Chasse et Messager
Les célébrations du 26 décembre furent moins festives qu’on ne l’avait prévu à Eden.
L’attaque du Tourmenteur hantait toutes les mémoires : une partie de la ville l’avait directement affronté, et l’autre s’en était fait conter l’horreur.
On songeait à préparer une cérémonie pour dire adieu à Elric.
Les deux jours suivants, la vie reprit à Eden, organisation des corvées, culture des champs, des potagers et des vergers, entretien des animaux, tours de garde, patrouilles extérieures, rédaction de toutes les nouvelles que rapportaient les Longs Marcheurs, travail de l’altération à l’académie…
Le troisième jour, Melchiot convoqua Matt dans une petite salle du Hall des Colporteurs pour faire le point sur le Tourmenteur, en prévision du prochain Conseil d’Eden. Matt s’y rendit avec Ambre et Tobias.
Ils parlèrent de ce qu’ils avaient ressenti, une menace singulière qui ne ressemblait à rien de connu, sinon au Raupéroden. Ils évoquèrent la présence inquiétante des orages cette même nuit, au nord, et le récit d’Amy.
– Tu crois qu’il existe une menace au nord ? demanda Floyd, également présent.
– Je m’interroge, répondit Matt. Le Raupéroden venait du nord, et pour ce que j’en sais, nous n’avons jamais vu de Pans ou même de Cyniks arrivant de plus loin que Chicago. C’est comme si le Canada avait disparu des cartes. Peut-être que l’origine de la Tempête est là-haut. Et notre Poste Avancé le plus septentrional a été attaqué !
– Je voudrais envoyer une troupe au nord, conclut Melchiot. Je soumettrai le projet au Conseil dans les prochains jours pour organiser rapidement cette mission. Tout ça est de plus en plus étrange.
Peu avant le 31 décembre – une autre fête était en préparation –, un groupe de quatre chasseurs revint après une longue journée de battue. Ils demandèrent à voir Floyd immédiatement, car ils le connaissaient bien, ils avaient confiance en lui et savaient qu’il était l’un des plus influents membres du Conseil d’Eden.
– Il y a eu un problème, rapporta Cliff, le plus âgé. Nous chassions du côté de la forêt de Keroll, au nord de la ville, lorsque nous sommes tombés sur la piste d’un gros sanglier. Antonio n’a eu aucune peine à nous guider jusqu’à l’animal et là…
Ses trois compagnons croisèrent les bras en même temps, mal à l’aise.
– C’était pas un sanglier normal ! lâcha Antonio avec un fort accent espagnol.
– Il était mort ! pesta un autre.
– Mort ? releva Floyd en passant la main sur son crâne rasé. Et alors ? Où est le problème ?
Les quatre chasseurs se regardèrent un instant avant que Cliff réponde :
– Il nous a chargés.
– Je croyais qu’il était mort ?
– Il avait les yeux vitreux, il ne respirait plus, et tout son poil était englué par une sorte de goudron. Oui, il était bien mort ! Nous lui avons planté six flèches dans la tête et il continuait de nous foncer dessus !
– Il a fallu l’altération électrique d’Owen pour que l’animal s’effondre, ajouta le quatrième chasseur. Et encore, il n’est pas resté longtemps au sol ! Juste assez pour qu’on grimpe tous dans un arbre. Ensuite il a reniflé la terre et il est parti en direction d’Eden. On l’a criblé de flèches jusqu’à ce qu’il titube et Owen a dû l’électrocuter à douze reprises pour qu’il ne bouge plus !
Owen acquiesça, les traits tirés, vidé de son énergie.
– Je vois, fit Floyd. Vous avez parlé de tout ça à d’autres que moi ?
– Non, répondit Cliff.
– Alors tenez vos langues, ça pourrait créer la panique en ville. Eden a besoin de souffler, ces derniers mois ont été longs et difficiles, la fête de fin d’année doit avoir lieu. Je me charge de prévenir le Conseil.
Floyd les fit sortir et s’adossa à la porte en soupirant.
Matt avait peut-être raison, il se passait quelque chose d’anormal au nord. Ce n’était pas une troupe qu’il fallait y expédier mais une petite armée.
