11.

Dans la gueule du loup…

Les notes de musique rebondissaient dans les hauteurs de la grande salle, résonnant sous les arches du donjon, entre les fenêtres éclairées de l’intérieur par de nombreux candélabres.

Les Maturs avaient retrouvé et réparé un piano à queue sur lequel jouait un jeune homme approchant de la vingtaine. Un adulte barbu l’accompagnait à la guitare et une adolescente brillait au violon.

Les murs de la forteresse de la Passe des Loups vibraient aux sons des airs enjoués. Les célébrations de fin d’année, Noël et le premier anniversaire de la Tempête avaient rassemblé enfants, adolescents et adultes dans la vaste salle de bal du donjon, à l’origine réfectoire des troupes. De longues banderoles, des gonfalons, pavois et autres bannières colorées la décoraient, créant une ambiance chaleureuse.

Près de trois cents personnes avaient festoyé, ri, discuté, et bien que tous aient fourni de vrais efforts en début de soirée pour se mélanger, à présent que la nuit s’étirait, Pans et Maturs se retrouvaient chacun de leur côté.

Maylis repoussa son assiette, elle avait trop mangé.

– Je n’en peux plus ! Je crois que si Peter m’invite à danser, je vais lui vomir sur les pieds !

Zélie esquissa un sourire distrait.

– Ça ne va pas ? demanda Maylis qui sentait son aînée préoccupée.

– Si, si…

– Non, je le vois bien, tu es soucieuse. Quel est le problème ?

Zélie lui fit signe d’oublier mais Maylis suivit son regard, et de l’autre côté de la table du banquet, aperçut le Buveur d’Innocence.

– Ah, lui ! pesta-t-elle. Tu veux toujours l’espionner ?

– J’ai déjà commencé.

– Pardon ? Sans me prévenir ?

– Nous en avions parlé. Tu l’as dit toi-même : il n’est pas clair.

– Zélie, ne prends aucun risque. Pour toi, mais aussi pour la paix entre nos peuples. Si on t’attrape en train de fouiner dans ses affaires, cela pourrait créer un véritable incident diplomatique.

– Tout dépend de ce que je trouverai… Et puis ne me donne pas de leçon de ce genre, tu es la première à te méfier de ce sale type !

– Je m’emballe vite, c’est vrai, mais contrairement à toi, je sais me modérer ! Je réfléchis.

– Eh bien moi, j’agis, pendant que tu te trifouilles les méninges ! Je n’ai pas encore eu accès à ses appartements. Pour l’heure je me suis contentée d’étudier ses allées et venues. Il reçoit beaucoup de courrier en provenance de Babylone.

– C’est normal, ses ordres viennent du roi Balthazar.

– Sauf qu’il ne nous réunit pas souvent, les échanges entre Balthazar et nous sont rares.

– Ils discutent peut-être ? Ça ne me rend pas paranoïaque en tout cas. Par contre, j’aimerais être sûre que le Buveur d’Innocence ne nous cache rien, qu’il ne prépare pas un sale coup dans notre dos.

Zélie hésita, puis se rapprocha de sa sœur pour chuchoter :

– Mis à part quelques gardes et ceux dont c’est le tour de faire certaines corvées, tout le monde est ici ce soir, dans cette salle ou pas loin. Je me disais que c’était l’occasion rêvée de descendre dans ses appartements, pour jeter un œil.

– Trop dangereux ! répliqua aussitôt Maylis.

– Nous n’aurons plus d’aussi belle opportunité avant longtemps !

– Tu te rends compte ? Si tu es découverte ?

– Justement, s’il y a bien un moment où je risque moins de l’être, c’est maintenant.

Maylis n’était pas convaincue.

– Je ne sais pas… Il est capable de tout.

– C’est pour ça que j’ai besoin de toi, que tu l’aies à l’œil. S’il veut quitter la salle, soit tu le retiens, soit tu te précipites pour me prévenir, avec ton altération de dissimulation, tu pourras te fondre dans les ombres des couloirs pour le prendre de vitesse.

– Justement, c’est plutôt à moi d’y aller, je serai plus discrète.

– Sauf que le Buveur d’Innocence est un Cynik prudent. Il aura fermé ses appartements à clé. Et je suis la seule à pouvoir passer à travers une porte.

Maylis soupira, vaincue.

– Bon, très bien, mais promets-moi de ne prendre aucun risque inutile. Tu regardes si tu trouves quelque chose de louche puis tu remontes sans traîner ! D’accord ?

Zélie approuva d’un grand sourire de conspiratrice.

 

Zélie filait dans les couloirs du château. Elle passait sous les torches, petite silhouette discrète, empruntait des escaliers en colimaçon qui semblaient ne jamais s’arrêter, enroulés sur eux-mêmes jusqu’à l’étourdir, puis elle poussait des portes étroites pour filer de passages en pièces obscures ou à peine éclairées par quelques bougies.

Elle avait quitté la zone des Pans pour entrer dans les appartements Matur. Elle n’était pas censée se trouver là, mais aucune loi n’interdisait à un Pan de venir s’y promener, il suffisait d’avoir une bonne raison pour cela, et Zélie ne manquait pas d’imagination.

Elle n’avait croisé personne sur son chemin, si ce n’est quelques individus qu’elle s’était arrangée pour éviter, et aucun garde. La surveillance se limitait, ce soir-là, à des rondes sur les remparts et au sommet des tours, pour prévenir de tout danger extérieur. Les Pans et les Maturs commençaient à se faire mutuellement confiance.

Exactement la règle que je ne respecte pas ! songea Zélie.

