Mauvais souvenirs
La végétation devenait grise.
À mesure que l’expédition des Pans progressait dans la brume, les herbes et les arbustes perdaient leurs couleurs naturelles pour prendre celle, terne, du nouvel environnement de cendre.
Depuis combien de temps le pays des brumes occupait-il cette région ? Avançait-il en permanence, ou était-ce une sorte de marée, avec un reflux qui ne tarderait plus ?
Toutes ces questions, Matt et ses compagnons se les posaient à chaque pas. Plus ils progressaient dans cette terre de pénombre, plus ils savaient qu’ils étaient dans le pays des Tourmenteurs, et qu’ils avaient franchi la barrière du bout du monde.
Cela s’était fait sans peine, sans coup de gong, sans flash ni cri. Ils avaient seulement marché pour pénétrer le rideau moutonneux, cette bête informe, et l’instant suivant ils étaient engloutis dans son haleine.
Tobias ouvrait la route avec Floyd, son champignon lumineux à la main, pour leur offrir le luxe d’un peu de clarté et de voir où ils posaient les pieds.
Après plusieurs kilomètres, la végétation changea à nouveau. Elle était desséchée, tout était mort. Plus loin encore, les racines, les tiges et les troncs s’étaient tordus avant de rendre l’âme, comme s’ils avaient souffert horriblement. Le paysage tout entier devenait cimetière.
Tobias rangeait précipitamment son champignon chaque fois qu’il croyait détecter une présence vivante, et parfois une ombre glissait en silence sur l’horizon cendreux.
Ils atteignirent le bord d’un large fleuve au clapotis presque rassurant. Cette eau-là n’était pas figée, et ils durent choisir entre l’est ou l’ouest, dans l’espoir de trouver un moyen de la franchir.
– Je vous préviens, je ne me baigne pas ! lança Tobias. Hors de question que nous passions à la nage !
Plume vint alors donner un coup de truffe amical à l’adolescent qui ne sut si elle le remerciait de parler en son nom ou si au contraire elle se moquait de sa couardise.
Lorsque la structure d’un pont se détacha à travers la brume, Tobias ne put que soupirer de soulagement, même si celui-ci était couvert d’une végétation morte, sorte de linceul en décomposition.
L’autre rive n’était guère plus accueillante. Ils atteignirent les ruines d’une ville, et les traversèrent aussi rapidement que la discrétion le leur permettait, s’arrêtant brusquement chaque fois qu’une pierre tombait d’un bâtiment, qu’une porte claquait ou qu’ils entendaient du verre se briser. Une faune hantait encore cet endroit, et nul ne désirait la croiser, même Floyd et Amy, malgré leur statut de Longs Marcheurs, ne souhaitaient pas s’aventurer dans ce genre de décombres.
À plusieurs reprises, Matt eut le sentiment d’être épié, et tandis qu’ils franchissaient un escalier pour atteindre la grande place de la ville, il repéra une silhouette semblable à un insecte gigantesque – une sorte de cafard monumental, sur le toit d’un immeuble de trois étages – qui s’empressa de disparaître lorsqu’il pivota dans sa direction.
– Je crois que nous sommes observés, annonça Matt.
Par réflexe, tous vérifièrent leurs armes puis pressèrent le pas. Pas question de passer la nuit en ville, il fallait atteindre les faubourgs avant d’établir un campement, et la journée touchait déjà à sa fin, comme la fatigue le leur indiquait. Quant au soleil, lui, il devenait difficile à distinguer. L’épaisseur de la brume atténuait la lumière du jour, ne laissant filtrer qu’une pénombre crépusculaire.
La nuit serait totale, ils le devinaient sans peine.
– Si jamais nous devons dormir ici, commença Floyd, il faudra choisir entre rester à l’extérieur ou s’installer dans un bâtiment.
– Et pourquoi pas un couloir de métro tant qu’on y est ? s’indigna Chen. Moi je ne rentre pas là-dedans !
– De toute façon il est préférable de marcher encore, même si la nuit tombe, intervint Matt, pour sortir d’ici. Nous le savons tous, les villes sont le repaire d’une faune dangereuse, c’est en tout cas comme ça chez nous, et je pense que cet endroit ne déroge pas à la règle.
