6.

Un étrange observateur

Une nuée de flèches noires s’envola dans le claquement des cordes d’arc, et retomba quelque cinquante mètres plus loin, pour cribler une cible peinte sur un mur de planches.

– Excellent ! s’enthousiasma Tobias. Allez, on réarme aussitôt, vous devriez déjà avoir encoché une nouvelle flèche pendant l’envol de la précédente !

Tobias inspectait ses élèves, deux douzaines de garçons et filles que leurs qualités d’habileté avaient conduits jusqu’à lui. Futurs chasseurs d’Eden.

Il vérifia les postures, le buste droit, l’alignement parfait du bras qui tirait la corde avec celui qui maintenait l’arc, le tout formant un T bien ancré au sol. Il corrigea quelques attitudes, relevant un coude, tapotant un genou du bout de son arc.

Tobias était fier de son poste, et en même temps il angoissait énormément. Car s’il connaissait tout de l’exercice, le tir à l’arc chez lui n’était pas un don. Son altération de rapidité lui permettait d’envoyer plus de flèches à la minute que n’importe qui d’autre, toutefois il lui manquait toujours la précision.

Et Ambre n’était plus derrière lui.

Il avait maintes fois montré les gestes à ses élèves, il avait enchaîné les projectiles en usant de son altération de célérité pour les amuser, mais jamais en direction d’une cible.

Car il ignorait s’il était capable d’en toucher une sans l’assistance de la jeune fille.

À bien y réfléchir, il savait que c’était peu probable.

Il était de ces professeurs incollables sur la théorie mais qui n’excellent pas dans la pratique.

Il éprouvait le sentiment d’être un usurpateur.

Les Pans commençaient à s’impatienter.

Il donna l’ordre de bander les arcs et d’ajuster la cible.

Un mouvement dans le ciel attira son attention : un oiseau noir dessinait des cercles au-dessus d’eux.

Un corbeau. Un gros ! devina Tobias.

Qui tournait autour d’eux comme s’il se préparait à fondre sur sa proie.

Qu’est-ce qu’il a cet oiseau ? Il n’a pas l’air bien.

Le souffle crispé d’un des archers ramena Tobias à son exercice. Les bras des tireurs commençaient à trembler.

– Ajustez votre cible et bloquez votre respiration, dit-il. Tirez !

Les flèches s’envolèrent en sifflant.

Un tiers seulement atteignirent la cible.

C’était sa faute, Tobias le savait, il les avait trop fait attendre, bras tendus, ils avaient perdu leur précision par une trop longue tension musculaire.

Il releva la tête pour chercher le corbeau mais celui-ci avait disparu.

Il n’était nulle part dans le ciel, il avait simplement disparu.

Tobias sonda les environs, les feuillages.

Où est-il passé ? Il était au-dessus de nous il y a un instant !

C’était un peu idiot de s’alarmer ainsi pour un oiseau, pourtant c’était plus fort que lui : il sentait qu’il y avait là quelque chose d’anormal. C’était instinctif, l’animal avait capté son attention, et surtout éveillé sa méfiance.

– Oh, il est bizarre ce corbeau ! fit soudain remarquer l’un des élèves en pointant son arc en direction d’un arbre mort, fendu par la foudre.

L’oiseau se tenait au sommet du tronc déchiqueté. Les billes noires de ses yeux fixaient les Pans. Maintenant qu’il était plus proche, Tobias remarqua que son plumage brillait étrangement. Il luisait comme du vinyle.

– Qu’est-ce qu’il nous veut ? demanda une jeune adolescente.

– Je ne sais pas, répondit un autre, mais en tout cas il ne perd pas une miette de ce qu’on fait.

– Dis pas n’importe quoi ! Il ne peut pas comprendre ! intervint un troisième.

Tobias passa devant eux et leva son arc pour les faire taire, puis s’approcha à pas lents du tronc fendu.

La tête de l’oiseau pivota, pencha de côté, comme s’il était surpris par le mouvement. Puis il se redressa pour fixer les jeunes archers.

Pendant un instant, Tobias crut qu’il les comptait, tant sa petite tête sombre s’inclinait imperceptiblement, devant chaque Pan.

Il y avait quelque chose de bizarre.

Tobias s’y connaissait en oiseaux. Avant la Tempête, chez les scouts, il était l’un des meilleurs observateurs et pouvait reconnaître la plupart des genres et des familles.

Mais celui-ci, un corbeau assurément, avait quelque chose de particulier.

Tobias avait parcouru la moitié de la distance qui le séparait du tronc.

Soudain le corbeau lança un croassement lugubre et déplia ses ailes pour décoller.

Il allait s’envoler lorsqu’un sifflement fila au-dessus de la tête de Tobias. La flèche cueillit l’oiseau en plein corps, le projetant en arrière, dans le vide puis dans les herbes.

Tobias fit volte-face.

Rudy, un garçon particulièrement indiscipliné, tenait encore son arc devant lui. Il vit le regard furieux de Tobias et baissa la tête.

– Bah… Il était pas normal ce piaf ! dit-il en guise d’excuse. On pouvait pas le laisser filer… Et puis c’était un supertir, non ?

Un de ses camarades lui donna une pichenette derrière le crâne pour le faire taire et lui signifier qu’il était vraiment idiot.

Tobias courut jusqu’au petit corps noir traversé de part en part par la flèche et tendit les mains pour l’attraper, s’assurer qu’il ne souffrait pas, qu’il était mort sur le coup.

Son geste se figea.

Le plumage luisait, recouvert d’un liquide poisseux.

Du pétrole ?

Comment avait-il pu voler dans cet état ?

Les yeux de l’oiseau étaient gris, comme voilés.

– Alors ? fit une voix de fille essoufflée dans son dos.

– Il est mort.

Alice se pencha par-dessus son épaule.

– Ah oui ! Tu m’étonnes !

– On dirait même qu’il est mort depuis longtemps, ajouta Tobias sur un ton inquiet.

Il attrapa la flèche et s’en servit pour soulever le corbeau et l’approcher de son visage.

– Mais il est mazouté ! s’écria un garçon qui venait d’accourir à son tour.

Du bout du doigt, Tobias toucha l’aile. Un dépôt charbonneux lui englua la peau.

– C’est tout collant.

Tobias souleva la petite tête doucement et retira brusquement sa main.

– Qu’y a-t-il ? fit Alice, apeurée.

– Il est tout froid !

– Froid comme s’il avait volé très très haut ?

– Non, froid… comme s’il était mort depuis plusieurs jours !

– C’est impossible, il vient de voler, il a bougé devant nous ! Il a même lancé son cri !

Tobias le toucha à nouveau.

Aucun doute.

– Cet oiseau est mort depuis très longtemps, dit-il tout bas.

Il repensa aussitôt à la manière qu’avait le corbeau de les observer.

Les avait-il vraiment comptés ?

Était-ce possible ?

Pas plus qu’un animal mort qui volait encore…

Il les avait survolés puis s’était posé pour les espionner avec une attention anormale pour un oiseau.

Comme s’il préparait quelque chose.