Volatilisé !
Zélie posa l’oreille sur le battant pour s’assurer que la personne qui passait dans le couloir ne venait pas vers les appartements du Buveur d’Innocence.
Les pas s’éloignaient.
Elle avait un peu de temps devant elle.
Elle commença par déverrouiller la porte. Si Maylis devait accourir pour la prévenir d’un danger, elle pourrait ainsi entrer.
Le hall était immense, un large escalier qui se dédoublait grimpait vers une mezzanine, le tout éclairé par un lustre garni de bougies.
Je dois localiser sa chambre, ou son bureau, c’est là qu’il cachera ses papiers !
Zélie poussa deux portes pour découvrir une réserve et une cuisine, ce niveau devait être entièrement dédié à la vie quotidienne, aussi opta-t-elle pour l’étage, susceptible d’abriter des pièces plus intimes.
Elle grimpa les marches en grimaçant à cause de sa cheville meurtrie.
La galerie qui surplombait le hall était décorée d’imposants tableaux représentant des enfants. Tous arboraient une expression craintive ou soumise.
Quel genre d’homme peut aimer des œuvres pareilles ? Un malade mental !
Il n’était pas le Buveur d’Innocence pour rien. Beaucoup de rumeurs circulaient à son sujet, dont sa passion pour les enfants jeunes qu’il réduisait en esclavage, parfaites petites marionnettes destinées à le servir.
Zélie eut un frisson qui la traversa des pieds jusqu’au bout des doigts.
Elle s’arrêta devant une porte à double battant qu’elle poussa prudemment. D’un rapide coup d’œil, elle découvrit un salon rouge et rose : des velours épais, des banquettes moelleuses, des rideaux lourds et du tissu sur les murs, des tableaux d’animaux dans des cadres dorés.
Zélie se glissa à l’intérieur et fonça vers le secrétaire au fond de la pièce. Il flottait dans l’air une désagréable odeur de tabac froid.
La jeune fille feuilleta rapidement des liasses de papier vierge pour s’assurer que rien n’y était dissimulé, souleva l’encrier, le presse-papiers, et sonda les tiroirs sans rien remarquer.
Si ce n’est le cendrier. Rempli de cendres, de coins de pages et de fragments de lettres carbonisées.
Il brûle ce qu’il reçoit ? Par prudence ?
Se méfiait-il de ses propres hommes ?
Il restait un tiroir verrouillé que Zélie n’avait su ouvrir.
Je peux y glisser la main, et puisque mes vêtements traversent la matière avec moi, je devrais pouvoir faire passer de petits objets…
Zélie se concentra à nouveau, longuement, pour ne pas rater son coup, puis lorsqu’elle se sentit prête, le cœur battant dans les tempes, elle plongea sa main droite à travers la matière.
Ses doigts effleurèrent plusieurs feuillets qu’elle fit rouler sous sa paume jusqu’à parvenir à assurer sa prise.
Concentrée sur ses gestes, sur son rythme cardiaque, sur le froid qui enserrait son poignet, elle commença à sortir le poing.
Ainsi focalisée sur le papier qui prolongeait son corps, elle avait le sentiment d’en sentir les vibrations.
Un bout de la feuille apparut, avec sa main.
Soudain elle sursauta.
Une partie du document s’était prise dans le bois du secrétaire et refusait de sortir.
Zélie redoubla de concentration et réussit à dégager sa main avec l’essentiel de son précieux butin. Une partie cependant s’était arrachée au passage.
Tant pis…
Elle déplia les feuilles froissées sur le sous-main en cuir et fronça les sourcils.
Des listes de noms.
Des dates.
Zélie tiqua. Cela lui disait quelque chose.
Les convois de Pans volontaires pour aider les mères Matur ! Et ceux qui sont descendus visiter Babylone ! Et là, les Pans qui ont décidé de vivre chez les Maturs !
Le Buveur d’Innocence avait conservé une liste de chaque Pan parti en terre Matur. La plupart concernaient les petits groupes qui aidaient à élever les nourrissons le temps qu’ils soient sevrés pour ensuite les emmener vers Eden.
La survie de l’espèce humaine passait par le courage de ces enfants et adolescents prêts à endosser un rôle qui n’était pas le leur.
