41.

Suspicions multiples

Maylis avait filé avec l’aube, emmitouflée dans une grande cape. À dos de chien, elle s’était faufilée par une poterne après avoir serré sa sœur dans ses bras et avait disparu sous les premiers rayons du soleil en direction de Babylone.

C’était à Zélie, désormais seule, que revenaient les clés de la politique Pan.

Et il faudrait la jouer fine face au Buveur d’Innocence.

Anticiper ses mouvements, comprendre quand et où il allait frapper en premier.

Pour cela, Zélie comptait sur Tim.

Le bureau du courrier était le centre névralgique de la bataille qui allait avoir lieu. Si Colin se comportait étrangement, ou si le courrier cessait d’arriver d’un lieu précis, ce serait le signal que le coup d’État commençait.

Zélie devait tout faire pour l’empêcher, le retarder.

Elle avait bien songé à partir de son côté pour aller chercher des renforts à Eden, investir le cloaque, libérer les Pans et se débarrasser de toutes les armes. Mais cela équivaudrait, aux yeux des Maturs les plus extrémistes, à une déclaration de guerre. Les méfiants et les sceptiques rallieraient alors la cause du Buveur d’Innocence.

Elle dut se résoudre à laisser les Pans dans le cloaque, et cela lui pesait lourdement sur la conscience.

Pour sauver le plus grand nombre, elle venait d’accepter la torture d’un petit groupe.

Zélie n’en avait pas dormi de la nuit.

Tim se présenta à ses appartements dans l’après-midi.

– Colin est sorti de son bureau ce midi, rapporta-t-il. Avec toutes ses cartes dans les bras. Il n’est revenu que trois heures après !

– Ils préparent leurs mouvements, conclut Zélie. L’assaut est imminent.

– Et Colin est encore plus nerveux que d’habitude. Il nous crie dessus sans cesse !

– Ces cartes, il les avait avec lui quand il est rentré ?

– Non.

Zélie cogna son poing dans sa paume.

– Il nous les faudrait. Au moins y jeter un œil. C’est là-dessus que le Buveur d’Innocence fonde sa stratégie.

– Je garde les yeux ouverts, si les cartes reviennent, je vous préviens.

 

Le soir même, Zélie reçut une invitation aux négociations de la part de l’ambassadeur Matur.

Elle le retrouva dans la Chambre Cordiale.

– L’ambassadrice Maylis n’est pas là ? s’étonna le Buveur d’Innocence.

– Non, pas ce soir.

– C’est que… j’ai pour habitude de discuter avec vous deux, il me semble que vous n’êtes pas ambassadrice seule, que votre mission doit être remplie à deux, n’est-ce pas ?

– Elle est souffrante, elle dort. Que voulez-vous ?

Zélie avait encore plus de difficulté que d’habitude à se composer un masque avenant.

– Des rumeurs font état d’une importante présence de Gloutons, comme vous les appelez, au nord de la Passe des Loups, sur votre territoire. Je voudrais votre accord pour y envoyer des troupes en renfort.

– Je n’ai pas entendu ces rumeurs, d’où émanent-elles ?

– Un messager. Je viens d’en avoir confirmation par l’une de nos patrouilles, que vous avez autorisée à circuler sur vos terres.

Zélie se tut. Le piège était grossier, mais il était inutile d’insister sur la véracité de ces rumeurs, il finirait par produire une fausse lettre et ordonnerait à l’un de ses soldats de confirmer.

– C’est un problème Pan, nous le réglerons entre nous, répliqua-t-elle avec assurance.

– Permettez-moi d’insister, nous avons les troupes adéquates, les armures, la force nécessaire, nous vous en débarrasserions avec facilité.

Ben voyons… deux ou trois cents cavaliers sur les terres Pan.

– C’est non, je vous remercie. Nous attachons une grande importance à notre indépendance, même militaire, et cela passe par notre capacité à régler ce genre de situation. Qui serions-nous, si chaque fois que nous avions un problème nous faisions appel à vous ? Tels des enfants s’abritant sous l’aile de leurs parents !

Le Buveur d’Innocence se fendit d’un sourire.

– N’est-ce pas, après tout, ce que vous êtes ?

– Nous avons perdu nos parents avec la Tempête, vous le savez ! Et vous avez toute autorité sur nous en vous ralliant à Malronce. Maintenant il nous faut trouver un terrain d’entente, ce que nous faisons ici, jour après jour.

– Soit. J’entends votre point de vue. Mais référez-en tout de même à votre sœur, peut-être qu’elle ne le partage pas…

– Ne comptez pas sur le fait que nous soyons deux pour nous diviser, monsieur l’ambassadeur ! Maylis et moi sommes soudées et partageons les mêmes opinions.

– Je note une pointe d’effronterie dans votre ton. Vous aurais-je offensée d’une manière quelconque ? Serait-ce à cause de mon absence ?

Zélie s’en voulut aussitôt d’avoir montré une faille.

– Tout va bien, répondit-elle sèchement. Maintenant, si vous n’avez rien d’autre à me proposer, je vais me retirer au chevet de ma sœur.

 

Le Buveur d’Innocence tournait en rond dans ses appartements.

– Quelque chose vous chagrine, messire ? demanda Grimm en entrant avec deux verres de liqueur de l’ancien monde retrouvée dans les ruines d’une ville près de Babylone. Est-ce à cause du refus que vous avez essuyé d’envoyer nos troupes chez les Pans ?

– Non, je le prévoyais. Avec ces deux gamines la partie est toujours serrée, non, ce n’est pas ça, nous ferons autrement. Elles refusent un bataillon mais ont déjà signé pour de petites patrouilles. Je vais juste en envoyer dix de plus en leur ordonnant d’être discrètes. Si elles se font intercepter, les Pans croiront que c’est une de nos unités autorisées à circuler chez eux. Quand viendra le moment de prendre le contrôle nous serons déjà en territoire ennemi. Ce sera moins pratique mais je m’y attendais.

– Alors qu’y a-t-il ?

– C’est l’attitude de Zélie, confia le Buveur d’Innocence. Elle nous cache quelque chose.

– Vous croyez qu’elle se doute de notre plan ? En tout cas, personne ne s’est introduit dans vos appartements pendant votre absence, vos ordres ont été scrupuleusement respectés, et les gardes n’ont arrêté personne !

– Elles sont malignes ces deux-là, assez pour déjouer la surveillance de quatre abrutis. J’aurais dû me montrer plus prudent encore.

– Vous pensez qu’elles ont pu trouver les souterrains ?

– J’en serais fort surpris. Cependant il ne faut rien négliger. Il est plus probable qu’elles se soient rendu compte que ça ne tournait pas rond avec le courrier.

– Colin ?

– Non, pas directement, il m’est fidèle comme un chien. Mais ce garçon n’est pas très futé ! C’est ce qui le rend si obéissant et digne de confiance ! Mais il a pu commettre une erreur.

– Si elles étaient averties, les armées Pan seraient déjà au pied de la forteresse.

– Sauf si elles sont prudentes.

– Comment savoir ?

Le Buveur d’Innocence avala sa liqueur d’une traite.

– Je crois que j’ai une idée, dit-il avec malice. Fais appeler Colin. Nous allons passer à la vitesse supérieure.

– C’est-à-dire ?

Le Buveur d’Innocence attrapa la cerise qui nageait au fond de son verre.

– Nous allons décapiter Eden, dit-il en croquant à belles dents le fruit qui s’ouvrit en libérant son jus.