19.

Canaan

Matt se sentait observé.

Plume ronflait juste au-dessus de lui, il pouvait sentir son odeur.

Il ouvrit les paupières avec difficulté, aveuglé par la lumière du petit matin. Il n’avait plus si bien dormi depuis leur départ.

Il vit Chen, Tobias et Tania qui le regardaient en chuchotant, retenant à grand-peine leurs rires.

– Oh les amoureux ! railla Chen sur un ton enfantin.

Matt réalisa alors qu’Ambre était lovée contre lui et qu’il la tenait dans ses bras, duvet contre duvet.

– Bande d’idiots ! s’emporta-t-il en se redressant.

Le temps était maussade. Un plafond de nuages gris et bas menaçait.

Ils rééquipèrent les chiens et se remirent en route, à sept marcheurs cette fois. Ambre s’était trouvé un long bâton qui lui servait de canne, et se fit un devoir de suivre le rythme. Matt la connaissait assez pour savoir que même les pieds en sang, elle ne se plaindrait pas. C’était à lui d’être vigilant, de l’arrêter avant qu’elle ne dépasse ses limites.

La pluie se mit à tomber avant midi, des gouttes épaisses et fraîches qui les trempèrent en peu de temps.

Floyd et Amy, en Longs Marcheurs prévoyants, s’étaient équipés de capes imperméables.

Matt n’aimait pas la pluie. Elle obligeait à baisser la tête et masquait la visibilité.

Il comprit qu’ils traversaient les ruines d’une ville lorsqu’ils longèrent un immeuble recouvert de feuilles, de racines et de mousse. Aussi loin que sa vue portait, il discernait d’autres formes, des bâtiments, des feux de croisement devenus pergolas végétales, des places colonisées par les fougères, et parfois des buildings entiers effondrés, leurs gravats transformés en collines où poussait déjà ce qui serait bientôt des arbres majestueux. La nature avait fait le travail de plusieurs dizaines d’années en à peine douze mois.

Elle avait été dopée. Et brusquement, Matt comprit pourquoi l’hiver tardait à venir. La Tempête avait modifié l’ADN végétal pour le stimuler mais, par prudence, elle avait également affecté le cycle des saisons, pour ne pas exposer trop rapidement cette nature fraîchement relancée à des conditions trop rudes. Il n’y aurait probablement pas d’hiver cette année. Le temps pour la végétation et les animaux de solidement s’enraciner et se développer dans leur nouvel écosystème.

C’était assez logique en fait.

– Et si nous allions nous abriter quelque part en ville ? proposa Tania.

– Mieux vaut éviter, confia Amy. Les animaux s’y sont installés, ils sont à présent dans tous les halls, dans les égouts et les centres commerciaux. Ça fourmille de prédateurs là-dedans.

– Alors oubliez ce que j’ai dit ! corrigea Tania en jetant des coups d’œil peu rassurés en direction des ruelles et des portes entrouvertes.

La nuit tomba avant que la pluie ne cesse.

Dormir dans ces conditions était impossible à moins de débusquer un abri. Matt avait espéré un secteur plus vallonné où trouver une grotte, ou au moins des rochers de taille suffisante.

Pour ce soir, il allait falloir se résoudre à sortir les tentes, ce qui ne permettrait pas d’allumer un feu pour se réchauffer et sécher ses vêtements.

– Nous n’allons plus tarder à nous arrêter, prévint Matt. Inutile de continuer dans ces conditions avec la nuit qui tombe.

– Nous sommes presque arrivés au hameau de Canaan, l’avertit Floyd. C’était notre objectif du jour avec Amy.

Matt fit la moue.

– Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Je préférerais éviter de nous faire remarquer.

– Ce sont des Pans, rappela Amy. Ils sont avec nous !

– Mais si un Tourmenteur passe leur rendre visite et les interroge comme ils savent le faire… Vous voyez où je veux en venir ?

– Nous avons une bonne avance sur celui qui était à Eden avant-hier, précisa Floyd. Nous sommes trempés. C’est l’un des rares moments où nous pourrons dormir dans de vrais lits, et nous réapprovisionner en toute sécurité. Ensuite il n’y aura plus que Siloh à deux ou trois jours de marche.

– Nous contournerons Siloh, rectifia Matt. N’allons pas là où les Tourmenteurs sont déjà passés.

– Raison de plus pour nous arrêter ce soir à Canaan ! insista Floyd.

Matt soupira. Il était probablement trop prudent.

Limite paranoïaque.

– Bon, très bien.

Tania et Tobias se tapèrent dans la main, comme deux sportifs complices qui viennent de marquer des points.

