50.

Perversion et serpent

Dans les entrailles de la forteresse de la Passe des Loups, le docteur Gélénem admirait le cercle d’un anneau ombilical qu’il tenait devant ses yeux. Même le fermoir était imperceptible.

– Si pur, dit-il. Une forme parfaite !

Il s’adressait à Zélie et Tim, allongés sur une table dans une geôle du cloaque.

– C’est tout de même surprenant, poursuivit le moustachu tout maigre, un simple anneau, fait d’un alliage peu complexe, en somme, suffit à vous ôter toute volonté propre. Le retour du cordon ombilical matriciel vous paralyse ! J’adore ! Comme un réflexe naturel en définitive. Tels ces chats qu’on saisit par le cou et qui, réflexe atavique, se soumettent totalement !

– Nous ne sommes pas des chats ! s’indigna Zélie. Vous torturez des êtres humains ! Des enfants !

– Ce n’est que pour nous protéger ! coupa le Buveur d’Innocence aux côtés de son sinistre acolyte. Vous autres, gamins, n’êtes pas capables d’obéir sans chercher tôt ou tard à renverser l’ordre établi ! Ce n’est qu’une question de temps avant que vous cherchiez à tout bouleverser !

– Vous n’en savez rien ! répondit Tim, apeuré.

– C’est une excuse pour pouvoir vous livrer à vos jeux sadiques ! répliqua Zélie. Vous êtes un pervers !

Le Buveur d’Innocence se fendit d’un sourire gourmand.

– Et si tu n’étais pas si rebelle, je me serais fait un plaisir de te le prouver, dit-il avec une lueur dans le regard.

– Dans quelques minutes elle sera plus soumise qu’une proie à son prédateur, s’amusa le docteur Gélénem en préparant une grosse pince en acier terminée par deux pointes. Allons, montrez-moi vos ventres !

– Je suis désolé, gémit Tim à l’intention de Zélie. Ils m’ont obligé à le faire, à te tendre le piège. Colin m’a démasqué.

– Oh non, pas ce gentil crétin serviable, non, corrigea le Buveur d’Innocence. Mais quand je l’ai harcelé de questions sur les allées et venues dans son bureau, votre nom est ressorti mon cher.

Grimm se tenait en retrait, observant la scène avec cruauté.

– Où est votre sœur ? demanda le Buveur d’Innocence à Zélie. C’est la dernière fois que je vous pose la question gentiment.

– Vous ne la trouverez jamais. Vous pourrez bien me transformer en esclave, jamais je ne vous le dirai !

– Elle finira bien par se montrer. Et elle commettra une erreur, comme vous. (Il se tourna vers le médecin.) Allons, terminons le travail !

Zélie le vit approcher de Tim avec sa pince et un anneau ombilical.

Cette fois ils étaient arrivés à la fin de tout espoir. Zélie avait tout envisagé, tout essayé, rien n’y avait fait.

D’un instant à l’autre, elle allait devenir un zombie servile, perdre toute personnalité.

Elle savait que seule face à ces quatre adultes, avec le gardien, elle n’aurait aucune chance, mais il fallait qu’elle agisse, elle ne pouvait se laisser annihiler sans rien tenter.

Plutôt mourir que de devenir esclave du Buveur d’Innocence.

Elle savait ce qu’il lui ferait, les pires rumeurs couraient à son sujet.

Elle se concentra tandis que Tim hurlait pour ne pas se faire ombiliquer.

Ses poignets et ses chevilles passèrent à travers les bracelets de cuir.

Le gardien s’en rendit compte, et il allait crier quand Zélie lui donna un énorme coup de pied dans le menton qui l’envoya s’effondrer en arrière.

Grimm lui attrapa le bras et Zélie le mordit de toutes ses forces. Il se mit à hurler.

Elle le repoussa et se préparait à sauter de la table lorsqu’une décharge douloureuse secoua tout son corps.

Le Buveur d’Innocence la laissa tomber sans la retenir et reposa dans le tas de charbon la pelle avec laquelle il venait de la frapper.

– Tenez-lui les mains le temps qu’on lui pose l’anneau, ordonna-t-il.

Tim vociférait. Autant de peur que de douleur.

La pince se referma dans un claquement lugubre sur les chairs de son nombril, les deux pointes se frayant un chemin en lui.

Tim pleurait, des gémissements d’enfant terrorisé.

Puis le docteur Gélénem greffa l’anneau et les cris cessèrent aussitôt. Il le tourna dans le nombril jusqu’à faire ressortir la partie ouverte qu’il ferma en revissant le fermoir.

– Et un de fait ! Il ne sera plus jamais le même !

Le Buveur d’Innocence contemplait Tim, dont les larmes coulaient encore sur les joues.

– Voilà comment j’aime mes enfants, dit-il en lui passant une main dans les cheveux.

– À son tour, dit Gélénem en se postant au-dessus de Zélie.

Grimm s’était enroulé un chiffon autour du poignet.

– La garce ! Faites-lui mal ! Je veux voir ça !

Le garde se relevait difficilement, encore sonné par le coup.

Gélénem s’arrêta, la pince dans une main.

– Mon anneau ? dit-il, étonné. Où est-il passé ? Je l’avais posé sur le plateau !

– C’est ça que vous cherchez ? fit une petite voix dans l’ombre.

Maylis apparut sous une torche, l’anneau entre les doigts.

– Que…

Le Buveur d’Innocence se raidit. Pressentant que la présence de la deuxième ambassadrice était annonciatrice de problèmes, il se recula dans la pénombre.

– Toi, tu vas payer pour ça ! fit Grimm en accourant.

– C’est vous qui avez des comptes à me rendre ! tonna une voix impérieuse depuis le balcon.

Tous se retournèrent pour découvrir un vieil homme aux cheveux blancs, au visage émacié mais aux prunelles de feu : le roi Balthazar, entouré de ses soldats.

Avant qu’il ait pu esquisser un geste, le docteur Gélénem était encadré par deux militaires.

Une porte grinça.

Le Buveur d’Innocence venait de se faufiler dans la pièce suivante.

– Ah non ! s’écria Maylis en se lançant à sa poursuite.

Grimm se jeta devant elle pour lui opposer sa masse et la saisit aux épaules.

– Sale petite traîtresse ! cracha-t-il, les dents serrées.

Un long serpent s’enroula aussitôt autour de son cou et Grimm écarquilla les yeux.

Balthazar était déjà dans son dos, une main tendue vers lui, le serpent sortait de sa manche.

– Lâchez-la, Grimm, commanda le roi.

Le reptile resserra son étreinte, des bruits de suffocation émanaient de la gorge de Grimm, qui libéra Maylis.

– Où est-il parti ? insista le roi.

Grimm porta les mains à sa gorge pour tenter de défaire l’étau qui l’étouffait.

– Où ? insista le roi.

– C’est… un labyrinthe… vous… ne… le retrouverez… pas.

Maylis lut la colère du roi et le serpent serra plus fort. Cette fois il allait tuer Grimm.

La main de Maylis se posa sur celle du roi.

– Balthazar, non, dit-elle. Trop de vies ont déjà été sacrifiées ici.

La colère déserta aussitôt le roi qui fit glisser l’animal dans sa manche tandis que Grimm s’effondrait.

Maylis serra sa sœur dans ses bras. Zélie revenait à elle, les paupières papillotantes.

Derrière, elle vit Tim, allongé, les yeux fixes, face au plafond.

Le pauvre garçon ne réagissait plus.

Son tee-shirt était relevé sur son ventre.

Un anneau ombilical planté dans le nombril.

Du sang coulait sur ses flancs.