Ils surgirent tout d’un coup à un carrefour, presque invisibles, ressemblant à deux hauts poteaux dans la brume, jusqu’à ce que les Pans remarquent leurs mouvements : deux créatures de cinq mètres, fines, enveloppées dans de longs manteaux à capuche, leurs jambes semblables à des échasses blanches, leurs mains terminées par d’incroyables doigts longs et laiteux.
Ces pisteurs qui accompagnaient le Raupéroden dans sa traque pour retrouver Matt.
Celui-ci se figea, le cœur en arrêt.
Deux projecteurs jaillirent de sous les capuches, comme si les échassiers ouvraient seulement les yeux, et les faisceaux lumineux sillonnèrent la rue, fouillèrent les façades autour d’eux.
Toute l’expédition se précipita derrière un tas de gravats, à l’exception de Matt qui demeura pétrifié au milieu de la route.
Plume l’attrapa par le col et le tira jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits et rejoigne ses compagnons.
– Qu’est-ce qu’ils font là ? haleta Tobias.
– Tu sais ce que c’est ? demanda Amy.
– Des échassiers ! Ils escortaient le Raupéroden, ils nous ont poursuivis plusieurs fois. S’ils t’attrapent dans les lumières qui remplacent leurs yeux, ils ne te lâchent plus, ils courent vite et ont des bras télescopiques !
Matt était tout pâle.
– Tu oublies l’essentiel : ils obéissent à quelqu’un ou à quelque chose, ajouta-t-il.
– À qui donc ? s’inquiéta Amy.
– C’est bien là le problème. Jusqu’à présent je pensais qu’ils ne servaient que le Raupéroden, mais puisqu’il n’est plus…
Les lumières balayaient les décombres de la ville, et les deux hautes créatures avançaient en silence.
Puis l’une d’elles s’arrêta soudain, le regard braqué sur l’emplacement où s’étaient tenus les Pans quelques secondes plus tôt.
Une voix susurrante, presque inaudible, gutturale, sortit d’un des échassiers :
– Sssssssssssssch… Présence… Je sens… Ssssssssssch… Une présence.
L’autre s’approcha, de sa démarche chaloupée, et allongea les bras pour poser ses mains au sol sans avoir à se pencher. Puis il s’inclina et laissa glisser son capuchon jusqu’à une vingtaine de centimètres du bitume fissuré.
– Sssssssssch…, dit-il, plusieurs. Ggl les veut.
– Ssssssch, lancer la traque… Ssssssssssssssch, il faut appeler la traque !
Les deux échassiers levèrent leur capuchon vers le ciel et une série d’étranges cris en jaillirent avec beaucoup de puissance, résonnant dans toute la rue. Il s’agissait d’une variation de sons autour de deux syllabes déclinées à l’infini sans cohérence apparente :
« Wi-non-non-non-wi-non-wi-wi-non-wi-non-non-wi-wi-non-wi-non. »
Ils ressemblaient à deux émetteurs radio brisés crachant un grésillement inintelligible et continu.
– T’as entendu ce nom ? chuchota Tobias à l’oreille de Matt.
– Gagueulle ? C’est ça ?
– Ça ressemblait à ça, mais dit avec la gorge, comme s’il n’y avait plus les voyelles. C’est qui, tu crois ? Une sorte de Raupéroden bis ?
– J’espère que non.
Un peu partout dans la rue des ombres apparaissaient, se faufilant d’une fenêtre à l’autre, sautant de toit en toit ou surgissant des plaques d’égout pour ramper sur l’asphalte.
– Je n’aime pas ça du tout, murmura Ambre. Il ne faut pas rester ici !
Une armée d’insectes géants convergeait vers les deux échassiers.
Floyd fit tourner son index au-dessus de sa tête pour signifier qu’ils faisaient demi-tour et la petite troupe se glissa sans bruit en arrière, pour entrer dans un immeuble, unique voie accessible depuis leur cachette sans retourner sur la route.
Tobias serra son champignon entre ses paumes pour en contrôler le débit de lumière et ils traversèrent un hall, les six chiens sur leurs talons. Plume fermait la marche, jetant des coups d’œil réguliers en arrière.
Ils parvinrent à rejoindre l’autre côté de l’immeuble et débouchèrent dans une rue parallèle.
Des stridulations, des frottements frénétiques d’ailes et des cliquetis de pattes sur l’acier résonnaient dans les artères latérales.
