Confidences sous les lanternes
Ambre en resta bouchée bée.
– Tout ?
CPO parut ennuyé.
– Oui.
– Vous dites ça pour nous faire marcher, pas vrai ? dit Chen, incrédule.
– Non, nous pouvons tout faire. Du feu, du vent, de la glace, épaissir les ombres, produire de la lumière, être plus rapides ou plus forts, et encore deux ou trois bricoles…
– Alors pourquoi n’êtes-vous pas sortis de la ville ? demanda Floyd.
– Pour aller où ? Nous ne savions pas ! Et puis nous avons voté, plusieurs fois, et à la majorité, nous avons décidé qu’il était plus prudent de rester ici en attendant que les secours arrivent. Nous éloigner de la ville ça aurait été prendre le risque qu’on ne puisse plus nous retrouver.
– Et il y a le Cirque…, ajouta Marvin, un peu réticent.
– Marvin ! le gronda CPO.
– Le Cirque ? répéta Tania. C’est quoi ?
– On peut bien leur dire, intervint Tina en fixant CPO qui haussa les épaules, désabusé. Le Cirque c’est le Mal.
Tobias, lui, était curieux.
– Un vrai cirque, avec des animaux et des clowns ?
Marvin frissonna.
– Des Clowns, oui…
Sa sœur enchaîna :
– Il était en tournée dans tout le pays quand l’accident s’est produit. Il était installé pas loin des quais, chez nous, à Québec. Le nucléaire l’a entièrement corrompu.
– L’atomique a ouvert une porte vers l’enfer ! précisa Marvin avec sérieux.
– C’est le Cirque qui contrôle cette ville ! ajouta un autre garçon.
– Pour parvenir jusqu’ici vous n’avez pas croisé de Clowneries ? s’étonna Marvin.
– Des Clowneries ? demanda Floyd.
– Oui, les émissaires du Cirque ! La Méningerie-sauvage : ces animaux savants et féroces ; des Roulottes-glauques ; des Domptueurs ou… des Clowns.
Marvin avait prononcé le dernier mot plus bas, avec crainte.
– Personne. Nous avons circulé depuis les quais jusqu’ici en remontant la colline à travers des rues désertes.
– C’est une sacrée veine ! s’ébahit alors le jeune garçon.
CPO secoua la tête.
– Impossible, lâcha-t-il sèchement. Le Cirque vous aurait forcément vus, à sept, vous n’êtes pas discrets.
Matt songea aux chiens qui les accompagnaient et qui formaient une caravane encore plus imposante.
– Si le Cirque les avait repérés, intervint Tina, ils ne seraient pas là pour nous parler !
– C’est bien ce qui m’inquiète.
– Que veux-tu que ce soit ? Ils ne sont pas des Clowneries, ça se voit !
– Je ne dis pas le contraire. Mais à mon avis, si le Cirque les a laissés venir jusqu’à nous, c’est pour une raison bien particulière. Il voulait qu’ils passent.
– Ce Cirque, dit Matt, il a un meneur ?
CPO approuva nerveusement.
– Il s’appelle Yorick.
– Avez-vous tenté de dialoguer avec lui ?
– Impossible, il ne désire qu’une chose : nous annihiler ! Yorick est jaloux de toute forme de vie, il veut tout détruire.
– Et ils sont nombreux ces gens du Cirque ? interrogea Tobias.
– Assez, répondit Tina.
– Et surtout très dangereux ! ajouta Marvin. Très forts !
– Pour vous ravitailler, dit Ambre, comment procédez-vous ? Vous avez évoqué les supermarchés…
– Pendant longtemps nous avons utilisé les réserves de l’hôtel, expliqua Tina, il y avait de quoi tenir ! Mais parfois nous devions sortir… Nous y allions tous ensemble, et notre altération nous a souvent sauvé la mise !
La fin de sa phrase s’éteignit dans sa bouche.
– C’est pour ça que le Cirque vient pas à Frontenac, compléta Marvin. Il a compris qu’on était très forts aussi et capables de l’repousser. Par contre, il fallait pas rester trop longtemps là-dehors. Dès que le Cirque nous repérait, on fonçait pour rentrer avant d’être submergés !
– C’est rassurant d’avoir cet endroit, approuva Chen.
CPO renifla nerveusement.
– Eh bien… justement. Nous ne sommes plus en sécurité, avoua-t-il.
– Ce pouvoir que nous avions tous ensemble, nous… nous l’avons perdu.
– On peut perdre son altération ? s’inquiéta Tobias.