Deux kilomètres plus loin, ils parvinrent à un rempart de bois. La route s’arrêtait devant une double porte surmontée d’une passerelle. Floyd cogna trois fois lourdement contre l’un des battants.

– Avec ce déluge, j’espère qu’ils vont nous entendre !

Un Pan grimpa sur la passerelle qui les surplombait et s’écria :

– Qui va là ?

– Floyd et Amy, Longs Marcheurs, avec nos compagnons de voyage. Nous demandons le gîte pour la nuit.

– Amy ? Amy Drowing ?

– Moi-même.

– Je descends ma lanterne pour vous voir !

Le Pan accrocha l’anneau de sa lampe à un hameçon et se servit d’une canne à pêche pour descendre la lanterne qui illumina les visages des deux Longs Marcheurs.

– Amy ! s’exclama-t-il. C’est bien toi ! Je vous ouvre !

On actionna plusieurs verrous et la porte recula pour laisser passer le Pan emmitouflé dans sa cape imperméable.

– Désolé pour ces mesures, dit-il, mais les nouvelles du nord sont alarmantes ! Venez vous mettre au chaud !

– Quelles nouvelles ? s’enquit Matt précipitamment.

– Il y a à peine une semaine, un cavalier qui a changé de cheval ici nous a dit de nous méfier, qu’une force surnaturelle viendrait probablement du nord.

Le Long Marcheur qui descendait de Siloh, celui qui avait vu le Tourmenteur partir pour Eden, comprit Matt.

– Et vous avez vu quelque chose depuis ?

– Non. Mais on ne va pas s’en plaindre ! Venez, ne restez pas sous la pluie !

Ils traversèrent une petite place. Canaan n’était constitué que de six maisons, quelques granges et un bâtiment principal, haut d’un étage, qui occupait la moitié du hameau à lui tout seul.

– Laissez vos chiens à Ludwig, à l’étable, il va s’en occuper.

– Nous allons nous en charger, intervint Matt. Ils apprécieront.

Après avoir déchargé les animaux, ils les brossèrent et Ludwig, un jeune Pan aux longs cheveux roux, qui boitait, leur apporta des sacs de nourriture.

– Ils doivent être affamés les pauvres !

– Tu aimes les chiens ? devina Ambre.

– Je les adore ! Et j’en avais jamais vu d’aussi grands ! On m’en avait parlé, mais c’est la première fois que je les approche !

– Tu n’étais pas à la Grande Bataille ?

– J’avais une infection au pied, avoua-t-il, honteux. J’ai failli le perdre.

Ambre lui tapota la main.

– N’aie pas de regrets. Ce n’était pas un beau moment de notre histoire.

Ils se dirigèrent vers le bâtiment central de Canaan, d’où émanaient de la lumière et une alléchante odeur de pot-au-feu.

La grande pièce rassemblait l’essentiel de la population du hameau, soit une petite vingtaine de Pans en tout et pour tout. Ils étaient attablés par petits groupes, discutant en dînant, jouant aux dés pour certains, devant une imposante cheminée où bouillonnaient trois marmites qui dégageaient une chaleur rassurante.

L’arrivée des visiteurs provoqua un profond silence et attira tous les regards.

– Mes amis, s’exclama le garde qui leur avait ouvert, bienvenue à Canaan !

Ce fut comme un signal. Deux adolescents se levèrent pour proposer leur aide afin d’aller étendre les affaires mouillées près du feu tandis qu’un troisième invitait les visiteurs à se changer dans une autre pièce.

Une fois secs, les nouveaux venus furent installés presque de force à la table du milieu, la plus grande, où vinrent s’asseoir cinq Pans, bientôt imités par leurs camarades. Toute la population de Canaan se massa, debout, autour de la table.

– Notre hôte s’appelle Barney, présenta Amy.

– Pour vous servir ! fit Barney en se penchant jusqu’à ce que ses mèches trempent dans son bol de soupe, ce qui déclencha l’hilarité générale.

– Merci de nous accueillir, dit Matt en adressant un signe de tête un peu gêné à l’assemblée. Nous ne resterons pas longtemps, rien que cette nuit. Nous repartons demain matin, à la première heure.

– Vous êtes la prochaine garnison de Fort Punition ? demanda une fille.

– Non, fit Chen. Nous sommes en mission !

– En mission ? répéta-t-elle, les yeux brillants.

– Non, enfin, pas tout à fait, balbutia Matt. Nous allons dans la région de Siloh.

– Avec deux Longs Marcheurs ? nota Barney. Ça doit être une mission importante !

