Les entrailles des hommes
L’armoire sentait la transpiration.
Perrault en était écœuré.
– Vous ne vous êtes pas lavés depuis quand ? s’indigna-t-il en regardant ses quatre soldats dans la pénombre du meuble.
Regards embarrassés.
– C’est une infection ! insista-t-il. Je ne vais pas rester là-dedans pendant des jours avec vous ! Je vous préviens, ce soir, après la relève, vous filerez tous vous plonger dans un bac d’eau savonneuse !
– Vous parlez trop fort, sergent, osa répondre l’un des hommes.
– Je chuchote ! répliqua Perrault.
– Vous croyez qu’on va entendre l’intrus d’ici ? demanda un autre. Si c’est un gosse, il ne fera pas de bruit et on va passer pour des crétins ! Et si on se cachait plutôt derrière les rideaux ?
– Sous le lit, dans la chambre, proposa le troisième.
– Sigmund est déjà sous le lit, et Carl derrière les rideaux. Si un gamin entre dans les appartements du Buveur d’Innocence, il ne pourra pas leur échapper.
– Bon. Mais tout de même, ici c’est exigu.
– C’est l’odeur qui est insoutenable ! Voilà ce qui se passe quand on ne s’occupe pas de soi ! Insupportable !
Cinq heures qu’ils attendaient ainsi, et Perrault soupçonnait les gardes précédents, avec le sergent Andersen, d’avoir déjà imbibé l’armoire de leur pestilence.
Il manquait d’air.
Quelque chose grinça dans la pièce mitoyenne, une porte, supposa Perrault.
– Vous avez entendu ? demanda-t-il.
– Oui. On sort ?
– Attendez. Il faut être sûr de surprendre l’intrus. Qu’il n’ait pas le temps de s’enfuir.
Nouveau grincement.
– Cette fois, ça ne fait aucun doute, sergent, il y a quelqu’un dans le hall !
Perrault acquiesça. Il hésitait tout de même. Il voulait tellement bien faire, n’intervenir que pour réussir à attraper l’indiscret, qu’il n’osait donner l’ordre, attendant le moment idéal.
– Sergent, Sigmund et Carl ne passeront pas à l’acte si nous n’y allons pas d’abord, insista son second.
– D’accord, d’accord. Vous êtes prêts ? Vous avez vos armes en main ? Alors allons-y !
Perrault poussa la porte et sauta dans le salon avec ses soldats.
Il n’y avait personne, mais les grincements provenaient de la pièce d’à côté. Il s’élança et bondit dans le hall au moment où résonnait le déclic d’un pêne de serrure.
– La réserve ! comprit-il.
Il donna un coup de pied dans la porte pour l’ouvrir et jaillit tel un diable de sa boîte.
La réserve pleine de conserves, de bouteilles d’eau et de sacs de céréales l’accueillit dans un silence glacial.
Il n’y avait personne.
Perrault donna des coups de pied dans les sacs, renversa des cartons de vivres et lança une bordée de jurons.
– Bon sang ! s’écria-t-il. Il y avait quelqu’un ici ! Allez me chercher Carl et Sigmund ! Ils connaissent la forteresse mieux que quiconque !
Les deux soldats rejoignirent leurs camarades et se postèrent à l’entrée de la réserve.
– Vous êtes certain ? demanda le premier.
– Catégorique.
– Vous ne l’avez pas rêvé, sergent, vous êtes sûr ? insista Sigmund.
– Puisque je vous le dis ! Vous n’avez rien entendu de votre côté ?
Sigmund examina les lieux sans répondre, bientôt imité par Carl, tels deux chiens renifleurs flairant une piste.
– C’est caché, fit le premier.
– Oui, c’est passé dans le réseau collectif souterrain.
– Qu’est-ce que vous baragouinez tous les deux ? s’énerva Perrault.
– L’intrus est dans l’inconscient de la forteresse, statua Sigmund.
– Pardon ?
