Réminiscence cauchemardesque
Le souffle chaud de sa respiration caressait le visage de Matt.
Ambre était collée contre lui, ses lèvres si proches des siennes.
Sa poitrine s’écrasa contre son torse, et le cœur de Matt s’emballa.
Ses mains devinrent moites.
Ambre ferma les yeux. Son front effleura celui de son compagnon.
Puis ses lèvres tièdes cueillirent celles de Matt.
Avec douceur, elles jouèrent lentement à se découvrir, puis soudain se happèrent, et les mains d’Ambre se crispèrent contre lui, comme si une force électrique la traversait.
Sa langue chercha celle de Matt et tout le corps du garçon se réveilla.
Tout était bien réel.
Elle était contre lui.
Matt se mit à trembler.
Soudain quelque chose changea.
Matt pensa d’abord que c’était Ambre qui interrompait leurs caresses. Mais il réalisa qu’elle était tout entière abandonnée contre lui.
Ce n’était pas eux.
Mais autour d’eux.
L’environnement.
Quelque chose se passait.
Matt n’était plus concentré, Ambre le sentit et se recula.
– Ça ne va pas ? demanda-t-elle de sa voix douce.
Sans répondre, Matt scrutait les alentours, les centaines de bancs de pierre dans la nuit, la longue scène tout en bas, puis le bois au-delà, et l’ombre mouvante des arbres dans le vent.
La lumière n’était plus la même. La petite lanterne à huile aux pieds d’Ambre n’éclairait plus. Jusqu’à présent ils avaient eu une vue globale de l’amphithéâtre grâce aux étoiles.
Elles ont disparu ! constata Matt.
Il leva la tête, s’attendant à découvrir un gros nuage qui masquait la voûte céleste.
Une spirale de formes noires tournait à l’aplomb de leur couple, à cinquante mètres d’altitude.
Plusieurs centaines d’oiseaux virevoltaient en silence, recouvrant tout l’amphithéâtre d’un manteau de ténèbres.
– Bon sang ! gronda brusquement Matt. Qu’est-ce que ça veut dire !
– Ils décrivent des cercles… au-dessus de nous !
– Ça me rappelle de mauvais souvenirs avec des chauves-souris !
– Tu penses à Colin ? Son altération pour communiquer avec les oiseaux ?
Matt secoua la tête.
– Pourquoi ferait-il ça ? C’est la paix entre Maturs et Pans. Non, c’est autre chose. Viens, ne restons pas là, je n’aime pas ça.
À contrecœur, Matt prit Ambre par la main et l’entraîna en bas de l’amphithéâtre où ils longèrent la scène.
La masse tourbillonnante se déplaça en même temps.
– Ils nous suivent ! lança Ambre, paniquée.
– Il faut rentrer en ville, se mettre à l’abri.
Cette fois, Matt s’était ressaisi, la chair de poule et les frissons de désir s’étaient dissipés.
Ambre désigna le « Bois qui grince ».
– Là-bas nous serions protégés par les branches.
– Trop loin des habitations. Si ça se passe mal…
Au-dessus d’eux, les oiseaux volaient en cercle, sans un bruit, ne levant qu’un léger vent tourbillonnant.
– Ils ne sont pas normaux, Matt, je le sens.
Soudain un éclair illumina l’amphithéâtre, accompagné d’un coup de tonnerre assourdissant.
Matt avait sursauté, crispé, le visage tendu vers l’ouest, vers la butte surmontée d’un rempart de rondins taillés en pointe.
– Matt, lança Ambre qui avait senti la terreur s’emparer de son ami, ce n’est pas ce que tu crois. C’est juste un orage, d’accord ? Ce n’est pas lui. Il a disparu, tu te souviens ? Le Raupéroden est mort. Allez, viens, il faut partir.
Matt acquiesça lentement.
– En ville, rentrons à l’abri.
Ils s’élancèrent dans la nuit, contournant la grande colline pour rejoindre le sentier qui traversait la friche. Des barrières de ronces, de fougères et de hautes herbes les séparaient encore des premières maisons. Le sentier serpentait au milieu de cet amas végétal, grimpant, zigzaguant, descendant, parfois étroit, souvent dangereux à cause des nombreuses racines qui agrippaient les chevilles.
Matt en tête tenant fermement la main d’Ambre, ils filaient, précédés de la lampe à huile.
Le vent s’était brusquement levé, faisant bruisser les feuilles, secouant les tapis de fougères et la nature tout entière jusqu’à la rendre bruyante et inquiétante.
Trois nouveaux éclairs révélèrent le paysage, scandés par les grondements qui roulèrent au-dessus d’Eden comme un gigantesque tonneau près de s’abattre sur la ville.
Matt courait, entraînant la jeune fille.
Il ralentit un instant pour vérifier s’ils avaient gagné du terrain sur la nuée d’oiseaux noirs et constata avec anxiété que ces derniers étaient toujours là, au-dessus d’eux.
Ils nous suivent !
Tout à coup, l’un d’eux fondit en piqué, aussitôt imité par une centaine d’autres. La pointe du vol s’abattit à deux mètres devant Matt et Ambre avant de redresser la trajectoire et de remonter vers le ciel.
Ils venaient de leur barrer le chemin, de manifester leur intention de les stopper.
– Ils ne veulent pas que nous passions par là ! cria Ambre. Comment est-ce possible ? On dirait qu’ils savent ce qu’ils font !
– Je l’ignore mais ce n’est pas eux qui commandent ! Viens !
Matt se préparait à repartir et à poursuivre leur fuite lorsqu’un oiseau surgit devant lui, bec ouvert, ailes déployées, les serres prêtes à crocheter.