– Nous allons répertorier les différentes espèces botaniques, inventa Floyd.

– Ah.

L’assemblée était déçue. Cela manquait de panache et d’héroïsme.

Matt adressa un regard de gratitude à Floyd qui savait être plus discret que Chen.

– Pourriez-vous nous ravitailler en nourriture ? s’informa Matt.

– Bien entendu.

– Si ça pouvait être fait ce soir… Nous partirons très tôt. Je vous remercie.

– On s’en occupe, lança un grand garçon tout maigre en entraînant ce qui devait être son frère jumeau.

– Quelles sont les nouvelles ? questionna Barney.

– Vous n’avez pas reçu la visite d’un Long Marcheur dernièrement ? interrogea Floyd.

– Amy, il y a quinze jours, mais c’était… en coup de vent, et elle n’a pas été très bavarde ! Ce cavalier il y a moins d’une semaine, celui qui n’a fait que changer de cheval et nous prévenir de nous méfier, que ça bardait au nord. Ah, et j’allais oublier : Walton il y a six jours environ. Il venait de l’est. Vous avez dû le voir arriver à Eden depuis.

Floyd et Matt échangèrent un regard plein de tristesse.

– Walton est mort, confia le Long Marcheur.

– Oh.

Les visages s’attristèrent. Tous savaient que la vie des Longs Marcheurs ne tenait souvent qu’à un fil, mais apprendre le décès de l’un d’eux faisait toujours un choc.

– Nous allumerons une bougie en sa mémoire, proposa une adolescente qui approchait de l’âge adulte.

Barney se tourna vers Amy :

– Alors, cette fois-ci non plus tu ne restes pas ?

La petite blonde secoua la tête.

– En tout cas, reprit-il, tu as meilleure mine que la dernière fois. On aurait dit que tu avais croisé un fantôme.

Amy plongea son nez dans son bol de soupe.

Comme personne ne parlait, Barney s’exclama :

– Eh bien ! Faut-il que nous allions nous-mêmes à Eden pour avoir des nouvelles fraîches ?

Floyd entreprit de leur faire un compte rendu des dernières négociations entre Maturs et Pans à la forteresse de la Passe des Loups, puis, après une longue hésitation, décida d’aborder le sujet des Tourmenteurs :

– Un nouveau danger a été découvert : les Tourmenteurs. Nous ignorons encore ce qu’ils veulent mais ils sont très dangereux. Si vous en voyez, fuyez-les. Ne cherchez surtout pas le conflit.

– À quoi ressemblent-ils ? demanda une voix dans l’assemblée.

Floyd haussa les sourcils.

– À la Mort, dit-il tout bas après avoir cherché d’autres mots en vain. Ne vous en approchez sous aucun prétexte, et surtout : ne les laissez pas vous toucher.

Barney acquiesça avec beaucoup de sérieux.

– C’est de ça que parlait le cavalier qui est passé il y a une semaine, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Laissez-les manger un peu ! intervint la Pan plus âgée en apportant une marmite fumante.

Elle leur servit du pot-au-feu avec des pommes de terre charnues, des carottes et des oignons confits qu’ils dévorèrent rapidement.

Un garçon qui arborait un épais duvet sombre sur la lèvre supérieure s’approcha de Matt.

Il le dévisagea.

– Je peux t’aider ? demanda Matt.

– Tu es Matt Carter, pas vrai ?

– Euh… oui, balbutia-t-il. On s’est déjà rencontrés ?

– Je t’ai reconnu, sourit fièrement le garçon. À la forteresse de la Passe des Loups. J’étais là quand tu es rentré avec tes cavaliers, sur les chiens géants. C’était incroyable !

Barney scruta Matt avec une fascination nouvelle.

– Matt Carter ? Formidable ! Un héros à Canaan !

– Non, attendez, je n’ai rien d’un héros. Vraiment.

– J’étais là ! insista le garçon à la petite moustache. Ne joue pas les modestes ! Tu as massacré des centaines de Cyniks à toi tout seul !

– Ce n’est pas vrai. Et quand bien même ça le serait, il n’y aurait rien de glorieux là-dedans. Tuer n’est pas héroïque.

– C’étaient nos ennemis ! s’emporta le garçon.

– C’étaient nos parents, lui répliqua Matt aussitôt en le fixant droit dans les yeux. Nous avons tué nos parents.

Ce qui calma à la fois son interlocuteur et les spectateurs.

Matt sonda celles et ceux qui les entouraient pour s’assurer qu’ils n’avaient pas reconnu Ambre. C’était la dernière chose qu’il voulait : que tout le monde sache que la porteuse du Cœur de la Terre était en route pour le nord.

