Un odieux trafic
Zélie et Maylis avaient la nausée.
Tous ces enfants – en moyenne moins de dix ans –, asservis, si terrorisés qu’ils n’osaient même pas lever le regard, vivaient là, sous leurs pieds, pendant que des centaines de Pans évoluaient à la surface dans la plus insouciante tranquillité ! C’était abominable.
– Cette fois ça suffit ! s’emporta Zélie. Remontons prévenir les autres de ce qui se passe ici, nous devons redescendre en nombre pour les libérer !
Maylis la retint fermement par le poignet :
– Et tu comptes t’y prendre comment ? En enfonçant la porte du Buveur d’Innocence avec quinze de nos guerriers, affrontant les soldats Matur qui s’opposeront à nous, hurlant à la trahison et déclenchant une nouvelle guerre ?
– Non, mais nous devons agir !
– Il faut d’abord en savoir plus.
Zélie dut faire un effort intense pour contenir sa colère, et elles attendirent que les prisonniers aient terminé leur repas, qu’ils soient ressortis du réfectoire.
– Descendons, lança alors Maylis, il faut les approcher.
Elles trouvèrent un escalier et se dissimulèrent dans l’ombre d’une alcôve lorsqu’un garde passa devant elles à vive allure. L’altération de Maylis lui permettait de se fondre dans la pénombre et elle se rendit compte que Zélie en bénéficiait lorsqu’elle se collait à elle.
Cet étage était plus animé que ceux qu’elles avaient explorés jusque-là, il y avait plus de mouvement, plus de bruit également. Elles y circulèrent par petits bonds, d’un renfoncement à l’autre, d’une pièce vide à une anfractuosité, guettant la présence éventuelle d’un Matur.
Elles passèrent devant ce qui devait être une cuisine, puis des réserves, et enfin une série de trois puits avec de nombreux baquets entassés contre les margelles.
Une porte s’ouvrit et Maylis eut tout juste le temps de pousser sa sœur dans l’ombre du mur et de créer sa cape de ténèbres pour les soustraire à la vue de l’arrivant.
Un garçon d’à peine neuf ou dix ans passa devant elles d’une démarche traînante.
– Pssssst ! fit Zélie.
– Qu’est-ce que tu fais ? chuchota Maylis, paniquée. C’est peut-être un traître !
– Pas si jeune ! Pssssssssst ! insista l’aînée.
– Tu oublies que tu en as surpris un dans les appartements du Buveur d’Innocence ! Il aurait pu fuir s’il l’avait voulu !
Le Pan ralentit, pencha la tête sans même se tourner, puis reprit son chemin.
Zélie sortit de sa cachette et se posta devant lui.
– N’aie pas peur ! dit-elle tout bas. Nous sommes de ton côté.
Le garçon la regarda avec aussi peu de surprise que s’il l’avait toujours attendue. Il ne répondit rien et semblait attendre qu’elle se pousse pour continuer sa marche.
Zélie agita la main devant lui.
– Hey, je te parle ! Tu m’entends ?
Le garçon cligna les paupières, comme s’il était lassé par cette présence, mais resta muet.
Zélie pivota vers sa sœur.
– Qu’est-ce qu’il a ? On dirait un robot !
Maylis était livide. Elle approcha doucement du garçon et souleva son tee-shirt sale et troué pour découvrir son ventre.
L’anneau était là. Cercle d’alliage fiché dans les chairs roses du nombril, créant une boursouflure obscène.
– Un anneau ombilical ! gémit Zélie. Oh bon sang !
– C’est pour ça qu’ils obéissent. Cette ordure de Bill leur a implanté à tous une de ces horreurs ! Ce sont ses esclaves !
– Tobias a déjà réussi à en retirer sur des Pans, ce n’est pas irréversible. On peut encore les sauver.
– Lorsque la paix a été signée, les Cyniks nous ont rendu près d’une centaine de Pans ainsi neutralisés, rappela Maylis. Plus de trente n’ont pas survécu à l’opération. Et depuis, les autres l’avouent : ils se sentent vides, il leur manque quelque chose, ils sont quasiment dépressifs en permanence. Et plus aucun n’a d’altération, l’anneau annihile à jamais les capacités spéciales. Ça signifie qu’il y aura des victimes parmi ces prisonniers.
– Ce sera toujours mieux que de les laisser croupir ici.
– C’est vrai.
– Maintenant, tu as ce que tu voulais. On peut remonter ?
– Non. Il nous manque l’essentiel : qu’est-ce que le Buveur d’Innocence prépare dans cet antre ?
Maylis laissa le garçon passer et le regarda s’éloigner.
– On le suit, c’est ça ? devina Zélie.
Maylis acquiesça.
Il les entraîna vers une rampe qui descendait dans un grand hall percé de nombreuses portes d’où s’échappaient des gémissements et des cris d’enfants.
Les lanternes ne suffisaient pas à éclairer un si grand espace et les deux filles purent se faufiler entre deux flaques d’obscurité pour suivre le garçon. Des bruits de chaînes et d’instruments métalliques provenaient de derrière les portes, entre deux hurlements de panique ou de douleur.
On torturait des enfants dans les profondeurs de la forteresse.
Leur petit guide entrouvrit une des portes et la referma aussitôt derrière lui sans qu’elles puissent en voir davantage.
Maylis saisit le bras de sa sœur et le serra, bouleversée.
– Je crois que ça suffit, dit-elle.
– Tu veux remonter maintenant ?
