27.

À perdre haleine…

Jon s’élançait vers Matt.

Ses yeux noirs le fixaient et il ouvrit la bouche en grand, comme s’il s’apprêtait à cracher quelque chose.

– Ce n’est plus lui, dit Matt. Ce n’est plus Jon.

Au même moment, six silhouettes de petite taille surgirent des bois sur le sentier, tout autour de la caravane.

Il s’agissait d’adolescents, la peau tout aussi grise et veinée que celle de Jon, avec d’énormes furoncles un peu partout. Le premier bondit devant Chen et arma son bras pour frapper. Au moment où la lanière noire, semblable à un fouet, claqua pour saisir Gluant, ce dernier avait déjà sauté sur le tronc le plus proche et se hissait avec une agilité déconcertante sur une branche dont il se servit pour passer au-dessus de son assaillant.

Chen avait quelque difficulté à maintenir son équilibre, il ne disposait que de ses mains – qui sécrétaient une poix collante – pour saisir ses prises, il n’avait pas eu le temps d’enlever ses chaussures, mais il retomba néanmoins dans le dos de son agresseur avant même que ce dernier ait compris ce qui se passait.

Lorsqu’il se retourna pour faire face à Chen, la double arbalète l’accueillit, braquée sur son visage.

Chen, sans aucun scrupule – aussi effrayé que prompt à répliquer –, actionna les deux détentes et les cordes claquèrent tandis que deux carreaux traversaient la tête du Pan monstrueux.

De son côté, Jon chargeait, les traits à présent déformés par une rage sourde.

Soudain une fumée noire jaillit de sa bouche pour projeter sur Matt ce qui ressemblait à un nuage de pétrole toxique. L’adolescent en fut si surpris qu’il n’eut pas le temps de réagir.

Un mur de neige se souleva dans un souffle puissant, comme si un rideau blanc sortait du sol, et le jet de ténèbres buta contre cette barrière salvatrice.

Ambre se tenait juste derrière Matt, la main tendue.

Jon traversa le mur en projetant de la neige partout et fonça sur Matt, qui voulut l’esquiver d’un pas de côté.

Mais l’assaillant, avec une réactivité hors du commun, digne de Tobias et son altération, put corriger sa trajectoire pour heurter Matt de plein fouet et l’entraîner au sol.

D’un geste trop rapide pour être contré, Jon attrapa Matt par la mâchoire pour lui immobiliser la tête et se pencha au-dessus de lui la bouche ouverte, se préparant à lui cracher sa fumée toxique au fond de la gorge.

Matt usa de son altération de force pour saisir le poignet qui le tenait et d’un mouvement brusque et féroce, il le brisa net.

Jon n’eut aucune réaction de douleur. Au lieu de quoi il s’empressa d’attraper sa proie de son autre main et se pencha pour déverser son fluide mortel.

Matt le frappa avec le pommeau de l’épée.

Il donna un coup si puissant que la tête de Jon craqua horriblement sous l’impact. Cela déstabilisa l’agresseur et permit à Matt de le repousser d’un coup dans le sternum.

L’instant d’après, Jon faisait de nouveau face à l’adolescent dont la lame siffla dans l’air.

Un filet de gouttelettes d’un rouge sombre aspergea la neige.

Puis un trait pourpre apparut sur la gorge de Jon.

La plaie s’élargit brusquement et un sang noir se déversa sur son cou.

D’un coup de pied rageur dans le ventre, Matt repoussa Jon dans les fourrés où il roula sans un cri.

Pendant ce temps, Amy hurlait, aux prises avec deux des assaillants. Leurs mains grises couvertes de pustules se tendaient pour l’agripper.

Deux flèches cueillirent le premier dans le dos, Tania et Tobias avaient tiré en même temps, presque à bout portant.

Amy leva sa hachette devant elle, plus pour se protéger que pour se battre. La créature l’attrapa par le col et de son autre main leva un poignard acéré en direction de son cœur.

Floyd trancha le bras du monstre d’un coup d’épée après avoir frappé de toutes ses forces, au point d’être entraîné par son élan et de choir aux pieds de son adversaire.

Ce dernier allait lui saisir la tête par les cheveux lorsqu’il s’envola.

Tels des cerfs-volants arrachés du sol par une violente bourrasque, les quatre créatures décollèrent, projetées par Ambre et son altération dopée à l’énergie du Cœur de la Terre.

Les quatre corps disparurent dans le ciel, au-dessus des arbres, et s’effondrèrent bien plus loin dans la forêt.

Tobias et Chen en restèrent bouche bée.

Mais déjà les deux monstres criblés de flèches se relevaient en titubant, bientôt imités par Jon.

Leurs blessures étaient pourtant mortelles. Aucun être humain n’aurait été capable de se redresser après de pareils coups.

– Tous sur les chiens ! s’écria Matt.

