16.

Respiration de la Nature

La fraîcheur du petit matin acheva de réveiller Tobias.

Il faisait encore nuit, et la ville dormait, à l’exception de quelques membres du Conseil qui veillaient au départ de l’expédition.

Matt, Tobias, Floyd et Amy – qui, comme Matt l’avait prévu, s’était laissé convaincre de les guider – vérifièrent une dernière fois les vivres dans les sacoches portées par les chiens, qui ressemblaient à des poneys. Matt eut un pincement au cœur en découvrant parmi la meute qui les accompagnait la présence de Gus, le saint-bernard géant d’Ambre.

C’était sa façon à elle de veiller sur lui, Matt le savait. Elle ne pouvait venir, mais s’était assurée qu’au moins un être de confiance aiderait son ami. Gus était lourdement chargé de besaces de nourriture, de couvertures, de matériel et de tout le nécessaire de survie.

Là encore, Matt savait qu’Ambre avait tout préparé elle-même, et n’avait rien laissé au hasard.

Chen, fidèle compagnon durant le périple qui avait conduit l’Alliance des Trois jusqu’au château de Malronce, s’était porté volontaire, ne désirant pas laisser ses amis partir seuls vers une nouvelle aventure. Matt en avait souligné les dangers, mais Chen avait continué de plaisanter – personne ne partirait sans « Gluant » ! Lui qui était capable de se coller aux murs et aux arbres… Il pourrait les aider, il en était convaincu.

Tania vint également se joindre aux derniers préparatifs, mais pas pour dire au revoir. Elle marchait au côté de Lady, sa chienne.

– Vous aurez besoin d’un second archer, affirma-t-elle en saluant Tobias.

Celui-ci lui adressa un sourire ravi.

Il appréciait beaucoup Tania.

Il cilla et se rendit compte qu’il la dévisageait d’un air béat.

– Bienvenue, la salua-t-il en se reprenant.

– Tu as bien réfléchi à ce que tu fais ? s’enquit Matt. Nous partons pour longtemps, et ce sera…

– Je sais tout ça. Je suis là, motivée, c’est tout ce qui compte.

Matt la fixa un instant.

– Très bien. Ton aide nous sera précieuse.

Floyd s’approcha, avec sa chienne, Marmite, elle aussi chargée de sacoches débordant d’équipement.

– Tout le monde est prêt, c’est quand tu veux.

Une vingtaine de Pans s’étaient massés pour les saluer avant leur départ.

Matt chercha vainement parmi eux le visage d’Ambre.

La veille au soir, il avait tenté de lui parler, mais elle lui avait claqué la porte au nez. Cette fois, elle était vraiment fâchée contre lui.

Au moment où elle lui avouait la force de ses sentiments, au moment où ils pouvaient enfin nouer un lien très fort, Matt décidait de partir.

Il la comprenait, et en même temps souffrait de son absence. La présence de Gus ne lui suffisait pas.

Il aurait souhaité la prendre dans ses bras, emporter avec lui un souvenir qui lui aurait tenu chaud dans les moments difficiles.

Il attendit. Puis, comme il ne la voyait pas venir, il décida qu’il était temps de partir.

Il fit signe à Floyd d’ouvrir la voie et vint saluer Melchiot.

– Soyez prudents, conseilla ce dernier. Nous ferons en sorte de retarder le plus possible le Tourmenteur. Prenez le chemin le plus court vers le nord, au moins nous savons que ces créatures ne sont pas rapides. Si vous ne vous attardez pas, celui-là ne vous rattrapera pas.

– Avec Floyd et Amy nous ne pourrons pas nous perdre. En tout cas pas avant le dernier Poste Avancé. Veille bien sur Eden, Melchiot. Tu sais que j’y laisse plus que des amis.

– Compte sur moi, Matt.

La petite troupe se mit en route. L’aube n’était pas levée quand les portes Nord s’ouvrirent devant six Pans et six chiens lourdement chargés, qui ne tardèrent pas à se fondre dans l’horizon obscur.

 

Matt avait fait et refait l’inventaire dix fois dans sa tête, il avait pourtant la désagréable impression de partir trop vite, d’oublier quelque chose.

Ils avaient de la nourriture pour tenir un moment, et ils traverseraient des points de ravitaillement, sans compter qu’ils pourraient chasser.

Ils avaient des armes, Matt s’était assuré que chacun prenait de quoi se battre. Pour ce voyage vers l’inconnu, mieux valait s’attendre à tout.

Ils marchaient déjà depuis quatre heures.