– C’est l’endroit où ils posent les anneaux, ça s’entend ! Inutile d’aller voir ça. Je n’en ai pas envie.
Zélie approuva.
Une série de détonations claquèrent dans l’une des salles, résonnant dans tout le hall, terrorisant un peu plus les deux sœurs.
Puis des flashes de lumière colorée embrasèrent le dessous d’une des portes.
– Je ne suis pas sûre qu’ils soient en train de poser des anneaux, corrigea Zélie. Ça ressemble plutôt à des expériences.
Elle se dégagea pour s’approcher de l’une des portes.
– Ne fais pas ça ! l’implora Maylis.
– Il faudrait savoir ! Il y a dix minutes c’est toi qui m’empêchais de remonter, tu voulais découvrir ce qui se tramait ici !
– À présent j’ai peur ! Si nous sommes capturées, personne ne saura où nous rechercher et tous les prisonniers de ce cloaque y resteront à jamais !
– C’est vrai, admit Zélie, partagée entre le besoin d’en savoir plus et le risque de ne pouvoir sauver les enfants.
Un cliquetis assourdissant les fit sursauter et elles assistèrent à la descente d’une large plate-forme au fond du hall, entraînée par un système de contrepoids. L’ascenseur d’acier et de bois parvint à leur niveau et ralentit pour laisser apparaître une carriole bâchée tirée par deux chevaux. Le cocher, tenant une torche à la main, était accompagné de trois soldats en armure dont l’un tira sur un levier pour immobiliser la plate-forme.
La carriole s’élança jusque devant les portes du hall et l’un des soldats frappa.
Un petit homme roux, hirsute, sortit en se frottant les mains.
– Ah ! le nouvel arrivage ! dit-il avec joie.
– Grimm ! chuchota Zélie, rageuse. Je savais qu’il était aussi digne de confiance que son maître !
– Tout frais, répliqua le cocher. Ils arrivent de Babylone.
– Combien ?
– Trois filles et un garçon.
– Des filles ! Parfait ! Elles sont plus résistantes. Gardes, emmenez-les vers les geôles, qu’ils se reposent du voyage. Le docteur Gélénem s’occupera d’eux dans quelques jours, quand ils seront remis.
– Moi aussi, je me reposerais bien avant…, commença le cocher.
– Vous remontez de suite, l’interrompit Grimm. Nous avons besoin de plus d’enfants. Beaucoup plus ! Nous progressons mais ça ne suffit pas. Le docteur en veut davantage.
– C’est qu’il devient difficile de les faire disparaître sans que ça se remarque !
– Nous gérons le courrier, ne vous en faites pas. Eden ne se doute de rien ! Faites ce pour quoi vous êtes payé, ne vous souciez pas du reste. Allez ! Ouste !
Le cocher marmonna quelque chose dans sa barbe pendant que Grimm retournait s’enfermer.
Les gardes ouvrirent l’arrière de la carriole pour en faire sortir quatre adolescents hébétés qu’ils poussèrent vers un autre tunnel où ils disparurent.
La carriole se remit en branle et fit demi-tour vers l’ascenseur, au pas fatigué de ses deux hongres.
Zélie tira sa sœur.
– Viens, c’est le moment ou jamais de savoir à quel endroit débouche l’ascenseur !
Elles se glissèrent à l’arrière de l’attelage, entre des cages à l’odeur acide, dans la paille, puis le cocher alla actionner les contrepoids du mécanisme et tira sur le levier du frein pour que la plate-forme remonte.
– Pourquoi les Cyniks ne sont-ils pas entrés par là pendant la Grande Bataille ? s’étonna Maylis.
– Si tu veux mon avis, c’était loin d’être achevé. Regarde, tout a l’air parfaitement neuf, propre, les rivets au sol ne sont ni éraillés ni tordus par l’usure. Le Buveur d’Innocence a terminé les travaux en s’installant ici ces derniers mois.
Les parois de roche défilaient lentement tout autour, tandis que trois énormes chaînes filaient dans des travées en cliquetant.
L’ascension parut interminable aux deux sœurs, puis la lumière du jour commença à se frayer un chemin jusqu’à elles.
Quand l’ascenseur s’arrêta, il ne faisait pas totalement jour.
L’équipage avait atteint une vaste grotte où veillaient six soldats autour d’une table, d’un tonnelet de vin et d’un jeu de cartes. Ils jetèrent à peine un regard au cocher avant de poursuivre leur partie.
Zélie et Maylis soulevèrent un minuscule bout de la bâche pour distinguer l’extérieur.
La carriole passa sous un rideau de lianes et se retrouva au milieu d’une forêt.
Le soleil traversait les frondaisons et sa lumière réveilla l’espoir des deux adolescentes. Le chant des oiseaux leur fit du bien, ainsi que le parfum de la nature, ces fragrances de menthe sauvage, de fleurs et d’humus.
Elles se sentaient revivre après un trop long séjour en enfer.
Lorsque la carriole se fut éloignée de la grotte, elles sautèrent en marche et se réfugièrent dans une mer de fougères.
Elles n’eurent aucun mal à reconnaître la forêt lorsque la forteresse de la Passe des Loups apparut au détour d’une clairière.
Elles n’étaient qu’à un petit kilomètre des remparts, dans un bois connu pour ses champignons.
Dans le donjon, Perrault attendait sur le divan, en compagnie de Sigmund et Carl.
Il y avait encore des enfants capables de leur échapper.