Un jet de fumée noire manqua de peu Lady, la chienne qui portait Tania et qui fermait la marche, puis ils prirent le galop.

Les chiens fusaient sur le sentier presque invisible, à peine une fine tranchée qui serpentait entre les blocs de pierre et les sapins.

Rapidement distancés, les monstres disparurent.

Dans la fine poudreuse, les chiens ne ralentirent pas pendant près d’une heure, et même lorsque les Pans tentèrent de les calmer, craignant qu’ils ne s’épuisent, ils refusèrent d’obéir, comme s’ils sentaient l’importance du danger qui les avait frôlés et désiraient mettre le plus de distance possible entre eux et cette menace.

Lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin, hors d’haleine et la langue pendante, ils lapèrent un peu de neige et reprirent le trot, cette fois sans porter leurs maîtres qui marchaient à leurs côtés.

– Est-on encore loin du pont ? demanda Matt.

Amy avait cessé de trembler au bout d’une demi-heure, mais elle demeurait hagarde, choquée par la violence de l’attaque.

– Peut-être à une dizaine de kilomètres, répondit-elle d’un air absent.

– Alors ne traînons pas.

– Tu crois qu’ils pourraient nous rattraper ? s’angoissa Tobias. Ils avaient l’air rapides !

– En vitesse pure, non, les chiens les ont largués, mais en résistance, je ne sais pas. S’ils sont capables de marcher non-stop, y compris la nuit, ils finiront par revenir jusqu’à nous.

– S’ils ne se reposent jamais, ça veut dire qu’ils ne sont pas humains…

– Tu as vu la même chose que moi ? Ils ne sont plus humains !

– C’était pourtant Jon.

– Non ! Il était… habité par autre chose. C’est pour ça que j’ai pu lui trancher la gorge. Je savais que ce n’était plus celui que je connaissais.

– Bravo, fit Tania sombrement. Moi je n’aurais pas pu. J’ai tiré une flèche sans savoir sur quoi je tirais, mais si j’avais vu son visage…

Matt s’efforçait de rester impassible. Mais il n’en menait pas large. Tout s’était passé très vite, il s’était laissé emporter par la peur, par l’adrénaline du combat. Ses gestes relevaient du réflexe, et lorsqu’il avait vu le sang noir apparaître sur la gorge de Jon, son esprit avait hurlé.

Il prit une grande inspiration pour enfouir sa culpabilité et son horreur le plus profondément possible. Il ne devait pas montrer ses failles, le groupe avait besoin de lui. Matt le savait : son assurance les portait, les rassurait. C’était en partie grâce à cela qu’ils le suivaient, qu’ils l’écoutaient et lui demandaient de prendre les décisions.

– Vous avez vu ce qu’ils ont fait ? demanda Amy d’une toute petite voix, le regard absent. Ils sont possédés.

– Par quoi ? Des démons ? demanda Chen sur un ton presque moqueur.

Si ce dernier éprouvait la moindre culpabilité pour avoir décoché deux carreaux d’arbalète en plein crâne d’un Pan, il n’en montrait rien, ses émotions soigneusement rangées derrière le masque impassible du Chen qu’ils côtoyaient chaque jour.

– Par une force maléfique qui vit au nord, répliqua Amy. Derrière cette barrière de nuages. Nous ne devrions pas y aller.

– Nous n’avons plus le choix, rappela Matt. Et dès que nous aurons franchi le pont, nous serons condamnés à trouver une autre voie.

– Pourquoi ? À quoi penses-tu ? s’enquit Ambre.

– Aux explosifs qui étaient au fort.

– Je savais qu’on aurait dû les prendre ! s’écria Tobias. Ils nous auraient bien servi !

Matt tapota sa besace, sur son flanc.

– J’ai couru le risque, dit-il.

Ambre fit claquer ses mains contre ses hanches en un geste de dépit.

– C’est bien un truc de mec, ça ! pesta-t-elle. Il faut toujours que vous fassiez quelque chose de stupide dans notre dos !

Matt ne parut pas affecté. Il arborait le même air déterminé lorsqu’il ajouta :

– Nous devons nous assurer que nos poursuivants ne pourront pas nous rattraper. Nous allons faire sauter le pont.

– Et comment rentrerons-nous ? questionna Ambre.

– Par une autre route, plus à l’ouest ou à l’est, nous trouverons.

– Un détour de plusieurs dizaines de kilomètres dans l’inconnu ? Est-ce prudent ?

– Venir jusqu’ici ne l’était pas. À partir de maintenant il va falloir improviser. Nous savions que ça finirait comme ça tôt ou tard. Il n’est plus temps d’hésiter.

Le ton, aussi autoritaire que cassant, ne souffrait aucune contestation.

Matt était dur et il ne s’en rendait pas compte.

Il essayait d’oublier la gorge tranchée de Jon.