– Il y a un mois, l’un des nôtres est tombé malade. Fièvre, tremblements et toux. Il est mort en une semaine. Depuis, nous ne sommes plus au complet, et notre pouvoir ne fonctionne plus. Pour l’instant le Cirque ne l’a pas remarqué, mais quand il comprendra… nous serons fichus.
– Vous ne pouvez plus rester ici, lança Matt. Venez avec nous.
– Pour cette ville dont vous parlez ? Eden ? Et comment nous y rendre ? À peine poserons-nous le pied dehors que toutes les Clowneries de Québec nous tomberont dessus !
– Nous n’avons pas été attaqués ! Il faudra se faufiler jusqu’aux quais, nous y avons un voilier, on pourra tenir dessus, ce sera difficile, mais c’est possible !
– Combien êtes-vous ? demanda Floyd.
– Tous ceux que vous voyez là, douze.
– Avec nous ça fera dix-neuf, plus les chiens, ça va être compliqué ! calcula Floyd en avisant Matt.
– Dix-huit, corrigea Matt. Vous repartirez sans moi. Je n’ai pas fini ce pour quoi je suis venu jusqu’ici.
– C’est de la folie ! s’écria Ambre. Nous savons que le nord est saturé par cette tempête entropique, que veux-tu de plus ?
– Comprendre sa vraie nature ! Ce qui constitue son cœur. Sinon, elle continuera de descendre vers le sud, et un jour elle atteindra Eden et nous ne pourrons rien y faire !
Ambre se claqua la cuisse d’agacement.
– Tout ce que tu vas réussir à faire, c’est te tuer !
Tobias se tourna vers CPO.
– La tempête grise, dehors, elle est là depuis le début ?
– Non. Avant il y avait des brumes très souvent, mais à part le Cirque qui nous traquait, ça allait. La tempête est là depuis deux mois environ.
– Elle ne s’éloigne jamais ? questionna Ambre.
– Non. Parfois des éclairs terribles détruisent la ville, sinon c’est un épais brouillard gris qui ne laisse pas passer la lumière du soleil. Les plantes sont toutes mortes, et les rares animaux qu’on pouvait apercevoir dans les rues, à part ceux de la Méningerie-sauvage, ont disparu.
– Ça signifie donc que la tempête entropique s’étend vers le sud, souligna Matt.
– Nous l’avons vue arriver au loin, confirma Tina. Pendant plusieurs semaines on a aperçu un mur gris au nord. Il avançait tout doucement, mais il avançait. Et puis il s’est rapproché, et un matin, nous étions plongés dans la pénombre.
– Entropia finira par atteindre Siloh, le hameau de Canaan et enfin Eden, confirma Matt en s’adressant à Ambre. Je ne peux pas rentrer sans savoir ce qu’est réellement Entropia.
Tobias approuva d’un signe de tête.
– Je vais libérer une place de plus sur le voilier, dit-il. Tu sais bien que je ne peux pas te laisser continuer seul.
Ambre s’enfonça dans son siège.
– Très bien, capitula-t-elle, sans un mot de plus.
– Ça veut dire quoi ? demanda Tobias. Nous avons ta bénédiction pour partir ou…
– À ton avis ? Tu crois vraiment que je peux vous laisser filer tous les deux et dormir tranquille ? Je viens, bien sûr.
Matt pivota vers Floyd et Amy.
– Vous ramenez tout le monde à Eden.
– Sur le voilier ? grimaça le Long Marcheur. Je ne connais pas assez les fleuves !
– Il faudra remonter jusqu’au golfe du Saint-Laurent, en espérant sortir de la tempête entropique. Quand vous le pourrez, accostez, et cap au sud.
– Une fois à terre, je me débrouillerai avec Amy. Vous êtes sûrs de vouloir faire ça ? Comment rentrerez-vous ?
– Plume et Gus sont rapides et ont le sens de l’orientation.
– Ça ressemble à un plan foireux, si tu veux mon avis.
– Je n’en ai pas de meilleur, Floyd.
Tania sortit de ses pensées et s’adressa à CPO :
– Vous êtes tous là, dans la pièce ? Mais alors, personne n’est de garde ? Aucune vigilance ? Comment empêchez-vous le Cirque de rentrer dans le château ?
– En baissant la herse, et en gardant toutes les portes et fenêtres fermées. C’est l’unique moyen de… Oh, non ! comprit-il soudain. Comment êtes-vous arrivés jusqu’ici ?
Matt se leva d’un bond.
– La herse et la porte ! Nous les avons laissées ouvertes, dit-il.