Comme dans les temps anciens, où l’on devenait père ou mère pour la première fois à douze, treize ou quatorze ans.
Nous sommes revenus au Moyen Âge…
Zélie remarqua qu’en face de certains noms, en moyenne deux par convoi, le Buveur d’Innocence avait tracé une croix à l’encre.
Elle lut plusieurs fois chaque nom ainsi annoté jusqu’à les mémoriser et se concentra pour remettre les feuilles en place. Elles étaient froissées et déchirées mais il était plus prudent de faire comme si de rien n’était. Avec un peu de chance, le Buveur d’Innocence penserait qu’il avait lui-même chiffonné les pages.
Pourquoi garde-t-il ces listes ?
Elle n’aimait pas ça. Déjà, la dernière proposition des Maturs – autoriser les patrouilles civiles d’un peuple à entrer sur le territoire de l’autre – ne lui avait pas plu. Zélie craignait que ce ne soit le moyen de grappiller du terrain pour finir un jour par laisser les Maturs entrer librement dans Eden. Heureusement, cet accord tout frais interdisant les mouvements de troupes, aucune armée ne pouvait entrer chez les Pans.
Là, ce qui dérangeait le plus Zélie, c’était le mystère de ces listes. Elle ne voyait pas à quoi elles pouvaient servir, n’en discernait pas la sournoiserie.
Un claquement de semelles dans l’escalier la fit sursauter.
Quelqu’un approchait.
Avait-elle été démasquée ?
Zélie s’empressa de traverser le salon, sans bruit, malgré sa cheville douloureuse, et se posta dans l’embrasure de la porte.
Elle eut à peine le temps de distinguer une silhouette qui parvenait au bas du grand escalier.
Celle d’un enfant.
Zélie songea aussitôt à sa sœur, Maylis, qui venait la prévenir du retour imminent du Buveur d’Innocence, mais ce n’était pas elle, elle avait clairement distingué des cheveux courts et plutôt blonds.
Qu’est-ce qu’un Pan ferait ici ?
Son estomac se creusa tandis que le pire se dessinait dans son esprit.
Un prisonnier ?
Non, il a l’air de circuler librement, il n’y a aucun adulte avec lui.
Zélie se précipita dans la galerie, puis dans l’escalier, toujours avec la plus grande discrétion.
Elle grimaçait à cause de sa blessure mais cela ne l’empêchait pas de dévaler les marches.
La porte de la réserve se refermait.
Pendant le court instant où Zélie put distinguer l’intérieur de la pièce, elle vit qu’il s’agissait bien d’un jeune garçon, seul, et manifestement libre de ses mouvements.
Il ne l’avait pas entendue.
La porte se referma.
Zélie hésitait. Elle ne pouvait pas se jeter sur lui, même si c’était un Pan, sans être sûr qu’il était bien de son côté.
Il est jeune ! Aucun Pan jeune n’a jamais trahi ! Seuls les adolescents, quand ils approchent de l’âge adulte, basculent du côté des Maturs. Ça ne peut pas être un espion au service du Buveur d’Innocence…
Pourtant il était bien là, et apparemment il connaissait les lieux.
Zélie ne savait plus quoi faire.
Au loin, au-delà des appartements privés du Buveur d’Innocence, une porte claqua et des rires étouffés parvinrent jusqu’à la jeune fille.
Les Maturs commençaient à rentrer de la fête. Elle devait fuir, rester devenait trop risqué.
Néanmoins sa curiosité était piquée au vif.
Elle s’approcha de la porte de la réserve et la poussa doucement.
Tant pis, je dois savoir.
La pièce était pleine de boîtes de conserve récupérées parmi les vestiges de la civilisation disparue, de sacs de farine et de dizaines de bouteilles d’eau minérale.
Aucune trace du Pan.
C’est impossible ! Il n’y a pas d’autre accès !
Ni porte ni fenêtre.
Zélie entra en hâte et examina les lieux.
Il s’était volatilisé.
Cela ne pouvait s’expliquer que d’une seule manière.
Voilà qui devenait de plus en plus intéressant.
Le Buveur d’Innocence avait un passage secret sous ses appartements.
Et il n’était pas le seul à s’en servir.