Entente Cordiale
La forteresse de la Passe des Loups dardait ses tours et ses remparts au milieu d’un goulet formé par les contreforts de la Forêt Aveugle. Deux interminables parois végétales qui grimpaient plus haut qu’une montagne et encaissaient une profonde vallée au fond de laquelle ondulaient les drapeaux Pan et Matur.
Terrain neutre, la forteresse délimitait l’unique endroit où les deux peuples pouvaient se côtoyer, non sans quelques difficultés, mais faisant le nécessaire pour que l’entente perdure.
Pans et Maturs possédaient chacun leur territoire : des tours, des couloirs et des étages du donjon qui leur étaient strictement réservés, et au milieu des zones mixtes où adultes et enfants se croisaient, échangeaient et travaillaient ensemble.
Cet équilibre trouvait sa source au sommet du donjon, dans une immense salle circulaire, percée de fenêtres rondes et où il faisait toujours froid : la Chambre Cordiale.
C’était en son sein que toutes les négociations entre Pans et Maturs se déroulaient et que la diplomatie s’exerçait pour améliorer les relations entre les deux peuples. Au centre, sur un piédestal en marbre, reposait le traité d’Alliance, un parchemin signé par les représentants Matur et Pan, symbole d’une union naissante, garante de la paix.
À la demande de Zélie et Maylis, les deux sœurs ambassadrices des Pans, les murs de la Chambre Cordiale avaient été gravés de tous les patronymes des Pans et Maturs tués lors de la bataille qui les avait vus s’affronter sans pitié. Plusieurs milliers de noms étaient incrustés dans la pierre, majoritairement des adultes.
Les victimes de la paix.
Personne ne devait les oublier lors des échanges qui avaient lieu ici, afin que chaque fois, ceux-ci débouchent sur le meilleur. Face à ces morts, en ces lieux, chacun se devait de travailler pour que le sacrifice n’ait pas été vain.
Un homme sec, à petite moustache blanche, aux yeux très rapprochés, comme si la cloison du nez n’existait pas, la tête portée par un cou maigre, strié de rides et de veines palpitantes, se tenait au centre, les mains croisées dans le dos de sa tunique rouge et noire – les anciennes couleurs des Cyniks, remplacées depuis par le bleu et le noir.
– Ambassadeur, fit l’homme en s’approchant (il s’inclina comme s’il s’adressait à un souverain, le regard craintif), un message du roi Balthazar.
Le Buveur d’Innocence saisit la missive d’un geste rapide et s’écarta pour la lire.
– Mmmh, fit-il d’un air songeur, l’index écrasant ses lèvres.
– Souhaitez-vous envoyer une réponse ? demanda l’homme, toujours en retrait.
– Non, tu peux disposer.
Dès qu’il eut disparu derrière les lourdes portes de la Chambre, le Buveur d’Innocence tendit la lettre au-dessus d’une des nombreuses bougies et la regarda se consumer rapidement.
Les tentures s’écartèrent à l’autre bout de la vaste salle, du côté des appartements Pan, et le Buveur d’Innocence se frotta les mains pour se débarrasser des dernières cendres avant de faire face à Zélie et Maylis.
Les deux sœurs aux longs cheveux bruns étaient toujours aussi belles, altières et gracieuses : Zélie la déterminée, au caractère guerrier, et Maylis l’observatrice, dont les rares phrases touchaient toujours au but.
Le Buveur d’Innocence se méfiait d’elles.
– Mesdemoiselles les Ambassadrices ! les salua-t-il en s’inclinant légèrement.
– Nous souhaitions vous informer que notre convoi à destination de Babylone partira bientôt d’Eden, vos mères seront ainsi encadrées pour accueillir leurs nouveau-nés.
Le Buveur d’Innocence ne put réprimer un frisson.
