Un petit comité pour le nord
Le Conseil d’Eden était en effervescence.
Chacun y allait de sa remarque : combien de soldats il fallait envoyer au nord, les nouvelles fortifications qu’il fallait bâtir en urgence autour de la ville, la nature même des Tourmenteurs…
– En tout cas, fit un Pan du nom de Michael, nous savons maintenant qu’il en existe plusieurs.
– Sauf si c’est celui que nous avons repoussé et qu’il a atterri avec ses maudits oiseaux à l’autre bout du pays ! répondit un autre.
– Non, il a fouillé l’esprit de ce pauvre garçon à Siloh pour savoir où était Eden, c’est donc qu’il n’est jamais venu. Ils sont plusieurs !
– Il faut envoyer une armée ! proposa un adolescent un peu rond. Une grosse armée ! Ne pas prendre de risques ! Qu’elle trouve où se cachent ces Tourmenteurs, et qu’elle les détruise !
– Tu te portes volontaire pour la diriger ? railla un autre. Parce que c’est bien beau de prendre la décision d’envoyer nos soldats se battre, mais ça veut dire qu’il y aura des morts !
– Tu préfères attendre que ces Tourmenteurs nous dessèchent tous comme Elric ?
– Et si nous demandions de l’aide aux Kloropanphylles ? proposa une jeune Pan aux longs cheveux roux.
– Ils refuseront, coupa Ambre aussitôt.
L’assemblée se tut immédiatement. Il en était toujours ainsi lorsque Ambre prenait la parole. Depuis qu’elle avait absorbé le Cœur de la Terre, ses rares interventions étaient écoutées religieusement.
– Pas si c’est toi qui le leur demandes, insista la jeune fille. Ils te considèrent presque comme une divinité, non ?
– Justement, il serait malvenu d’en profiter. Les Kloropanphylles aspirent à vivre loin de tout, ils veulent être oubliés au sommet de la forêt Aveugle.
– C’est égoïste de leur part ! jeta un Pan.
Ambre préféra ne pas relever. Lors de la Grande Bataille, elle avait acquis une grande compréhension de ce peuple et de ses croyances. Ceux qui autrefois avaient été des enfants malades, rejetés par la société, désiraient aujourd’hui rester à l’écart du monde. Ils avaient leurs propres codes, leur univers, dans cet océan végétal, leurs souvenirs dans les profondeurs de la Forêt Aveugle, auprès des ruines de leur hôpital… Ils étaient heureux ainsi.
– Manifestement, enchaîna Melchiot, les Tourmenteurs cherchent quelque chose. Quelque chose qui se trouve ici, à Eden.
Matt baissa la tête.
– Je crois que c’est moi, dit-il d’une voix sourde.
– Pardon ?
Cette fois, Matt se leva de son banc, dans les gradins, afin que tous puissent le voir et surtout l’entendre.
– Je pense que ce que cherchent les Tourmenteurs, c’est moi. Celui qui a attaqué l’autre soir s’en est pris directement à moi.
– C’est peut-être le hasard ! objecta Tobias.
Matt secoua la tête.
– Ils ressemblent un peu au Raupéroden, et lui, il n’y a aucun doute, c’est moi qu’il voulait. Je sens que c’est lié.
– Le Raupéroden ? Que proposes-tu alors ? demanda un Pan d’une voix chevrotante. De t’enfermer au centre de la ville, de te cacher ?
– Au contraire. De quitter Eden.
Un long murmure agita la salle.
– C’est dangereux, intervint Floyd.
– Siloh est tout au nord, continua Matt. Le sanglier mort venait aussi du nord, notre Poste Avancé septentrional a été attaqué, les orages étranges sont au nord. Manifestement, il se passe quelque chose là-haut. Je ne crois pas qu’envoyer une armée soit une bonne idée. Pas sans savoir ce qui l’attend.
– Tu envisages de monter une expédition toi-même ?
– C’est le meilleur moyen d’éloigner les Tourmenteurs tout en allant voir ce qui se passe là-bas. Je veux comprendre ce qu’ils sont, et ce qu’ils me veulent.
– Tu risques de te jeter dans la gueule de ces créatures, répondit Melchiot.
– Il ne partira pas seul, intervint Tobias en se levant à son tour. Je l’accompagne.
– Alors moi aussi, lança Ambre en bondissant de son banc.
L’assemblée écarquilla de grands yeux inquiets.
– Non ! fit une voix dans les hauteurs des gradins. Tu as le Cœur de la Terre en toi, tu es notre arme secrète !
– Je ne suis pas une arme ! Certainement pas ! Et je suis libre de disposer de ma personne comme je l’entends !
– Mais tu as tellement d’énergie en toi ! Que fera-t-on sans toi si ces monstres arrivent à Eden ?
– Et tu es la responsable de l’académie ! rappela une autre Pan.
