. La réponse était revenue assez rapidement : tout allait bien, les Pans écrivaient à leurs amis, et il semblait n’y avoir rien à signaler de ce côté. Même les Pans dont les noms étaient cochés sur la liste du Buveur d’Innocence avaient envoyé des courriers depuis leur départ et se portaient bien.

Zélie et Maylis ne comprenaient pas pourquoi cette liste existait, ni à quoi elle pouvait servir.

Et elles plaçaient beaucoup d’espoir dans la visite du cloaque.

Si le Buveur d’Innocence cachait quelque chose, c’était assurément dans l’une des salles de ce sinistre dédale.

– Quand il sera parti, exposa Zélie, nous irons chez lui. J’ouvrirai les portes en passant à travers, et toi tu t’assureras qu’il n’y a personne en te faufilant dans les ombres.

– Je crois que c’est un bon plan, fit Maylis en tapant dans la main de sa sœur. Ce sale type va bientôt nous dévoiler tous ses secrets.

 

On frappa à la porte du bureau du Buveur d’Innocence.

– Ah, mon cher Grimm, entre donc !

Un petit homme aux cheveux hirsutes, entre blond et roux, et aux joues roses s’avança en inclinant la tête vers son maître.

– Vous m’avez demandé, messire ?

– Oui, Grimm. Cela concerne mon absence pour Babylone, j’aurais une mission à te confier. Je voudrais que tu caches quelques hommes à nous, des personnes de confiance, pas des fidèles de Balthazar.

– Que je les cache ? Mais où ? Et pourquoi ?

– Ici même. Il te suffira d’en positionner quatre ou cinq dans la petite chambre, là, derrière cette porte. Il leur faudra de la patience et surtout de la discrétion !

– Et dans quel but ?

– S’ils entendent le moindre bruit, qu’ils interviennent et arrêtent sur-le-champ tout intrus !

– On pourrait donc vouloir visiter vos appartements, messire ?

– On l’a déjà fait.

Grimm écarquilla les yeux.

– En êtes-vous sûr ?

– J’ai des raisons de le croire. Le soir des célébrations de fin d’année, j’ai découvert des gouttes de sang derrière la porte d’entrée.

– Il y a beaucoup d’explications possibles à cela, sans aller jusqu’à une intrusion… Un garde ou un serviteur peut s’être écorché et…

– C’est ce que j’ai d’abord pensé, mais ensuite j’ai trouvé ceci !

Le Buveur d’Innocence sortit la liste des noms de Pans. Elle était un peu froissée et déchirée à un coin.

– Je suis soigneux. Ce document a été manipulé par un autre que moi. J’ai confiance en toi, Grimm, mais je pense que quelqu’un, dans ce château, se joue de nous. J’ignore s’il s’agit d’un fidèle du roi qui veut nous mettre des bâtons dans les roues ou si c’est l’un de ces sales gosses !

– Si c’est un Pan, que devons-nous faire ?

– Une intrusion est une intrusion ! Vous l’arrêtez sur-le-champ et au cachot ! Jusqu’à mon retour. J’aviserai ensuite de la marche à suivre. Soit nous éviterons l’incident diplomatique majeur, soit au contraire je trouverai comment nous en servir, qui sait ? Cela nous permettra peut-être d’atteindre nos objectifs plus rapidement !

– Comme vous voudrez.

– Que vos soldats usent de la force si nécessaire. Après tout, ils seront en légitime défense.

Le Buveur d’Innocence émit un petit rire sec qui fut aussitôt interrompu par un coup à la porte.

Un soldat entra et déposa une missive sur son bureau.

– Elle vient d’être interceptée par le service du courrier interne. Apportée par messager depuis Eden.

– Par messager ? Et pas par oiseau ? Les Pans ne font ça que pour les courriers importants ! Vous l’avez prise sans que le messager s’en rende compte ?

– Il l’a déposée au bureau des lettres des ambassadrices. Notre homme là-bas l’a aussitôt subtilisée, il ne le fait que s’il est certain de ne pas être pris. Il faut la remettre rapidement, avant que le messager ne croise les deux sœurs.

Le sourire du Buveur d’Innocence s’élargit encore.

– J’aime ces moments-là, dit-il. Voyons voir.

Il la décacheta doucement et déplia les deux feuillets.

À mesure qu’il lisait, ses mains retombaient sur son bureau et son sourire se dissipait.

– Tout va bien, messire ? demanda Grimm.

– Oui. Très bien, répondit son maître d’un air songeur.

Le Buveur d’Innocence congédia le soldat et fixa son assistant.

– Vous ai-je déjà parlé de ce garçon que je déteste par-dessus tout ?

– Celui que les Pans adorent ? Matt, c’est cela ?

– Exactement. Je crois bien que j’ai trouvé un moyen de lui faire payer ce qu’il m’a fait.

Grimm se frotta les mains.

– Ah ? Une information compromettante ?

– Mieux que cela ! Un renseignement très sensible. Figure-toi qu’Eden a été la proie d’une attaque. D’étranges créatures que les gamins appellent Tourmenteurs, si j’en crois le contenu de cette lettre. Une menace qui viendrait du nord. Et d’après ce qu’écrit ce Melchiot, les Tourmenteurs cherchent à mettre la main sur le fameux Matt ! Mon cher Grimm, que sait-on sur le nord ?

– Rien, messire. Personne n’est allé là-haut. Il faudrait pour cela traverser les terres Pan, à moins d’opérer un très long détour par l’ouest.

Le Buveur d’Innocence se pinça les lèvres, le temps d’établir son plan.

– J’ai obtenu l’autorisation de faire circuler des patrouilles sur leur territoire, exposa-t-il. J’avais autre chose en tête, mais nous allons nous servir de ce droit pour envoyer des hommes à nous au nord. Le plus loin possible. Je crois que j’ai une idée redoutable.

– C’est qu’elle est bonne, le flatta Grimm.

– Si ces Tourmenteurs veulent Matt, je propose que nous les aidions à le capturer. En échange de quoi, ces choses du nord pourront bien nous rendre un précieux service. Va me chercher mon encrier, j’ai une lettre à rédiger. Et fais rapporter celle-ci à son bureau en la recachetant proprement, les deux sœurs ne doivent se douter de rien.

Le Buveur d’Innocence s’enfonça dans son siège.

Il était de plus en plus satisfait de la tournure que prenaient les événements. Ses affaires marchaient pour le mieux.

Tout aurait été parfait s’il n’y avait eu cette histoire d’intrusion. Mais il avait bon espoir que tout se réglerait en son absence. Et avec un peu de chance, cela servirait ses ambitions.

Tout dépendrait de l’identité de l’intrus.