Le groupe avait laissé derrière lui les champs et les pâturages d’Eden pour entrer dans une zone de forêts séparées par de longues clairières herbeuses et de modestes collines, à peine de larges buttes.

Matt passait souvent la main dans le poil de Plume. Cette sensation étrange d’appréhension et d’excitation… Tout cela lui avait manqué.

D’ici à quelques jours viendrait s’ajouter la fatigue du voyage.

Il était à nouveau sur la route.

Il se pencha pour sentir l’odeur de sa chienne.

Le poids de son épée dans son dos le rassurait.

Et pourtant il détestait s’en servir.

Matt se sentait un peu confus. Tiraillé entre la joie de retrouver ce à quoi il s’estimait habile et la crainte de mettre ses amis en danger.

Peut-être aurais-je dû partir seul…

Le soleil s’était levé depuis plus de deux heures maintenant, et la chaleur commençait à se faire sentir. Les manteaux et les capes quittèrent les épaules pour venir peser un peu plus sur les chiens qui ne semblèrent pas s’en plaindre.

À vrai dire, Matt trouvait même qu’ils avaient l’air heureux de cette expédition.

Parce qu’ils partent en balade… Ils ne réalisent pas le danger qu’ils courent.

Mais rien n’était moins sûr. Plume possédait une intelligence hors du commun, et Matt n’aurait pas été surpris qu’elle connaisse à la fois les raisons de leur voyage et sa destination.

Une heure plus tard, le garçon proposa une halte, pour se reposer, boire et se sustenter. Il savait par expérience que les premiers jours, chacun voulait faire plus que nécessaire et minimisait les besoins de pauses régulières, ce qui entraînait très vite une fatigue inutile.

Floyd profitait des arrêts pour ramasser quelques champignons qu’il affirma être succulents, et ils repartirent en tout début d’après-midi.

 

Cette fin décembre ressemblait à un mois de septembre : du soleil, des températures agréables et peu de pluie. Personne ne comprenait pourquoi le climat était à ce point déréglé, mais cela avait au moins permis aux cultures de pousser sans attendre six mois de plus. Et pour le voyage, Matt espérait que cela continuerait. Il avait demandé à chacun de prévoir des vêtements pour affronter la neige et le froid, mais en espérant ne pas s’en servir.

Ils marchaient depuis un moment, bercés par la cadence monotone de leurs pas, lorsque soudain Amy leva le bras pour arrêter la colonne.

– Qu’est-ce qu’il y a ? s’alarma Tobias derrière elle.

– Vite ! Cachez-vous dans les fourrés ! ordonna-t-elle, paniquée.

Sans comprendre, ils obéirent et se précipitèrent vers l’orée du bois qu’ils longeaient, entraînant leurs chiens sous l’ombre des frondaisons.

– Je n’ai vu personne, moi, dit Floyd à l’adresse d’Amy. Pourtant je surveillais aussi le sentier.

– Ce n’est pas le sentier le problème, c’est le ciel, répondit la petite blonde en désignant un minuscule point noir qui se découpait sur le fond de nuages blancs.

– Je ne vois rien, c’est quoi ?

– Un oiseau.

– Ça je m’en doute !

– Un oiseau mort, précisa Amy.

Le même frisson les parcourut.

– Comment tu peux en être sûre ? On le voit à peine ! s’étonna Tania.

– Mon altération touche ma vue. Je vois très loin, et aussi la nuit.

– Ça c’est pratique, chuchota Tobias.

Matt roula pour venir au plus près d’Amy.

– Tu es certaine que c’en est un ?

– Catégorique. Son plumage brille, il est couvert de goudron.

– Bon réflexe en tout cas, la félicita Matt. Ces bestioles sont probablement des éclaireurs pour le Tourmenteur. Il ne faut pas qu’ils nous remarquent.

– Celui-là je l’ai vu assez tôt, mais je n’aurai pas toujours cette chance.

– Alors on va quitter la route. On marchera parallèlement au chemin.

– Nous serons plus lents, déplora Chen. Je croyais qu’il fallait avancer vite ?

– Jusqu’à ce soir au moins. Ensuite, le Tourmenteur sera soit à Eden, soit, on peut l’espérer, derrière nous. Avec un peu de chance, ses éclaireurs seront passés avec lui.

Ils attendirent que l’oiseau disparaisse pour se relever et reprendre leur marche.

La végétation n’était pas trop dense, et par conséquent ne les ralentissait pas autant que Matt l’avait craint. Ils circulaient entre les troncs, à un jet de pierre du sentier.