– L’inconscient collectif, insista Carl. Sur lequel est construit ce château, sergent. Tout simplement.
– Vous ne pouvez pas vous exprimer comme tout le monde ?
– Ce que nous sommes en train de dire, c’est que l’intrus est passé de l’autre côté. Dans le dédale sur lequel repose le donjon.
– Et par où on passe pour le suivre ?
– Mieux vaut ne pas essayer. Un labyrinthe complexe, un vrai cloaque pour celui qui ne connaît pas.
– En effet, ajouta Sigmund. Il est préférable d’attendre qu’il ressorte. Car tout ce qui entre doit ressortir tôt ou tard.
Perrault était décontenancé.
– Comment vous savez ça, vous ? demanda-t-il. Je ne suis même pas au courant !
– Chacun sa fonction, expliqua Sigmund. Le Buveur d’Innocence nous a initiés. Nous y descendons parfois pour travailler.
– Mais seulement avec un bon guide, ajouta Carl.
– Travailler ? releva Perrault.
– À son œuvre.
– N’en dis pas trop ! le sermonna Sigmund. Il y a des secrets qui doivent rester cachés.
– Vous deux, vous êtes vraiment atteints ! pesta Perrault.
– Vos meilleurs limiers, sergent, ne l’oubliez pas.
Perrault soupira en rangeant son épée dans son fourreau.
– Bon, on va attendre ici que ce qui est entré se décide à ressortir, dit-il en insistant sur les mots.
Sur quoi il ordonna à Carl et Sigmund de rester en faction dans la réserve pendant qu’il allait s’allonger sur le divan du salon.
Zélie attrapa sa sœur par le bras.
– Tu as entendu ? demanda-t-elle.
– Non. Quoi ?
Zélie dressa l’oreille pour vérifier, mais les murs étaient trop épais.
– Rien, finit-elle par dire, j’ai dû rêver.
Les sœurs avaient suivi leur stratégie à la lettre, Zélie avait traversé les portes pour les déverrouiller, et Maylis usé de son altération de dissimulation pour ouvrir la voie et s’assurer qu’il n’y avait personne. Elles avaient fouillé la réserve pendant près d’une heure, auscultant chaque mur, jusqu’à découvrir enfin le mécanisme qui commandait l’ouverture du passage secret, derrière un coffret où étaient rangés les alcools. Zélie avait fait le guet dans le hall pendant que sa sœur descendait jeter un premier coup d’œil.
Puis elles s’étaient lancées ensemble dans l’exploration des profondeurs.
Zélie sortit de sa poche un morceau de champignon lumineux pour éclairer les marches d’une lueur argentée.
– Si jamais quelqu’un approche, tu le ranges tout de suite ! avertit Maylis. Que je puisse me fondre dans les ombres.
– Et moi je fais quoi ?
– Tu franchis le mur !
– S’il n’y a rien derrière je vais rester prisonnière de la pierre et mourir !
– Alors croise les doigts pour qu’on ne rencontre personne.
L’escalier se terminait par une corniche surplombant un abîme sans fin. Cinquante mètres plus loin, l’autre paroi du rift accueillait tout un réseau de passerelles, d’échelles de corde, d’escaliers et de tunnels qui s’enfonçaient dans la roche.
Des lanternes arrimées aux murs brillaient, en face, dans les ténèbres, à l’instar d’étoiles dans un ciel d’encre.
– Incroyable ! siffla Zélie. La forteresse a été bâtie sur une faille !
– Là-bas, il y a un pont.
Elles traversèrent le gouffre sur une étroite bande de pierre bordée d’un minuscule garde-fou et elles s’apprêtaient à emprunter la première passerelle qu’elles avaient trouvée lorsque des semelles de bottes martelèrent le sol. Toutes deux se plaquèrent contre le mur, dans un renfoncement obscur, et Zélie dissimula son champignon dans sa poche.
