5.

Errance en peine

Les trois rues principales d’Eden étaient décorées.

Des lampions de papier rouges, bleus, verts et jaunes se balançaient, suspendus à des filins, une bougie à l’intérieur prête à être allumée le soir des festivités. Eden abritait des petits passages plus ou moins étroits entre les maisons et les autres bâtiments, et ce labyrinthe très fréquenté était recouvert de toiles cirées tendues entre les toits, dressant de vastes complexes abrités des intempéries et parfois obscurs sous lesquels toute une vie s’était développée, à la manière des souks d’Afrique du Nord. Là aussi, on avait disposé un peu partout des lampions, qui cette fois étaient allumés plusieurs jours avant les fêtes, pour créer une ambiance joyeuse, irradiant ces venelles habituellement sombres d’une magie rassurante.

Matt déambulait dans l’un de ces lieux que les Pans appelaient « bazars », entre les petits rassemblements d’adolescents sur des tabourets qui s’affrontaient aux cartes et aux dés, ou devant celles et ceux qui jouaient de certains instruments ou s’amusaient à déclamer du théâtre. Partout, des Pans proposaient des petits objets trouvés au gré des expéditions, ils se les échangeaient, ou les troquaient contre de menus services. Il y avait également de la nourriture, des grillades enfumaient tout le bazar, que ce soit des morceaux de viande ou des insectes qu’on surnommait « cracahouettes » à cause du bruit qu’ils produisaient sous la dent et dont les Pans étaient friands.

Le contraste entre la bonne humeur ambiante et ce que ressentait Matt le déconcertait.

À l’approche de Noël et du premier anniversaire de la Tempête qui avait bouleversé leur existence, les Pans avaient longuement hésité et débattu de ce qu’il convenait de faire. Pouvaient-ils encore célébrer Noël sans adultes tout en sachant que la Tempête était survenue peu après ? Était-ce décent ?

Après de longs échanges, le Conseil d’Eden – largement influencé par l’avis général – avait annoncé que tous les ans, une grande fête serait organisée, à la fois pour marquer le souvenir de l’ancienne vie et pour ne jamais oublier, même dans un siècle, que le monde avait basculé ce jour-là. Il était préférable de traverser cette période dans les festivités plutôt que dans le déni.

La ville tout entière s’était mobilisée avec une énergie qu’elle n’avait plus connue depuis la guerre pour préparer ces deux jours, les 25 et 26 décembre.

Matt ressentait la bonne humeur de chacun, presque une insouciance, comme s’ils étaient capables d’oublier, quelques jours durant, tout ce qui les entourait, tout ce qu’ils avaient vécu.

L’après-guerre avait été un tournant difficile à gérer, d’abord à cause des nombreux blessés, dont la moitié resteraient à jamais estropiés, mais également sur le plan psychologique. La plupart des Pans souffraient d’avoir dû se battre contre les adultes, contre leurs propres parents. Certains d’entre eux avaient mutilé, tué des Cyniks. Ce n’était pas simple de survivre à cela. De se coucher chaque soir avec des visions de violence, de sang, le souvenir des cris. Quand on n’était encore qu’un enfant.

Matt en savait quelque chose.

Au fil des mois, à lutter contre les monstres, qu’ils soient humains ou non, il avait été peu à peu pris dans une forme de spirale qui l’avait aveuglé. Elle l’avait coupé de sa sensibilité première, de ses émotions les plus essentielles.

Il s’était endurci, parfois trop, Matt s’en était rendu compte après la guerre, au contact d’Ambre.

Maintenant qu’il n’était plus gouverné par l’adrénaline, la peur et l’instinct de survie, il réalisait combien il avait été violent lui-même.

Et cela l’effrayait.

Mais plus que tout, son désir de repartir le troublait.

Ce besoin de reprendre la route, de voir du pays, de faire des rencontres…

Il ressentait l’envie de se lever chaque matin sans savoir de quoi serait fait le nouveau jour.

Mais le monde était sauvage, il le savait mieux que quiconque. Partir explorer le grand ouest, c’était se mettre en danger, ressortir cette lame si précieuse qui lui avait maintes fois sauvé la vie.

La violence remonterait à la surface.

Le sang coulerait à nouveau.

Pour survivre, se dit-il, seulement pour me protéger.

Alors pourquoi ce désir d’aventure ?

À présent qu’il observait les Pans autour de lui, il constatait que tous s’étaient faits à cette vie, sous la protection d’Eden. C’était devenu la normalité. Aimer ce calme. Savourer une certaine forme de certitude : demain serait certainement identique à aujourd’hui.

Tout près, un groupe d’une dizaine de garçons et filles entre huit et quinze ans riaient aux éclats.

Matt les contempla avec un pincement au cœur.

Melchiot avait eu raison.