Matt désigna les chiens.
– En selle, mes amis, il faut se préparer à fuir.
Les modulations des deux échassiers se turent enfin. Un véritable grouillement provenait maintenant de la rue.
Les chiens accueillirent leurs maîtres et s’élancèrent d’un pas rapide mais silencieux en direction du nord-ouest.
La nuit tombait, la brume effaçait les contours de la ville, noyant l’ensemble dans des ténèbres poisseuses. Même Amy, avec sa vision nocturne, n’y voyait plus grand-chose. Pourtant les chiens continuaient de trotter, bifurquant lorsque c’était nécessaire pour éviter un cratère, un tas de ronces mortes ou la façade effondrée d’une maison.
Tobias n’osait plus sortir son champignon de sa poche, de peur d’être repéré, il s’en remettait totalement à Gus, le saint-bernard géant sur lequel il avait pris place avec Ambre.
Ils furent brusquement aveuglés.
Prisonniers des phares d’un train filant à toute vitesse sur eux.
Avant de comprendre la vraie nature de cette lumière : un échassier qui poussait sa longue plainte pour alerter ses troupes.
En tête, Cannelle, qui portait Amy, sauta alors vers la première voie de fuite possible et s’engouffra dans un parking surélevé. Tous les chiens la suivirent aussitôt, tandis que la créature commençait à les prendre en chasse, augmentant la longueur de ses pattes pour gagner en vitesse.
Cannelle vira si vite à gauche qu’Amy dut se cramponner à ses poils pour ne pas être éjectée. La chienne abaissait son centre de gravité à chaque virage afin de changer de direction brutalement et handicaper l’échassier et ses longues pattes.
Les cinq autres chiens faisaient de même, galopant pour la survie de leur cavalier.
Ils se retrouvèrent bientôt dans un cul-de-sac les obligeant à emprunter la rampe vers l’étage supérieur. Puis le suivant. Et enfin ils parvinrent sur le toit du parking vide.
Ils avaient distancé l’échassier d’une cinquantaine de mètres, tout juste de quoi faire le tour du dernier niveau, cherchant désespérément un autre accès pour redescendre.
L’escalier de service était à l’autre bout.
Sa porte s’ouvrit en claquant sur une vingtaine de rats gros comme des sangliers, qui investirent le parking telle une bande de délinquants venus en découdre avec le gang adverse.
L’échassier accourait, prenant les Pans en tenaille.
Il ne leur restait qu’une poignée de secondes avant que l’étau ne se referme sur eux.
Matt orienta Plume vers le sud. L’immeuble de l’autre côté de la ruelle était éventré, exposant ses bureaux et ses couloirs déserts aux quatre vents. L’extrémité du parking avait été emportée également, supprimant toute rambarde.
– Tu peux le faire, pas vrai ? demanda-t-il à sa monture.
Plume tourna la tête pour tenter de distinguer son maître.
– Je sais que tu es capable d’y arriver.
La chienne semblait récalcitrante.
Elle fixa le bout du parking.
Les rats se précipitèrent vers eux, et l’échassier allait les atteindre d’un instant à l’autre.
– C’est notre unique chance de sortir d’ici vivants, insista Matt. Il faut le faire. Tu peux y parvenir, j’en suis certain. Allez, Plume !
Plume frissonna. Elle transférait son poids d’un côté puis de l’autre, comme si elle hésitait encore ou se préparait physiquement à un effort colossal.
Les autres Pans les regardaient, entre espoir et terreur, se préparant à sortir leurs armes pour un baroud d’honneur. S’il fallait périr ici, ça ne serait pas sans combattre.
Plume s’élança d’un coup, gagnant peu à peu en vitesse.
Lorsque le bord du parking survint, Matt prit conscience de la distance qui séparait les deux constructions et sut qu’il avait commis une terrible erreur en poussant sa chienne.
Mais ils allaient déjà beaucoup trop vite pour pouvoir s’arrêter avant le vide.
Plume attendit le tout dernier moment, lorsque ses pattes avant basculèrent, et elle se lança de toutes ses forces pour bondir par-dessus la ruelle en direction de l’immeuble d’en face.
Elle n’avait pas parcouru les deux tiers de la distance qu’elle perdit de sa vitesse et de sa hauteur.
C’en était fini.
Ils allaient s’écraser quinze mètres plus bas.