L’aube laiteuse
Matt pouvait apercevoir l’ossature métallique du pont au loin lorsque Amy s’écria :
– Un oiseau mort ! Ils nous ont repérés !
Un gros corbeau planait en arrière de la caravane, fixant de ses yeux translucides le petit cortège qui avançait à bonne allure.
– Si nous avions un doute sur le lien entre les Pans possédés et les Tourmenteurs, dit Matt, voilà qui devrait nous convaincre.
– Il nous guette, rapporta Floyd.
– Et il nous suivra jusqu’à ce qu’un des Tourmenteurs nous tombe dessus ! répliqua Matt.
– On va régler ce problème, intervint Tobias en prenant son arc. Ambre, tu es avec moi ?
– C’est quand tu veux, répondit-elle.
Tobias banda son arc, ajusta le tir et décocha sa flèche. Elle grimpa à toute vitesse et semblait bien partie pour faire mouche lorsqu’elle perdit de sa vitesse et dévia de sa trajectoire.
Ambre se concentra aussitôt pour corriger l’erreur et rendre de la vélocité au projectile qui transperça l’oiseau avant même qu’il puisse virer pour l’esquiver.
– Voilà au moins qui est réglé, dit-elle.
Ils traversèrent le pont, puis Matt fila dessous pour placer les bâtons de dynamite contre la pile en béton, au niveau de la butée de l’arche.
– Gardes-en un ou deux, conseilla Tobias.
– Impossible, j’ai déjà peur que ce ne soit pas suffisant.
Après avoir torsadé les mèches ensemble, Matt s’assura que ses compagnons étaient à l’abri, à bonne distance, et les alluma avec un briquet. Plume le prit sur son dos immédiatement et galopa pour rejoindre les autres.
L’explosion tonna si fort qu’ils se couvrirent les oreilles en grimaçant ; un nuage de fumée et de poussière s’éleva. L’acier grinça, le métal couina, puis l’arche se mit à vaciller, et brusquement la partie située sur leur rive s’effondra dans l’eau avec un fracas épouvantable.
Les Pans sautèrent de joie en poussant des cris de triomphe, comme s’ils venaient de vaincre leur adversaire de toujours.
– Voilà qui devrait ralentir nos poursuivants, se réjouit Matt. Le pont le plus proche est à combien de kilomètres ?
– Aucune idée, avoua Amy. Loin, c’est certain, sinon la garnison de Fort Punition l’aurait répertorié.
– Tant mieux.
– Sauf que pour rentrer, nous ne saurons par où passer…, rappela Ambre.
– Chaque chose en son temps. Allons, ne traînons pas, je voudrais que nous nous éloignions de cet endroit au plus vite.
Avant le crépuscule, les Pans durent franchir deux petites rivières, l’une en la traversant sur un énorme tronc, et la seconde par un gué peu profond mais dans une eau glacée et au milieu d’algues noires qui se mirent à frémir au contact des pattes des chiens.
Quand vint l’heure de s’établir pour la nuit, ils plantèrent leurs tentes dans une steppe de buissons secs où la neige et la boue formaient une lourde mélasse entrecoupée d’étangs en partie gelés, de flaques limoneuses et de petits bras d’eau qui transformaient la région en un marécage sinistre. La protection des forêts de conifères avait disparu derrière eux.
Au nord, le mur de nuages gris s’était rapproché, et ils pouvaient distinguer clairement les éclairs bleus en forme de bras squelettiques qui semblaient arracher arbres, terre et pierres à chaque coup de griffe électrique.
Le vent soufflait, les rafales claquaient contre les parois des tentes, faisant siffler les cordes.
– Assurez-vous que vos piquets sont bien enfoncés ! cria Floyd pour se faire entendre, j’ai peur que la nuit soit agitée.
Il ne croyait pas si bien dire.
Ils dînèrent d’un repas froid, incapables d’allumer un feu par ce temps, serrés les uns contre les autres.
Dès qu’ils furent couchés, le vent redoubla, écrasant les tentes contre les Pans incapables de trouver le sommeil. Les chiens rampèrent pour venir se coller près de leurs maîtres et toute la nuit le nylon fut battu par une tempête tournoyante.
À plusieurs reprises, Matt dut sortir replanter les piquets qui s’arrachaient, et il les renfonça profondément, calés sous de grosses pierres, pour ne plus avoir à se lever.
Pendant l’une de ces interventions logistiques, il crut entendre des couinements aigus au loin. Il s’accroupit au milieu des bourrasques pour écouter mais, ne percevant plus rien, il finit par retourner se mettre à l’abri.
Pendant une minute, il avait eu le cœur soulevé, craignant qu’il s’agisse d’une de ces araignées géantes porteuses de Tourmenteurs.
Il se coucha avec son épée contre lui, la main sur la poignée, prêt à bondir et fendre la tente si nécessaire.
À l’aube, Matt mit le nez dehors dans un calme surprenant, presque inquiétant. Comme tous les autres, il s’était endormi après des heures de veille forcée, sans savoir si ses sens s’étaient finalement habitués ou si les intempéries s’étaient dissipées au petit matin.
Le vent était tombé.
Mais une brume épaisse recouvrait tout le paysage, laiteuse et oppressante.
Les éclairs au fond du ciel donnaient l’impression d’être plus proches que la veille au soir.
Puis, tandis que les membres de l’expédition remballaient leur matériel pour reprendre la route, ils virent des centaines de lapins surgir du nord et filer en direction du sud, certains n’hésitant pas à foncer entre leurs jambes.
Des claquements d’ailes leur indiquèrent qu’au moins autant d’oiseaux migraient à basse altitude.
Puis des chevreuils apparurent, de majestueux cerfs, des hardes de sangliers et quelques animaux plus sauvages encore qu’ils ne purent identifier, de nouvelles espèces, ainsi que quelques prédateurs plus préoccupés de fuir que de s’attaquer à ces proies faciles.
Toute la faune s’exilait brusquement.
– Oh, ça, fit Tobias, ce n’est pas bon signe. Pas bon signe du tout.
Les grondements du tonnerre résonnèrent soudain.
Longs et répétitifs, au point qu’ils ressemblaient au roulement de tambours gigantesques.
La marche funèbre et belliqueuse d’une armée morte.
Elle approchait.