Il avait ordonné qu’on ne parle pas de l’incident au nord, au Poste Avancé. Pas encore. Tania et Matt s’y étaient d’abord opposés, parce qu’il leur semblait naturel que tous les Pans puissent être informés, que le secret n’existait pas à Eden.

Mais Melchiot avait insisté, afin que les fêtes ne soient pas gâchées par la peur. C’était le devoir des membres du Conseil : faire les bons choix pour le salut de tout un peuple.

La dernière phrase de Melchiot résonnait encore dans l’esprit de Matt : « C’est à ça que nous servons. Encaisser et faire des choix. La plupart des Pans ne voudraient pas de notre place, parce qu’elle exige des sacrifices, à commencer par celui de la sérénité et de tout ce qu’il reste d’innocence en nous. Nous sommes là pour préserver la leur autant que possible, le plus longtemps que nous le pourrons. »

Il avait donc été décidé de taire l’attaque au nord jusqu’au prochain Conseil, après les fêtes.

Matt avait hésité à changer le cap de son voyage. Filer au nord pour voir ce qu’il en était de cette nouvelle menace. Mais Melchiot avait déjà prévu d’y envoyer un groupe de soldats, c’était plus sûr.

Deux garçons reconnurent soudain Matt, l’un des « héros » de la Grande Bataille, et le saluèrent respectueusement. Matt leur rendit leur signe de tête et ne s’attarda pas, il n’avait pas du tout envie de répondre à des questions sur Malronce et le Raupéroden.

Il n’en savait pas plus que les autres à leur sujet.

Son père et sa mère avaient fusionné, et le résultat n’avait pas survécu. Trop de déséquilibre, trop de manque, se répétait Matt.

Il avait été l’artisan de leur destruction.

Sa poitrine se creusa.

Il serra les poings.

Au moins, lorsqu’il était avec Ambre, ce sentiment-là ne remontait pas à la surface, sa présence l’apaisait et éloignait la culpabilité et la tristesse.

Elle allait lui manquer.

Et ses amis aussi, Chen, dit « Gluant », Floyd, Melchiot et Tania.

Il repensa alors à ceux qu’il avait perdus pendant la guerre.

Luiz, Neil, Horace, Ben et Mia.

Et à tous les visages de ceux qu’il avait croisés, côtoyés, et qui avaient péri.

Un frisson lui remonta le long de l’échine.

Si Tobias se joignait à lui, alors il pourrait tenir loin de tous. À deux ils se soutiendraient dans les moments difficiles.

Et puis il partait de son propre chef, personne ne l’y obligeait, bien au contraire. Il devait savoir ce qu’il voulait.

Matt pressa le pas. Il sortit du Bazar Central, celui qui regroupait toutes les bâtisses entre le Salon des Souvenirs et l’infirmerie générale, traversa deux places, puis fila vers le pont qui joignait les deux rives du fleuve. Il déambula dans les vergers, longea des granges et des silos à grain, toujours sur le même sentier, et après avoir marché près de deux cents mètres à travers un champ de blé, il entra dans le bois des Mûres, celui où avait été reconstruite la nouvelle académie de l’altération, plus grande et bien isolée du reste de la ville pour prévenir tout accident.

Il parvint devant le manoir en quelques minutes. Des crépitements de flammes, des bruits d’objets qui se brisent, de portes qui claquent s’échappaient par les nombreuses fenêtres ouvertes.

C’était un lieu étrange, tout en bois, fait de tours carrées ou rondes, de toits pentus, percés de meurtrières.

Ambre y enseignait l’art de l’altération. Elle aidait les Pans à trouver la leur, ou à la développer.

Matt remarqua un banc en pierre en lisière du bois et alla s’y asseoir.

Il ignorait lui-même ce qu’il faisait là. Il avait éprouvé le désir de marcher jusqu’ici, et d’attendre.

Au fond de lui, il savait que c’était pour voir Ambre. Lui dire au revoir, peut-être. Lui annoncer qu’il partirait après les célébrations, qu’il filerait vers l’ouest.

Qu’espérait-il ? Qu’elle l’accompagne ?

Il ne la comprenait plus. Son éloignement, sans un mot, sans une explication, son attitude vis-à-vis de lui, comme si elle cherchait par tous les moyens à le faire fuir.

Tu as réussi, Ambre, je m’en vais.

Une fois encore, son cœur se serra.

Il aurait voulu comprendre ce qu’il avait fait, ou dit, pour engendrer un tel changement.

Soudain, il se trouva ridicule. Que croyait-il ? Que d’un coup de baguette magique, tout allait s’arranger ? Qu’elle lui pardonnerait et qu’elle lui dirait ce qu’elle avait sur la conscience ?

De toute façon elle est capable de passer la journée entière dans ce manoir et de n’en sortir que tard cette nuit !

Il n’avait pas réfléchi.

Il avait été bête.

Matt soupira et se leva.

Ce soir il se joindrait à tout le monde pour les fêtes, et demain il préparerait ses affaires.

Il ne servait à rien d’attendre.