Le lendemain midi, l’un des guetteurs de la tour Nord signala l’approche d’un cavalier. Son galop était si rapide qu’il soulevait un panache de poussière haut de plusieurs dizaines de mètres.
C’était un Long Marcheur qui arriva, épuisé, sur un cheval qu’il avait poussé à bout, proche de la rupture, les lèvres couvertes d’écume. Le cavalier descendit de sa monture et s’effondra.
– Je dois parler au responsable des Longs Marcheurs, murmura-t-il en s’agrippant à la manche du soldat qui le soutenait.
On l’aida à gagner le Hall des Colporteurs où Floyd et Tania le reçurent avec de l’eau fraîche et du jambon fumé sur du pain tiède.
– Bois et mange, dit Floyd, aucune nouvelle n’est urgente au point de coûter une vie. Tu as besoin de reprendre des forces.
Le garçon repoussa le plateau et se pencha vers Floyd qu’il saisit aux épaules. Il murmura :
– Un grand danger approche ! J’étais au village de Siloh, il y a quatre jours, et la veille de mon départ, un être étrange est entré en ville au crépuscule. Ce n’était pas un Cynik, bien qu’il ait eu la forme d’un homme, pas un Glouton non plus, mais j’ignore au juste de quoi il s’agissait. Il était enveloppé dans une grande cape, ses pieds et ses mains étaient couverts de fer et de cuir, comme une armure, mais on n’a jamais pu voir son visage, tout au fond d’un capuchon.
Floyd vacilla et se rattrapa à une chaise qu’il tira pour s’asseoir, imité par Tania.
– Continue, dit-il, fébrile.
– Il a traversé tout le village en silence, sous nos regards éberlués !
– Il ne vous a pas attaqués ?
– Non. Il a pulvérisé les portes pour y entrer, mais ensuite il l’a seulement traversé en observant chaque Pan sur son passage. On aurait dit qu’il… qu’il cherchait quelqu’un !
Le Long Marcheur avait le regard vide sans que Floyd puisse discerner si c’était à cause de l’épuisement ou parce que sa mémoire lui refusait les images cauchemardesques du Tourmenteur. Car il ne faisait aucun doute que c’était lui.
– Ensuite, poursuivit le Long Marcheur, il a fini par s’arrêter au milieu de Siloh et il s’est penché vers le Pan le plus proche de lui. Avant même qu’on puisse réagir, il avait saisi la tête du malheureux qui s’est mis à convulser. Ses yeux sont devenus tout blancs, il bavait et criait ! C’était horrible ! Le garçon a seulement dit « Eden est au sud, au sud ! Pitié ! » et la créature l’a lâché. Quatre gardes ont sauté sur le monstre, ils sont morts presque aussitôt, comme sous l’effet d’une magie diabolique ! Nous ne pouvions rien faire ! C’était atroce ! Et puis la créature est ressortie par la porte Sud, et nous ne l’avons plus revue.
– Il y a quatre jours, dis-tu ?
– Tout juste. J’ai pris le cheval le plus résistant et j’ai galopé jusqu’au hameau de Canaan, où j’ai pu en changer. Je ne me suis pas arrêté. Je n’ai pas croisé le monstre, ça veut dire qu’il n’a pas emprunté le chemin le plus court, mais il est en route, quelque part ! Il vient à Eden, et il cherche quelqu’un !
Floyd se passa la main sur le crâne, la sensation du duvet qui repoussait le calmait lorsqu’il était nerveux.
– Tu as bien fait, dit-il après un moment de réflexion. Cette chose, elle marchait ? Elle n’avait pas de monture ?
– Je ne crois pas. En tout cas je n’en ai pas vu. Les routes entre Siloh et Eden sont des sentiers. Si elle ne connaît pas le chemin, elle pourra se perdre dans le Bourbier de Yalhan ou dans la forêt Tentaculaire. Au pire, elle atteindra Eden d’ici à demain soir, au mieux dans quelques jours.
Floyd se leva sous le regard anxieux de Tania.
Il n’y avait plus une seconde à perdre.
Eden devait s’armer et se préparer au pire.