La plupart le regardaient lui.

Il finit son repas sans traîner.

La moitié de la salle était retournée s’asseoir, jetant de brefs coups d’œil dans la direction de Matt.

Lorsqu’ils eurent terminé de dîner, Barney s’approcha :

– Pour dormir, nous vous avons installés dans les chambres à l’étage, c’est un peu spartiate, mais les voyageurs entre Siloh et Eden ne s’en sont jamais plaints.

– Ça sera très bien, j’en suis sûr, répondit Matt. Barney, pour tout à l’heure… Je suis désolé si j’ai été un peu sec avec ton ami.

– T’en fais pas. Et puis tu as raison. Par ici on préfère ne pas trop parler de ce qui s’est passé avec les Cyniks… Des souvenirs souvent douloureux remontent à la surface sinon.

Le cri strident d’un enfant fit sursauter tout le monde.

Une fillette se tenait, horrifiée, sur le seuil de la pièce où s’étaient changés Matt et les siens.

Floyd et Tobias se précipitèrent, suivis par Matt.

Le garçon à la moustache gisait, inconscient, dans une mare de sang, l’épée de Matt à ses côtés. Le sang s’écoulait d’une vilaine plaie au bas de sa cuisse.

– Oh non ! s’écria Barney. Samy, qu’as-tu fait !

– Il a joué avec mon épée, comprit Matt en s’agenouillant à ses côtés. Il saigne beaucoup. Vous avez un docteur ou quelqu’un capable de prodiguer des soins avec son altération ?

– Pas vraiment. Mais on a déjà recousu des blessures.

– Celle-ci est trop profonde, j’ai peur qu’il ait touché l’artère. Vous n’avez personne dont l’altération permette au moins de cautériser la plaie ?

Barney secoua la tête.

– Il… Il va mourir ?

Matt ne sut que répondre. Il pressait la plaie pour l’empêcher de saigner mais il craignait une hémorragie interne. Si c’était le cas, Samy n’avait plus que quelques minutes à vivre. Matt n’avait presque aucune connaissance médicale, tout juste des rudiments appris au cours de l’année, rien de bien sérieux, il savait à peine poser correctement un pansement.

Ambre entra dans la pièce.

– Sortez, dit-elle. Sortez tous, sauf Matt et Tobias.

Matt ignorait ce qu’elle avait en tête mais il lui faisait confiance. Il insista avec une autorité surprenante :

– Dehors ! Vite !

Tous s’exécutèrent et Floyd ferma la porte.

– Que veux-tu faire ? demanda Matt.

– Tenter le tout pour le tout.

Elle s’agenouilla pour poser ses mains sur la blessure de Samy, tandis que Matt pressait dessus pour stopper l’hémorragie comme il le pouvait. Ambre ferma les yeux.

– Tu n’as pas ce pouvoir ! s’étonna Matt.

– Depuis que le Cœur de la Terre est en moi, j’abrite une énergie gigantesque. Je déborde de vie. De toute façon, si je n’essaye pas, il est mort.

Matt l’arrêta en la retenant par le bras.

– Ne fais pas n’importe quoi. Pour ta santé, c’est peut-être dangereux.

– Laisse-moi, dit-elle doucement mais avec détermination.

Matt ne put que la contempler en pleine action, comprimant au mieux la blessure.

Ambre se concentra et pendant une minute il ne se passa rien.

Après quoi elle serra les mâchoires, comme si elle souffrait, et Matt hésita à l’interrompre.

Brusquement, il sentit une chaleur nouvelle se répandre sur la peau de Samy, là où il pressait la plaie avec Ambre.

D’une main, elle chassa celle de Matt et une petite fumée rouge s’échappa d’entre ses doigts.

Samy poussa un long gémissement de douleur sans pour autant se réveiller.

Il se mit alors à transpirer, tout comme Ambre.

La fumée rouge devint plus épaisse et la jeune fille étouffa un cri de souffrance.

Cette fois c’en était trop, Matt voulut la tirer en arrière mais Tobias le saisit par les épaules.

– Laisse, il faut qu’elle continue.

Le corps de Samy fut pris de convulsions, sa tête tressauta sur le parquet, et puis il s’immobilisa d’un coup.

Ambre leva les mains, en sueur.

Le sang ne coulait plus. À l’endroit de la plaie, la peau, toute fripée, striée, semblait brûlée.

– Je crois qu’il va vivre, conclut Ambre avant de basculer en arrière et de s’évanouir.