Deux soldats en armure sortirent d’un tunnel, dix mètres plus haut, et descendirent sur un chemin de planches jointes par de la corde, leurs talons claquant contre le bois. Zélie sortit la tête de sa cachette pour les observer.
Ils encadraient un jeune garçon qui suivait sans entrain.
– Un Pan ! chuchota-t-elle.
Ils passèrent dans une autre galerie et disparurent.
– Je n’avais pas rêvé ! Il y a bien des enfants ici ! Le Buveur d’Innocence a des prisonniers ! Il faut prévenir le Conseil d’Eden, les Cyniks nous mentent !
– Attends un peu ! Nous n’en savons rien. Nous devons d’abord comprendre ce qui se trame ici. Et savoir si le Buveur d’Innocence est seul, dans cette manipulation, ou si le roi Balthazar et tous les Maturs sont dans le coup.
– Alors montons, il faut les suivre !
Elles se faufilèrent à travers le maillage de passages et parvinrent à l’entrée de la galerie qu’avaient empruntée les soldats Cynik une minute plus tôt.
Des lanternes éclairaient le corridor de pierre, diffusant dans l’étroit goulet une épaisse odeur d’huile.
– S’ils reviennent sur leurs pas, nous sommes fichues, prévint Maylis avant de s’élancer.
Zélie nota une légère pente, puis elle se rassura en découvrant quatre pièces pleines de malles en bois, une cachette potentielle.
Maylis s’engagea dans l’une d’elles.
– Que fais-tu ?
– Je regarde ce qu’il range ici, enfin !
Maylis eut besoin de l’aide de sa sœur pour déclouer le couvercle d’une des caisses et elles se penchèrent sur des lames d’acier tranchant.
– Des épées !
Zélie fit le tour des marchandises.
– Et il en a stocké une sacrée quantité !
– Ça ressemble à un coup d’État militaire en préparation, si tu veux mon avis.
Elles poursuivirent leur visite et croisèrent d’autres couloirs, vers d’autres salles, et quelques escaliers. Les deux gardes les avaient distancées et elles n’avançaient plus qu’au hasard de leurs pas.
Par moments, elles détectaient une présence et s’immobilisaient, prêtes à courir vers la première cachette possible, mais aucun Matur ne s’approcha, ils passaient au loin, d’un couloir à l’autre, ou n’étaient que des voix distantes qui parlaient fort.
Elles avaient vu des monte-charges, des puits, et ce qui, à l’odeur, ressemblait à des latrines, bref, tout ce qui faisait de ce cloaque une ville souterraine.
Après plus d’un kilomètre de couloirs, elles en devinaient beaucoup plus. Fort heureusement, l’endroit paraissait à peine peuplé, à l’exception de quelques gardes de temps à autre.
Le réseau souterrain était gigantesque. Plus impressionnant encore que la forteresse.
– C’est un labyrinthe, s’inquiéta Zélie. Il ne faut pas sortir de l’axe principal que nous avons emprunté jusqu’à présent si on ne veut pas se perdre.
Maylis hocha la tête vigoureusement.
– Pas envie de croupir ici ! murmura-t-elle.
Le couloir se teinta d’une lumière rougeâtre, puis à gauche se transforma en balcon surplombant une longue pièce où s’agitaient de nombreuses ombres éclairées par des torches qui crépitaient.
Les deux ambassadrices se firent le plus petites possible et se penchèrent entre les barreaux de la rambarde.
En contrebas, une demi-douzaine de soldats Matur faisaient entrer de petites silhouettes. Les enfants allèrent s’asseoir docilement sur des bancs, dans ce qui était un réfectoire où le repas venait d’être servi.
– Allez, vermine ! aboya l’un des gardes en donnant un coup de pied aux fesses d’un petit qui faillit trébucher.
– Tu vois ce que je vois ? demanda Maylis dans un souffle.
Zélie ne put répondre. Elle acquiesça du menton.
Une trentaine de Pans relativement jeunes prirent place en silence.
Une trentaine de petits prisonniers au regard vide.