– Très bien, dit-il du bout des lèvres, sans masquer son dégoût. Les premiers groupes d’enfants ont déjà aidé à préparer le terrain, mais ils ne sont pas assez nombreux. J’ai de mon côté des nouvelles du roi Balthazar. En gage de confiance, il désire autoriser vos patrouilles à entrer en terre Matur, sans autorisation spéciale.
– Pourquoi donc ? s’étonna Zélie. Qu’irions-nous faire sur votre territoire ?
Le Buveur d’Innocence haussa les épaules.
– Ce n’est qu’une autorisation, sans obligation aucune. Valable pour nos deux camps, bien entendu. Ainsi, nos soldats étant mieux armés et plus nombreux, ils pourraient, de temps à autre, vous prêter main-forte pour vous débarrasser des créatures les plus coriaces. J’ai entendu dire que vous étiez infestés de Rôdeurs Nocturnes, nous pourrions vous aider à les repousser, par exemple.
Zélie fit la moue.
– Cela demande réflexion.
– Bien sûr, si vous ne vous sentez pas encore prêts à nous accueillir sur vos terres, le roi comprendra, il en sera déçu, mais nous serons patients.
Zélie hésita, alors Maylis intervint :
– Si ces patrouilles ne sont pas des mouvements de troupes et qu’elles ne sont que ponctuelles, nous n’avons aucune raison de nous y opposer.
– Parfait ! Le roi sera ravi.
Sur ces mots, le Buveur d’Innocence leur offrit un petit sourire qu’on devinait forcé, ses lèvres fines relevées sur des dents longues et des gencives atrophiées.
Puis il leur tourna le dos et quitta la Chambre Cordiale.
Zélie poussa un profond soupir.
– Je n’aime pas ce sale bonhomme ! s’énerva-t-elle. Pourquoi as-tu accepté ? Nous n’en avons même pas discuté ensemble !
Maylis saisit sa sœur par le bras et l’entraîna vers la sortie.
– Pas ici. Viens, allons discuter dans nos appartements.
– Tu crois que les murs ont des oreilles ?
– Je crois que tout est possible, allons, viens.
Elles descendirent plusieurs étages et se réfugièrent dans une petite bibliothèque aux rayonnages emplis de livres aux dos multicolores.
– J’ai accepté parce que ce n’est pas le moment de nous montrer méfiantes, se justifia Maylis.
– Tu crois qu’il manigance quelque chose ?
Maylis haussa les épaules.
– Disons qu’il ne m’inspire pas confiance.
– Alors pourquoi ne pas prévenir le Conseil d’Eden ?
– Pour leur dire quoi ? Que mon instinct m’ordonne d’avoir à l’œil l’ambassadeur Matur ? Non, je suis peut-être paranoïaque. Matt nous avait dit de ne pas nous fier à lui. Je sens qu’il prépare quelque chose.
– Nous pourrions au moins avertir Matt et Melchiot.
Maylis secoua vivement la tête.
– Je n’ai pas confiance non plus en notre messagerie.
– Lequel d’entre nos courriers ? Ils sont plusieurs !
– Colin tout d’abord. Le plus gros de notre correspondance passe entre ses mains, et je me méfie.
– Décidément ! Dis-moi : en qui crois-tu ?
– À part toi ? Pas grand-monde. Écoute, la paix commande que nous soyons vigilantes, les conflits naissent du relâchement, mieux vaut trop que pas assez. Soyons sur nos gardes avec le Buveur d’Innocence et cherchons quelque chose de louche dans son comportement.
– Tu veux qu’on se livre à de l’espionnage en fin de compte ?
Maylis dansa d’un pied sur l’autre, n’osant confirmer.
Zélie l’arrêta d’un geste.
– Tu peux compter sur moi. S’il fait quoi que ce soit de suspect, je trouverai des preuves.
– Attention, nous marchons sur des œufs, il ne faut surtout pas créer un incident qui pourrait avoir de graves conséquences.
– Fais-moi confiance, dit Zélie en adressant un clin d’œil à sa sœur, je serai invisible.