C’était à cause de lui. Le Buveur d’Innocence. N’importe quel autre Matur aurait fait l’affaire, et elle serait restée à sa place, respectant l’intimité de chacun. Mais avec un homme pareil, elle ne pouvait faire confiance et attendre. Pas avec les responsabilités qui étaient les siennes. Les Pans comptaient sur les deux sœurs pour les représenter et… les protéger.

Près de quatre mois après sa nomination, Zélie continuait de s’interroger sur la lucidité du roi Balthazar. Comment avait-il pu nommer un tel ambassadeur ?

Le Buveur d’Innocence a toujours été un politicien, il connaît du monde, il a des réseaux et beaucoup de Cyniks croient en lui, c’est pour ça que Balthazar a accepté. En fait il n’a pas eu le choix ! Le Buveur d’Innocence l’y a sûrement obligé, en échange de son allégeance et celle de ses partisans !

C’était assurément ce qui s’était passé. Après la chute de Malronce, les Cyniks s’étaient scindés en deux clans : ceux qui avaient ouvert les yeux sur leur fanatisme et s’étaient rangés derrière Balthazar, et ceux qui avaient pleuré la perte de leur reine. Cette dernière faction était importante. Beaucoup d’intégristes religieux, d’extrémistes haineux faisaient confiance au Buveur d’Innocence, réputé intransigeant et fidèle à ses convictions.

Voilà comment se construit le pouvoir : avec des compromis dangereux ! s’énerva Zélie tout en sachant qu’une démocratie naissait parfois à ce prix.

La fraîcheur lui indiqua qu’elle arrivait à destination. Les appartements du Buveur d’Innocence étaient tout en bas du donjon, près des caves. Zélie ne connaissait pas ce secteur, aussi se guidait-elle en suivant les petits panneaux en bois qui marquaient chaque croisement. Il lui suffisait de suivre « Quartiers privés ». Seuls les hauts dignitaires Matur y résidaient, et la plupart du temps uniquement le Buveur d’Innocence puisqu’il ne supportait pas la compagnie d’autres politiciens. Depuis son installation, il refusait systématiquement tous les conseillers que Balthazar lui proposait.

Ça aussi c’est louche !

Les torches dégageaient une odeur âcre, brûlant avec un petit chuintement ponctué de crépitements. Le bout du couloir sur sa droite se terminait par une lourde porte en bois ornée de ferronneries massives. Un écriteau indiquait qu’elle entrait dans une zone privée – interdite à toute personne non autorisée.

Zélie jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie et s’engagea dans le couloir.

Ce qu’elle s’apprêtait à faire était dangereux.

Ce n’était pas tant les Cyniks qu’elle craignait que sa propre altération. Sa capacité à traverser les objets, à passer la main à travers une feuille de papier sans la déchirer, ou de l’autre côté d’un linge sans même le trouer. Cette fois, c’était son corps tout entier qu’elle espérait projeter à travers le bois.

Elle n’avait tenté cela qu’une seule fois, pendant la Grande Bataille, et elle y était parvenue grâce à l’énergie supplémentaire délivrée par les Scararmées. Depuis, les Pans avaient rendu aux petits insectes leur liberté, non sans les remercier pour leur précieuse aide, et Zélie s’était peu entraînée à la pratique de son altération.

Mais elle s’en savait capable.

En fait, elle s’en espérait capable.

Car si elle restait coincée en travers de la porte, non seulement la duperie serait découverte, mais elle risquait d’y laisser la vie !

Zélie effleura la serrure du bout des doigts.

Je peux le faire même sans les Scararmées, je peux réussir ! C’est une question de concentration !

Toutefois, elle actionna la poignée avec un pincement au cœur, nourrissant le mince espoir d’entendre le déclic de l’ouverture.

Fermé.

Il fallait se lancer.

Zélie appliqua les deux mains contre le battant sans parvenir à se décider.

Elle avait peur.

Maintenant qu’elle était face au problème, elle ne se sentait plus aussi déterminée, plus aussi sûre d’elle.

Un frottement résonna dans les couloirs, derrière elle. Quelqu’un approchait.

Zélie se retourna, paniquée. Elle était prise au piège au fond de cette impasse.

C’est maintenant ou jamais.

Elle ferma les yeux, se concentra sur les battements de son cœur, s’efforçant d’obtenir une respiration calme, de longues inspirations et expirations.

Elle n’avait plus beaucoup de temps, les pas se rapprochaient, la personne allait surgir d’un instant à l’autre.

Zélie sentait le bois sous ses paumes.

Soudain la matière disparut.

Un bracelet froid entoura ses poignets et remonta le long de ses bras à mesure qu’elle entrait dans la matière.

Brusquement son nez entra en contact avec une substance molle, et tout son visage passa au travers.

Elle eut l’impression de sortir d’une flaque de gélatine froide.

Les épaules.

Les hanches.

Zélie exultait. Elle avait réussi !

Sa concentration retomba.

Et sa cheville fut brutalement piégée par un carcan de bois.

La chair éclata et la matière commença à s’immiscer à l’intérieur. De plus en plus violemment.

Zélie étouffa un cri de douleur et sut aussitôt que son pied serait tranché si elle ne le libérait pas dans la seconde.

Son instinct de survie lui permit de dépasser la souffrance et elle retrouva bientôt le contrôle de sa concentration, de son cœur, de sa respiration.

La prise se relâcha et elle bascula en avant, s’effondra sur le sol de pierre.

Un étau brûlant enserrait sa cheville juste au-dessus de la chaussure. Le tissu de son pantalon était enfoncé dans les chairs à vif, du sang suintait tout autour.

Oh non !

La blessure était vilaine. Probablement superficielle, mais douloureuse et impressionnante.

Elle était passée tout près de la catastrophe.

Zélie se releva en grimaçant.

Elle était à présent chez le Buveur d’Innocence.

Dans la gueule du loup.