L’armée du nord
La herse du château était baissée.
Les Pans regardaient à travers les barreaux d’acier vers la cour.
– Je ne vois personne, prévint Amy.
– Si on appelle et que ce qui vit ici est inamical on aura l’air fins ! intervint Tobias.
– Mais dans le cas contraire nous passerons pour des agresseurs, corrigea Ambre.
– Plutôt bourreau que victime, dit Floyd en tendant le bras entre deux barreaux.
Ses os craquèrent et son épaule se déboîta avant que son membre tout entier ne s’allonge peu à peu grâce à son altération d’élasticité. Il attrapa le levier plus loin et l’abaissa.
– Voilà qui devrait déverrouiller le mécanisme, dit-il.
Matt attrapa le bas de la herse et usa à son tour de son altération pour la lever de deux mètres et laisser passer ses compagnons ainsi que les chiens.
Tous les bâtiments qui encadraient le donjon étaient plongés dans l’obscurité, seule la tour massive était éclairée. Ils se postèrent devant un portail en chêne pour découvrir qu’il était fermé de l’intérieur.
– Toutes les fenêtres basses sont protégées par des volets, nota Chen. Mais pas celles du troisième étage. Je dois pouvoir m’y glisser et vous ouvrir.
– Tu seras seul à l’intérieur, lui rappela Matt.
– Raison de plus pour venir rapidement ! répliqua Chen en retirant ses chaussures.
Tobias lui tendit son champignon lumineux.
– Prends-le, ça pourra te servir.
– Merci, mec.
Chen dansa sur la neige à cause du froid et s’empressa de poser ses mains sur la façade du donjon pour commencer à grimper. En deux minutes, il était sous une fenêtre du troisième étage, en train de la forcer avec un couteau. Après quoi il disparut.
Cinq minutes plus tard, un verrou grinçait de l’autre côté de la porte, puis une barre de renfort, et Chen se profilait avec un sourire fier, le champignon à la main.
– Merci qui ? dit-il tout bas.
– Tu as croisé quelqu’un ?
– Personne. C’était désert pour descendre.
Le hall était immense, tout en bois. Au sol, les pieds glissaient sur des moquettes épaisses. Des lustres en cristal piégeaient les éclats argentés du champignon. Le château Frontenac était un merveilleux hôtel avant la Tempête et, malgré le temps et les bouleversements, il demeurait aussi singulier et envoûtant. Pourtant la pénombre l’enveloppait d’une atmosphère de manoir hanté.
À contrecœur, les Pans décidèrent qu’il était plus discret et plus prudent de laisser les chiens dans un salon. Puis ils se dirigèrent vers l’escalier.
– C’est le sixième étage qui est éclairé, indiqua Tania. J’ai compté.
Ils atteignirent le sixième palier sans faire de bruit et se retrouvèrent dans un large couloir desservant les chambres.
Une lanterne à huile, allumée, était posée au bout du corridor.
– Et maintenant on cogne à chaque porte ? demanda Tobias avec une grimace.
Matt avançait déjà, prêt à dégainer son épée. Les autres lui emboîtaient le pas lorsque soudain toutes les portes des chambres s’ouvrirent en même temps sur une douzaine de militaires en treillis, vestes commando et cagoules d’intervention.
Arbalètes braquées, ils hurlèrent tous en même temps dans une langue que Matt identifia comme étant du français.
Seul Tobias avait pu bander son arc et visait le soldat le plus proche.
Matt savait qu’il serait criblé de carreaux s’il tentait d’attraper son arme. Il leva les mains devant lui en signe d’apaisement et de soumission.
– Je ne parle que l’anglais, s’excusa-t-il.
– NE BOUGEZ PLUS ! lança un garçon dans un anglais teinté d’accent français.
À bien les regarder, les soldats étaient tout petits.
– J’vous avais dit qu’c’étaient pas des Clowneries ! triompha l’un d’eux avec une voix d’enfant.
Lui s’exprimait parfaitement en anglais.