Floyd vint à la hauteur de Matt. Et discrètement, à voix basse :

– Si l’oiseau était là, il est probable que le Tourmenteur suivait pas loin. Ça veut dire qu’il est sur le chemin que nous empruntons.

– En effet.

– Il serait peut-être prudent d’envoyer Amy et Tania en éclaireuses. Si Amy distingue la moindre présence sur le sentier, Tania décochera une flèche pour nous prévenir.

– Envoyer les filles devant ? Pour la galanterie, c’est raté ! Mais c’est une bonne idée.

Quelques minutes plus tard, Amy et Tobias progressaient en tête, à cinq cents mètres de la colonne.

 

En fin d’après-midi, ils traversèrent plusieurs clairières qui entrecoupaient les bois, de longues étendues à découvert qui angoissèrent Matt. Mais tout se passa bien.

Le soleil déclinait à l’ouest lorsqu’il décida de bivouaquer pour la nuit.

Ils s’installèrent entre deux troncs abattus par la foudre, à une vingtaine de mètres du sentier.

On délesta les chiens d’une partie de leur équipement et ils s’affalèrent autour de leurs petits maîtres, à l’exception de Plume, Gus et Zap, le berger australien de Chen, qui s’éloignèrent tous les trois en jetant des coups d’œil en direction des Pans, comme trois conspirateurs.

– Je fais un feu ? proposa Floyd.

– Pourquoi pas, répondit Tobias. Nous pourrons ainsi cuire la viande.

– Je préférerais éviter, objecta Matt. À cause de la fumée.

– Avec le feuillage, elle sera invisible, expliqua Tobias.

– Non, pas vraiment.

– Bon, le chef a dit : pas de feu.

– Je ne suis pas le chef, souligna Matt sèchement.

Tobias leva les bras au ciel.

– Ça me rassurait de le penser…

Une nuée d’oiseaux s’envola tout à coup, à une centaine de mètres au nord. Tous les Pans se raidirent, à l’exception de Chen.

– C’est rien, dit-il, ce sont nos chiens.

– Ils sont partis vers l’ouest, fit remarquer Matt sans détacher son regard du nord.

Soudain, le chant de la forêt sembla s’altérer.

Les centaines de petits bruits de la nature se turent brusquement.

Les ombres longues du soir s’étirèrent encore, plus denses.

Bientôt, toute la zone parut figée.

Morte.

Les six Pans restaient assis, incapables de bouger, tétanisés par cet incroyable changement.

Matt parvint à se pencher pour attraper la poignée de son épée qu’il tira jusqu’à lui.

Du coin de l’œil, il vit que Tobias faisait de même avec son arc et son carquois, bientôt imité par Tania.

Trois, puis quatre, six longues pattes fines surgirent sur le sentier.

Celles d’une créature énorme.

Une araignée plus grosse qu’un cheval apparut, ses pattes ondulant comme les chenilles d’un tank, ignorant les aspérités et les obstacles qu’elle franchissait en silence.

Les six Pans frissonnaient, terrorisés par cette vision d’horreur.

L’araignée filait à un bon rythme, l’ombre se déplaçait avec elle.

De plus en plus proche.

Matt vit la forme humanoïde qui la chevauchait.

Un Tourmenteur.

Enveloppé dans sa cape noire, le capuchon sans visage.

Cette fois les doigts de Matt étreignirent la poignée de son épée à s’en faire grincer les articulations.

Tous avaient baissé la tête, plaqués en avant pour disparaître dans l’ombre du soir, au milieu des fougères.

L’oxygène manquait, l’air semblait n’avoir plus aucune utilité, comme vidé de sa substance.

L’araignée ralentit alors et tourna lentement la tête dans leur direction.

Matt vit ses nombreux yeux globuleux, comme des boules de billard éclairées de l’intérieur par une pâle lueur rougeâtre.

Mais le cavalier tira sur les rênes qui encadraient la tête abominable et la créature accéléra.

Elle fila tout près des Pans, sans bruit.

Et disparut après un virage.

Les ombres se diluèrent, les oiseaux semblèrent sortir de leurs cachettes et se mirent à chanter timidement, le vent reprit sa course molle entre les troncs, bruissant contre les feuilles, comme si la nature tout entière poussait un profond soupir de soulagement.

Les poumons des Pans se remplirent d’air frais.

Matt relâcha son épée. Sa paume était moite.

– Finalement, je suis d’accord, chuchota Tobias d’une voix qui transpirait la peur. Pas de feu pour ce soir.