Par réflexe, Matt lui assena un coup du revers de la main. Son altération de force suffit à briser les os de l’oiseau et à l’expédier dans un nid de ronces.
Une traînée noire et grumeleuse recouvrait le dessus de sa main.
– Qu’est-ce que c’est ? Du sang ? fit Ambre.
Matt secoua la tête et porta la substance à son nez.
– Ça sent fort… Du pétrole ! Et du goudron je crois.
Ambre saisit aussitôt la lampe à huile et l’écarta de son ami.
– Mauvais mélange !
– Tobias avait raison ! Il en a vu un comme ça ce matin !
Déjà, plusieurs dizaines de volatiles fondaient sur Matt ; Ambre n’eut que le temps de le tirer en arrière avant que les becs ne frappent.
Les adolescents couraient à nouveau, revenant sur leurs pas.
– Le bois ! s’écria-t-elle entre deux coups de tonnerre. C’est notre seule chance !
Ils coururent dans la nuit, à la lueur de leur lampe à huile, ballottée par les rafales de vent qui s’intensifiaient.
Puis elles cessèrent brusquement.
Matt ressentit des fourmillements sur la nuque.
Il connaissait cette impression.
Être pris au milieu d’une tempête et atteindre l’œil du cyclone.
Comme avec le Raupéroden.
Il stoppa leur course.
– Qu’y a-t-il ? demanda Ambre.
Matt désigna le ciel.
Les oiseaux tournaient autour d’eux, mais cette fois ils avaient laissé un espace vide au milieu, formant une couronne de corps de toutes tailles.
– Quelque chose se prépare, chuchota Matt.
La silhouette apparut au détour du sentier. Une forme humaine de deux mètres de haut enveloppée dans une longue toile noire ne laissant qu’un trou de ténèbres à la place du visage.
Matt fut traversé par une terreur absolue.
Ses membres cessèrent aussitôt de lui obéir.
Le Raupéroden se dressait à cinq mètres de lui.
La créature s’immobilisa, sa face de néant braquée sur eux.
À bien y regarder, elle n’était pas tout à fait comme le Raupéroden. Il ne s’agissait pas que d’un drap de ténèbres flottant dans l’air avec un immense crâne effrayant au centre, mais l’apparition était dotée de bras et de jambes. Sous la toile qui lui servait de manteau, des gants de cuir recouverts de bouts de métal cliquetaient, et de grosses bottes de cuir et d’acier dépassaient du tissu. Là où le Raupéroden ressemblait à un monstre éthéré, la créature tenait plus de l’homme.
Elle ressemblait à la Mort.
Il ne lui manquait que la grande faux.
Un souffle rauque jaillit de sous le capuchon.
Semblable à un grognement de satisfaction.
Une des mains gantées se tendit vers Matt.
Et il lui sembla que le cuir ne recouvrait pas la main, mais était la main, avec des veinures et des tremblements à sa surface, pareils à une réaction épidermique. Les insertions de métal couvraient chaque articulation, et l’extrémité des doigts dessinait des griffes tranchantes.
Matt repoussa Ambre derrière lui.
– Dès que je te le dis, tu cours de toutes tes forces, dit-il par-dessus son épaule.
– Je ne te laisse pas.
– Fais ce que je te dis. J’arriverai peut-être à le ralentir le temps que tu prennes assez d’avance pour atteindre le bois. Ensuite tu le traverses vers l’est et tu retournes en ville en longeant les fortifications. De là tu pourras aller chercher des renforts.
– C’est un grand détour ! Jamais tu ne tiendras si longtemps !
La créature se mit à avancer d’un pas lourd vers les deux adolescents.
– Nous n’avons pas le choix ! lança Matt en se préparant à frapper de toutes ses prodigieuses forces.
La créature accéléra sur les derniers mètres.
– Maintenant ! hurla Matt.
Le garçon fit un bond de côté pour surprendre son assaillant et lança son poing avec toute la puissance dont il était capable, accompagnant le geste d’une rotation du buste et du poids de tout son corps.
Le coup allait être dévastateur.
Il vint cueillir le monstre en pleine poitrine.
Le poing traversa la cape et heurta une surface dure, métallique, qui s’enfonça sous l’impact.
N’importe quel homme aurait eu la colonne vertébrale brisée. Une mort presque instantanée.
Pourtant la créature ne fit que reculer d’un mètre, à peine gênée par le choc.
Elle sembla décontenancée un instant, puis se redressa et fit de nouveau face à Matt.
Une lueur rouge, presque imperceptible, s’alluma sous le capuchon, mais Matt ne put voir s’il s’agissait de ses yeux.
Le monstre tendit sa main gantée vers lui et un trait gris en jaillit.
Matt reçut le coup de poing invisible au creux de l’estomac et tomba à genoux en gémissant.
Le trait gris s’enroula autour de lui comme un fouet et se resserra brutalement, arrachant un cri au garçon.
Sa peau se mit à le torturer comme si le lien était enflammé. Il avait l’impression de brûler.
Matt avait le souffle court, la douleur devenait insupportable.
Du coin de l’œil, il vit qu’Ambre reculait lentement, effrayée. Elle n’avait pas couru vers le bois, elle avait refusé de l’abandonner.
La créature se rapprocha en émettant un grondement pareil à celui des flammes dévorant des bûches.
Matt rassembla ses forces, malgré la douleur de plus en plus vive, et contracta ses muscles pour faire craquer le lien qui brûlait ses épaules et ses bras.
Mais rien ne se produisit.
Le monstre ouvrit la main pour saisir la tête de Matt et ce dernier comprit qu’il allait la lui presser comme une orange.
Il ne put rien faire.
Sauf voir l’éclair rouge traverser l’air depuis le sommet de l’amphithéâtre et frapper la créature en pleine poitrine.