Des Pans.
– On vous veut pas de mal…, commença Matt.
– SILENCE ! aboya le plus grand des soldats.
– J’vous dis qu’c’est des comme nous ! insista le petit. Ça s’voit tout d’suite !
Sur quoi le garçon sortit de la chambre en baissant son arbalète et s’approcha de Tania et Floyd.
– Marv ! s’écria une jeune fille. Reviens tout de suite !
Mais Marvin n’en faisait qu’à sa tête. Il se planta devant Tania et lui demanda :
– Vous venez nous libérer ?
– Vous libérer ? répéta Tania.
– Vous êtes la brigade de s’cours, c’est ça ? insista Marvin. Vous venez de derrière la zone de l’accident ? Dites donc, vous en avez mis du temps !
L’adolescente qui avait interpellé Marvin sortit à son tour, l’arbalète braquée sur Tania, et s’approcha pour prendre le garçon par l’épaule.
– Vous… vous êtes vraiment les secours ? demanda-t-elle, incrédule.
Tania regarda Floyd, puis Matt, ne sachant que faire.
– Non, répondit Matt. Nous sommes des Pans, comme vous.
– Des quoi ? fit Marvin.
Matt désigna les armes qui les visaient :
– Vous ne voudriez pas baisser ça qu’on puisse discuter sans se sentir en danger de mort ?
– Qui êtes-vous ? insista celui qui semblait être le meneur.
– C’est une longue histoire.
– Mais l’monde en dehors de la zone de l’accident, il va bien, non ? s’enquit Marvin avec une angoisse soudaine.
– Vous n’êtes jamais sortis de votre ville ? s’étonna Chen.
– L’accident a contaminé la zone, c’est trop dangereux, expliqua l’adolescente. Comment avez-vous fait pour la traverser ?
– Marv, c’est ça ? demanda Ambre. Il s’est passé par mal de choses dehors, je propose que nous nous installions quelque part, tous ensemble, et sans armes. Vous voulez bien ?
Marvin regarda l’adolescente qui se tourna vers le meneur.
Celui-ci jaugea ses compagnons à son tour, puis il tira sur sa cagoule pour dévoiler le visage d’un garçon d’environ seize ans, blond aux yeux verts, la mâchoire carrée.
– Je m’appelle Charles-Philippe Osmond, dit-il avec un accent français, mais vous pouvez m’appeler CPO. Allons dans le salon, vous passerez devant, je vais vous guider. Si vous tentez quoi que ce soit, je vous embroche. On va s’écouter, et on verra ce qu’on fait.
– Bienvenue à Frontenac, fit Marvin, ôtant sa cagoule en souriant.
Les Pans avaient investi un grand salon et regroupé de nombreux fauteuils, banquettes et tables basses pour former plusieurs cercles concentriques autour d’une petite scène.
Des lanternes à huile furent disposées un peu partout qui projetèrent des ombres allongées sur les hauts plafonds.
À la demande des occupants de Frontenac, Matt et ses amis s’assirent au centre pendant que les autres prenaient place tout autour. La plupart avaient retiré leur cagoule.
Ils avaient entre dix et seize ans, douze personnes au total.
Marvin était un petit métis aussi beau qu’il semblait espiègle, et l’adolescente était sa grande sœur, Tina.
CPO gardait son arbalète sur les genoux, attentif.
– Les parents vont v’nir nous chercher ? s’enquit Marvin qui n’en pouvait plus d’attendre des explications.
Ambre et Matt se regardèrent, déstabilisés.
– Qu’est-ce que vous savez de… l’accident, comme vous l’appelez ? demanda Ambre.
– C’était juste après Noël et y a eu un accident atomique, s’empressa d’expliquer Marvin.
– Nucléaire, corrigea sa sœur.
– Oui, c’est pareil !
– Vous y avez assisté ? s’étonna Ambre.
– Non ! Sinon on s’rait tous morts, répondit Marvin comme si Ambre était idiote. Mais on l’sait, c’est tout.
