46.

Entropia

Des limbes sans fin.

Ambre et Tobias chevauchaient Gus et Plume à travers l’infini étouffant d’Entropia.

Aucune plante n’avait survécu, il ne restait que des mers d’herbes fuligineuses qui se désagrégeaient dès qu’on les effleurait, des forêts de troncs tordus enroulés sur eux-mêmes dans un spasme d’agonie, plus aucune feuille, plus aucun chant d’oiseau, rien que le silence, parfois un vent glacial, et au loin, par intermittence, le grondement du tonnerre.

La tempête entropique asséchait la planète. Elle semblait également accélérer la décomposition des villes. Toutes celles qu’Ambre et Tobias croisaient – même en prenant soin de les contourner pour en éviter la faune sinistre – s’effondraient, ou étaient sur le point de devenir ruines.

Plus ils montaient vers le nord, plus les cours d’eau stagnaient, sans aucune vie dans leurs profondeurs.

Entropia annihilait tout, même les forces basiques de la Terre.

Il ne restait que la lente déclinaison des jours et des nuits, les premiers n’étant que des crépuscules permanents.

Quatre jours durant, les deux Pans allèrent bon train, observant leurs réserves d’eau qui diminuaient peu à peu. S’ils ne touchaient pas au but d’ici à trois jours, ils n’en auraient plus assez pour repartir, jusqu’à Québec au moins, où le Saint-Laurent avait paru encore potable.

Ils croisaient souvent des silhouettes effrayantes, la plupart du temps des insectes géants qu’ils parvenaient à éviter en se cachant, mais Tobias dut tout de même user à deux reprises de son arc, avec l’assistance d’Ambre, pour terrasser un scorpion de la taille de Plume puis un cafard gros comme un sanglier.

Ambre n’avait utilisé que de son altération, préservant l’énergie du Cœur de la Terre, et se préservant par la même occasion.

Le plus problématique demeurait les airs.

De nombreux oiseaux semblables à des corbeaux morts sillonnaient les cieux d’Entropia à basse altitude : les guetteurs des Tourmenteurs. Chaque fois qu’une ombre se profilait, il fallait bondir derrière le rocher le plus proche, dans un bosquet de ronces grises qui se cassaient presque aussitôt, ou derrière un talus en espérant que l’espion ne les avait pas remarqués.

Plus ils s’enfonçaient dans Entropia, plus le monde devenait froid et dévasté. Même la géologie avait subi l’impact de la Tempête. Les collines s’étaient effritées, des coulées de terrain dessinaient des falaises nouvelles, des escarpements étaient apparus un peu partout, et tout ce que le sol contenait de rochers ressortait pour former un paysage de plus en plus agressif, cependant que les créatures devenaient de plus en plus énormes.

Ils croisèrent un pince-oreille de la taille d’un autocar, avant de se tétaniser face à la silhouette d’une patte d’araignée de plusieurs dizaines de mètres qui surgit de la brume pour se poser brusquement devant eux avant de disparaître sans que sa propriétaire les ait repérés.

Si Entropia atteignait Eden, c’en serait fini de leur monde.

Pire encore : si elle se répandait sur tout le globe, ni les Pans ni les Maturs ne pourraient survivre plus de quelques semaines.

Ambre et Tobias contemplaient la fin du monde.

L’enfer libéré.

Qui était ce Gagueulle, cette entité qui commandait à Entropia, aux Tourmenteurs ?

D’où venait-il ?

Était-il à l’origine de la Tempête qui avait transformé la civilisation des hommes ? Plus Ambre et Tobias se rapprochaient de lui, plus ils en doutaient. La Tempête avait corrigé les hommes, elle les avait remis à leur place, pour les rappeler à plus d’humilité, elle avait redonné à la nature une force nouvelle afin de rivaliser, reprendre l’ascendant, pour imposer un respect nécessaire à l’espèce humaine qui l’avait perdu avec le temps.

Tout était question d’harmonie globale.

Or, Entropia ne véhiculait aucune harmonie, rien que le chaos.

Le désordre, la confusion.

L’horreur.

La mort.

Non, pas tout à fait, s’était corrigé Tobias mentalement, il y a une vie ici. Différente. Un nouvel équilibre. Entropia, c’est le chaos pour l’homme, mais un chaos qui a engendré autre chose.

Au soir de ce quatrième jour, le cœur d’Entropia leur apparut enfin.

Des éclairs rouges et bleus à quelques kilomètres, un maelstrom de lumières pulsant à travers l’épaisse brume grise, et le bruissement étrange de centaines de voix qui s’en échappaient.

Toutes psalmodiaient les deux mêmes syllabes que les échassiers aperçus en ville une dizaine de jours plus tôt.

« Wi-non-wi-non-non-wi-wi-non-wi-non-wi-non-non-wi-non-wi-wi-wi-non-wi-wi-non-wi-non-non-wi-non-wi-wi-non-wi-non-non. »

Chacune y allait de son enchaînement discontinu, sorte de protolangage ininterrompu, et toutes ces voix se superposaient les unes aux autres. On eut l’impression qu’une cour jacassante discutait avec frénésie aux pieds du roi.

Quelle forme avait donc ce monarque pour s’entourer de pareils mignons ?

Des Tourmenteurs jaillissaient de cette lactescence et disparaissaient à toute vitesse dans des directions opposées pour sillonner le monde tandis que d’autres accouraient pour s’enfoncer dans l’ouate épaisse, où ce néant mobile avait établi son quartier général.

Ils étaient arrivés aux portes de toutes leurs questions.

Restait à savoir si les réponses allaient leur convenir.