48.

Fusions entropiques

Ambre avait donc continué son périple jusqu’à Ggl.

Tobias l’accompagnait à coup sûr.

Matt devait les avertir.

Ne pas les laisser approcher du cœur d’Entropia.

À moins qu’ils puissent affronter Ggl en personne, tous les trois, et le vaincre pour interrompre la progression de la tempête entropique.

Comment ai-je pu me focaliser à ce point sur moi ? C’était le Cœur de la Terre qu’ils voulaient, depuis le début !

Matt se souvint aussi de l’épisode du Tourmenteur sur le voilier qui, après avoir sondé son esprit, s’était enfui. Il avait lu en Matt que le Cœur de la Terre vivait en Ambre. C’était ainsi qu’ils avaient identifié leur cible.

Je dois la prévenir, l’aider à fuir !

Malgré tout, Matt resta encore un peu.

Cet instant était précieux, une liaison entre l’âme du Tourmenteur et Ggl en personne.

Matt réalisa qu’il n’avait pas aperçu un mobile comme celui décrit par Tobias, celui qu’il avait vu dans le Raupéroden. Où le Tourmenteur cachait-il son cœur ? Il en avait forcément un, quelque part, tout ici reposait sur la même mécanique que les entrailles du Raupéroden. Ces créatures étaient similaires.

Trouver le cœur pour le rendre vulnérable.

Et à quoi ressemble-t-il, ce Tourmenteur ? Quel visage se cache derrière ce capuchon ?

Car il le savait, si le Raupéroden avançait masqué, son âme, elle, ne pouvait l’être, et elle arborait les traits de son père.

Quelle était la véritable identité du Tourmenteur ? Était-ce un homme ou une femme ?

– Il sera fait selon votre désir, maître, disait Rêpbouck.

– L’ÉNERGIE SOURCE VA PROPAGER LE RÉSEAU PARTOUT JUSQU’AUX PROFONDEURS DE LA MATRICE ORIGINELLE. JE VEUX L’ÉNERGIE SOURCE.

Puis la voix se mit à répéter la dernière phrase tout en déclinant jusqu’à se dissiper.

La matrice originelle ? Évoquait-il la Terre ?

Matt voulait savoir qui se cachait derrière l’âme du Tourmenteur, convaincu que plus ils en sauraient sur leur ennemi, mieux les Pans parviendraient à se défendre.

Il longea le mur pour se poster sur un flanc du Tourmenteur.

Ce dernier fixait toujours l’écran, plongé dans ses réflexions.

Encore un mètre et Matt pourrait en distinguer davantage…

Le capuchon pivota. La lumière de l’écran se prenait en plein dedans, illuminant l’intérieur.

Il était entièrement vide.

Les manches se levèrent et il n’y avait pas non plus de mains.

L’âme était entièrement vide. Elle n’était personne en particulier.

Et tout le monde à la fois.

Soudain le Tourmenteur tourna la tête dans sa direction et bondit de sa chaise.

Le tonnerre gronda à l’extérieur.

Matt était repéré.

Il sortit son épée et se jeta sur son adversaire en espérant être plus rapide.

La houppelande claqua et esquiva le coup sans difficulté, tout comme le suivant.

Dehors Matt pouvait entendre les ailes des moustiques géants qui avaient mis le cap sur le bunker.

L’âme voulait lui faire perdre du temps. L’occuper pour que sa garde rapprochée puisse le terrasser.

Matt devait agir vite.

Il donna deux coups de lame en se servant d’une main, au troisième il parvint à saisir la houppelande par le col. Son altération de force entra en action aussitôt pour maintenir l’âme contre lui.

Dès qu’il entra en contact avec le tissu soyeux comme de la peau humaine, les étoiles filantes le traversèrent.

Le contact créa une passerelle.

Des dizaines de kilo-octets de données.

Les étoiles filantes étaient des lignes d’information.

Matt sut que Rêpbouck était le nom de tous les Tourmenteurs en Entropia. Et qu’ils étaient les vecteurs d’information, les émissaires d’Entropia.

En son cœur, Ggl centralisait toutes les données. Il était le cerveau du réseau, le collecteur de flux.

Une entité synthétique. Assoiffée de connaissance.

Et d’entropie. Un chaos fait d’autres chaos.

Un agglomérat de tout ce que le monde des hommes avait produit de sale, de destructeur, de corrompu.

Et d’un coup, Matt sut ce qu’était véritablement Entropia.

Pollution, intelligence artificielle, saturation de matières synthétiques, machines autonomes, et un gigantesque maillage quasi vivant de données, comme un réseau de veines parcourues d’électricité, à l’instar d’un sang prêt à donner la vie.

La Tempête avait eu une autre conséquence, imprévisible, elle avait engendré une nouvelle forme d’existence.

En nettoyant la planète de sa pollution physique – hydrocarbures, voitures… – et virtuelle – électricité, Internet… –, la Tempête avait concentré toute cette matière néfaste en un point précis. Car rien ne peut se détruire totalement. Elle l’avait compactée pour l’isoler et redonner son éclat à la nature, comme un drap sale qui aurait recouvert le monde et qui aurait été plié jusqu’à n’être pas plus grand qu’un mouchoir rangé tout au fond d’un placard.

Le réseau avait pris vie. Il s’était aggloméré au reste.

Télécommunications, déchets, pollutions diverses, machines, tout cela avait fusionné pour prendre corps.

Entropia était née.

Avec pour cerveau le centre du monde virtuel : Ggl.

GA-GUEU-LLE.

Car l’Internet n’avait pas disparu avec la Tempête, il s’était replié, ramassé dans tous ces rebuts, et pire : il avait donné à ce corps informe une conscience. À cet être chaotique fait de tout ce qui était contre nature une intelligence, une personnalité. La pollution était son oxygène, les machines son corps, et Internet son esprit, son âme.

Matt le sut à travers l’âme du Tourmenteur, Ggl était indestructible en soi. Créature synthétique, il avait vu le jour au centre de la tempête entropique et si Ambre l’approchait, il l’assimilerait pour lui dérober le Cœur de la Terre.

Cette énergie formidable qui saturerait son propre réseau pour l’étendre encore plus.

Car Ggl n’avait qu’une seule ambition : toujours plus.

S’étendre. Savoir. Assimiler. Maîtriser.

Pour que tout ne soit plus que lui. Et lui tout.

Il allait dévorer les Pans, ceux qu’il appelait Inertiens. Et le monde.

Et tandis que Matt tenait l’âme du Tourmenteur par le col, il comprit quel était son cœur.

Ils étaient nombreux, sans visage, une armée d’informateurs sans véritable personnalité au service du réseau source, à la solde de Ggl.

Son autre bras se tendit et la lame de son épée perfora l’écran lumineux.

Un terrible grincement secoua toute la lande, toutes les entrailles du Rêpbouck.

Les éclairs frappèrent le bunker par dizaines, et l’âme anonyme du monstre frissonna dans sa peau de tissu.

Matt fit tournoyer son épée à nouveau, et cette fois il trancha le capuchon de la houppelande.

Même si son cœur était synthétique et son âme vide, aucune créature, aussi entropique soit-elle, ne pouvait survivre sans l’une et l’autre.

Le Tourmenteur allait s’anéantir.

Avec Matt à l’intérieur.