– Je ne suis pas irremplaçable, beaucoup d’entre nous sont maintenant aussi pédagogues que moi.
– Tu es la force d’Eden ! cria la petite rouquine. Tu ne peux pas partir !
– Ils ont raison, confirma Melchiot, t’envoyer dans l’inconnu serait une erreur. Tu es unique, Ambre, nous ne pouvons nous permettre de te perdre.
– Parce que vous pouvez vous permettre de perdre Matt ? s’emporta-t-elle.
– Bien sûr que non, c’est juste que…
Matt posa la main sur le bras de la jeune fille et lui chuchota :
– Ils ont raison. C’est trop dangereux. Tu ne peux risquer ta vie, tu es bien trop précieuse ! Pour nous, et pour la vie sur terre ! Tu le sais, ce qui est en toi désormais représente l’avenir du monde !
– Ne dis pas ça, tu ne sais même pas ce que c’est !
– Je sais en tout cas que tes grains de beauté conduisaient à cette énergie, et qu’elle a fusionné avec toi. Ça fait de toi quelqu’un d’unique !
– Je ne veux pas te voir partir.
– Il le faut pourtant.
– Et ensuite ? Que me demandes-tu ? De t’attendre jour après jour pendant des semaines, des mois ? Sans savoir si tu es encore vivant, sans savoir si tu n’es pas en train d’agoniser dans un fossé ? C’est une condamnation à la souffrance perpétuelle que tu m’imposes !
– Je suis désolé, Ambre. Nous n’avons pas le choix. Quelle que soit la nature de ces créatures, elles sont puissantes et féroces. Nous ne pouvons rester ici à attendre qu’elles viennent décimer notre ville. Je dois partir vers le nord, je dois comprendre. Notre salut en dépend.
– Avoue que tu es encore hanté par ton père et ta mère ! Par la fusion du Raupéroden et de Malronce ! Ce voyage tu ne le fais pas pour sauver Eden, tu le fais parce que tu crois que ça va t’apporter une réponse !
Matt demeura muet, le regard fiché dans celui de son amie.
– Je ne suis pas d’accord avec tout ça, assena Ambre.
Sur quoi elle se dégagea et descendit les marches à toute vitesse pour quitter la salle du Conseil.
Matt soupira, et se rassit pendant que Tobias lui donnait une tape fraternelle sur l’épaule, pour le consoler.
– D’après le Long Marcheur, le Tourmenteur n’est pas très loin d’Eden, reprit Melchiot. Si tu veux partir, Matt, il ne faut plus tarder.
– Demain matin à l’aube, répliqua aussitôt le garçon.
– Je t’accompagne ! s’écria Floyd. Tu auras besoin d’un Long Marcheur à tes côtés pour t’aider, je connais les plantes comestibles et les animaux, je te serai utile.
– Nous aurons aussi besoin d’un bon guide, quelqu’un qui connaît les sentiers du nord, ajouta Matt.
– Le Long Marcheur qui est arrivé aujourd’hui ?
– Il n’est pas en état de repartir, l’informa Melchiot.
– Amy, dit Matt.
– Après ce qu’elle a vécu ? s’étonna Tobias.
– Elle viendra. J’ai vu du courage dans ses yeux. Elle est de ceux qui préfèrent affronter leurs peurs plutôt que de les fuir. Nous serons un petit groupe, ce sera plus discret. Nous prendrons quelques chiens pour transporter nos vivres.
– Jusqu’où espères-tu monter ?
– Le plus loin possible. Au-delà du dernier Poste Avancé. Jusqu’aux réponses à nos questions.
En se dirigeant vers les marches, Matt lança :
– Préparez la ville, il est probable que le Tourmenteur passera par Eden malgré mon départ. Il vous faudra le combattre tous ensemble. Et surtout : qu’aucun d’entre vous ne tombe entre ses mains !
– À quoi penses-tu ?
– À ce qu’il a fait à Siloh ! S’il peut faire parler un prisonnier, il saura que nous sommes partis vers le nord. Ils s’en rendront compte bien assez tôt, j’aimerais autant ne pas leur annoncer notre visite !
Melchiot approuva.
– Nous le retarderons au mieux. Avec un peu de chance, si tous les Pans d’Eden rassemblent leurs altérations, nous parviendrons même à le détruire, celui-là !
Matt tendit le pouce en l’air en signe d’encouragement. Pourtant, il n’y croyait pas beaucoup.
Lors de la première attaque, le Tourmenteur avait paru invincible. Tout ce que les Pans avaient réussi à faire, ç’avait été de le mettre en fuite.
Une créature capable de commander à des animaux morts ne pouvait probablement pas mourir elle-même.
Les Tourmenteurs ressemblaient à des avatars funestes.
Des émissaires de la Mort en personne.