– Et qu’est-ce qui vous fait croire que c’était un accident nucléaire ?
– Vous êtes sortis là-dehors, non ? Vous avez vu à quoi ressemble le monde ? Y a que l’nucléaire pour faire ça ! C’est tout corrompu !
– Vous avez survécu tout ce temps sans sortir ? s’étonna Tania.
– L’hôtel était plein de vivres, expliqua un garçon assez jeune. Et puis la ville aussi… Les supermarchés !
– Oui, enfin, il était temps que vous veniez ! intervint un autre. On n’aurait pas tenu encore longtemps !
– Vous n’avez jamais reçu la visite d’autres enfants ou même d’adultes ? demanda Ambre.
– Non, vous êtes les premiers, avoua Tina.
– Mais on vous attendait depuis un paquet d’temps ! s’exclama Marvin. Alors, quand c’est qu’on repart avec vous ? Tout l’Canada il est détruit ou c’est que l’Québec ?
– Et le nord des États-Unis ? s’empressa de demander un autre garçon. Le Vermont, il a sauté avec l’accident ou tout va bien ?
– Et l’Ontario ? interrogea un autre.
– Et Montréal ?
Ambre soupira.
– Je crois que la réponse va prendre du temps, et vous risquez d’être déçus.
Elle se lança alors dans l’explication de tout ce qu’elle savait. La Tempête, les adultes devenus Gloutons ou Cyniks… puis Maturs, les Pans, Eden, la guerre, puis la paix.
Son auditoire, très circonspect au début, accusa bientôt la peur, puis la détresse. À mesure que le récit prenait forme, les visages se défaisaient. Colère, larmes, déni, chacun encaissait les nouvelles à sa manière.
Plusieurs refusèrent de croire Ambre, qui dut user de toute sa douceur pour les convaincre.
Enfin le silence plomba le grand salon. Interminable.
– Je suis désolée, murmura Ambre.
Marvin s’était réfugié dans les bras de sa sœur.
– On r’verra plus nos parents, alors ? demanda-t-il.
Ambre eut un pauvre sourire plein de compassion.
– J’ai bien peur que non.
– Mais la guerre avec les adultes est terminée, pas vrai ?
– En effet. Tout n’est pas parfait entre Maturs et Pans, toutefois nous parvenons à nous entendre. Mais personne n’a encore retrouvé ses parents, à ma connaissance. Et compte tenu de leur rapport au passé, à la mémoire, et surtout aux enfants, je doute que des retrouvailles heureuses soient possibles pour l’instant. Je préfère ne pas te donner de faux espoirs. Tu comprends ?
Marvin fit signe que c’était le cas en séchant bravement ses larmes.
Ambre leur laissa le temps pour se remettre, puis termina par une description de l’altération. Et tandis que la plupart demeuraient décomposés, atterrés, elle demanda :
– Et vous, vous avez développé des facultés ?
Elle espérait les lancer sur un sujet différent, qu’ils pensent à autre chose, ils auraient bien le temps ensuite de ruminer.
CPO acquiesça doucement.
– Vous avez appris à les contrôler ? s’informa Ambre.
– La contrôler, corrigea CPO.
– Une seule ? Vous n’avez qu’une altération pour tout le monde ? La même pour tout le monde ou une seule personne apte à s’en servir ?
– C’est un peu particulier.
– C’est-à-dire ?
CPO regarda ses mains, hésita, puis se lança :
– Notre… altération, comme tu dis, est collective. Lorsque nous sommes tous ensemble, nous pouvons nous en servir.
– Une altération collective ? C’est génial ! Je n’en ai jamais vu ailleurs ! Et quelle est-elle ? Comment se manifeste-t-elle ?
CPO regarda ses camarades. Il cherchait leur assentiment avant d’en dire plus.
Il planta ses prunelles dans celles d’Ambre avant de lancer :
– Tout. Quand nous sommes ensemble, nous pouvons tout faire.