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Aujourd’hui, pour mon enterrement de vie de jeune fille, mes trois copines m’ont fait défiler sur les Champs-Elysées en pute mexicaine avec des bas résille, des faux seins et un sombrero.

Envie de tuer

Je n’ai rien dit quand le bus touristique est arrivé alors qu’elles reculaient pour me prendre en photo. Pour leur enterrement de vie tout court, elles étaient déguisées en enchiladas.

 

Condamné : 19

Acquitté : 1 632

 

www.envie-de-tuer.com

Le lieutenant Lechevalier n’avait pas hésité à retirer ses chaussures et à remonter son pantalon de toile jusqu’aux genoux. Il pataugeait dans les trente centimètres d’eau qui grignotaient les pilotis sans que la morsure froide de la marée montante semble le déconcentrer. Après avoir glissé son bras sous la maison de bois et tôle, il se redressa, trempé, en exhibant un manteau ensanglanté.

— C’est tout ce que j’ai trouvé.

Marianne, au sec sur le pas de la porte, observa le vêtement. Un trench-coat, une coupe féminine, de grande taille. Jibé insista en faisant glisser ses gants de latex sur le tissu trempé.

— Vu les litres de sang que la toile a épongés, Zerda ne s’est pas contenté d’égratigner Amanda Moulin. Si je me fie aux taches, je dirais plusieurs balles, mortelles, poitrine, ventre et poumon.

La commandante grimaça. Jibé se plantait rarement sur les aspects balistiques d’une enquête.

— Fallait s’y attendre, soupira-t-elle. Aucune trace du corps ?

— Aucune, confirma Jibé. Ni du gamin, d’ailleurs…

— Avec de la chance, Zerda a conservé la même stratégie, un cadavre à chaque étape. Le gamin est encore avec lui.

— Tu penses que Malone sera le prochain sur la liste ?

Marianne dévisagea son adjoint.

— Sauf si on l’en empêche ! Vous me démontez cette maison en kit, boulon après boulon, et vous me retrouvez le cadavre d’Amanda Moulin. Zerda n’a pas pu le remonter par l’escalier et il n’a pas été emporté par la marée. C’est dans cette planque que, pendant des mois, la bande de la rue des Gryzońs a préparé le braquage de Deauville. Alors vous allez m’apporter une jolie collection de souvenirs de leur séjour les pieds dans l’eau.

Jibé entra dans le pavillon, pieds nus, la chemise bleu ciel trempée collée à la peau. Marianne avait le téléphone collé à l’oreille et mobilisait la division de la logistique opérationnelle de la DCPJ1.

— Vous m’entendez ? Oui, c’est la commandante Augresse ! Vous m’intensifiez la procédure d’alerte contre Alexis Zerda et Timo Soler. Photos, affiches, mail, fax, vous m’inondez toute la région.

Un instant, elle leva les yeux au ciel.

— Et vous vous assurez qu’à l’aéroport du Havre-Octeville ils collent leurs photos partout, que chaque agent de chaque guichet les ait sous son nez. On est à moins de cinq kilomètres de l’aéroport et je ne crois pas beaucoup au hasard.

*
*     *

La mer était montée d’une vingtaine de centimètres supplémentaires. Les policiers allaient et venaient, de l’escalier à la maison, portant avec précaution l’équipement nécessaire à l’analyse de la scène de crime sous le contrôle sévère de Marianne. Ils n’avaient pas osé prendre le temps d’ôter chaussures et pantalons et marchaient habillés dans l’eau qui leur arrivait au genou, titubant sur les galets glissants que la houle dispersait.

Marianne avançait prudemment sur le Dalami décollé de la maison, rendu glissant par les mares d’eau déposées par les rangers trempées des policiers. Seul dans la chambre la plus isolée, Jibé semblait indifférent à l’agitation. Il était assis face à un bureau improvisé composé d’une planche et de deux tréteaux, les yeux rivés sur un ordinateur portable.

L’eau salée continuait de couler dans son dos, collant ses muscles les plus saillants au tissu transparent de sa chemise. Trapèzes, grands dorsaux, lombaires, Marianne le trouva sexy ainsi, indifférent à l’humidité, beau comme ces footballeurs qui jouent quatre-vingt-dix minutes sous la pluie battante, les cheveux collés, les cuisses luisantes, concentrés sur leur match comme s’ils ne sentaient pas les gouttes. Le seul intérêt de regarder un match de foot, d’ailleurs.

Si beaux, si cons, ces salauds.

Jibé dut sentir sa présence dans son dos et se tourna vers la commandante.

—  C’est le portable de Zerda. Il a tout effacé, mais je vais faire un peu de spéléologie, on ne sait jamais.

Marianne ne protesta pas. Logiquement, ils auraient dû confier l’appareil au Service central de l’informatique et des traces technologiques, mais le temps pressait. Jibé se débrouillait bien avec un PC. La vie d’un gosse était en jeu…

S’il était encore vivant.

La commandante redoutait qu’une analyse ADN ne lui apprenne que le sang retrouvé sur le trench-coat ou le Dalami était mêlé à un autre, celui d’un enfant de trois ans ; ou qu’on ne découvre pas seulement le cadavre de la mère de famille, d’une minute à l’autre, dans un placard ou sous un plancher… mais deux. Dont un plus petit.

Elle frissonna.

— Ça va, Marianne ?

La commandante hésita à envoyer chier son adjoint. C’est lui qui était trempé et c’est elle qui grelottait.

Beau, con et fier comme un paon !

— Commandante ? C’est pour vous !

Bourdaine se tenait derrière elle, dehors, les deux pieds dans la mer en position de saule pleureur, jambes maigres jointes en tronc et bras mous portant un téléphone quelques centimètres au-dessus de l’eau. Marianne attrapa le portable.

— Patronne ? C’est Lucas ! Vous allez être fière de moi, j’ai trouvé le jeune Malone sur la photo !

— La photo ? Quelle photo ?

Lucas Marouette reprit plus lentement, comme un vieux prof face à un bizut qui a du mal à intégrer toutes les informations en même temps.

— Une des six cent vingt-sept qui ont été prises après la fusillade à Deauville. Gentiment apportées par des dizaines de touristes qui ont immortalisé la scène, soucieux de collaborer avec notre belle police.

— OK, abrège. Tu es certain que c’est le petit Malone ?

— Aucun doute, patronne ! D’ailleurs, je vous ai envoyé la photo en JPEG. L’agent Bourdaine l’a ouverte, vous n’avez qu’à glisser votre doigt de gauche à droite.

Merci, pesta Marianne, je sais me servir d’un écran tactile ! Son pouce caressa l’écran pendant que le stagiaire continuait, intarissable :

— Et ce n’est pas tout, patronne. Devinez qui tient la main du petit Malone sur la photo ?

Lucas l’énervait toujours autant à l’appeler patronne tous les trois mots, la commandante hésita à reprendre le gamin quand l’image apparut, à la seconde où Marouette prononçait le dernier mot.

— Sa maman !

Sur la photo de cinq centimètres sur trois, une foule de plusieurs dizaines de personnes se serraient, toutes alignées le long du Casino. Marianne posa son pouce et son index sur l’écran, nerveusement, pour agrandir le cliché et faire défiler les visages ; son regard balayait presque uniquement des couples de plus de soixante ans.

— Sous le sens interdit, patronne, précisa Lucas. A côté d’un grand type chauve qui dépasse les autres d’une tête.

L’écran défila sur la droite.

Un sens interdit.

Un grand type chauve.

Descendre.

En découvrant le visage de Malone, Marianne pensa immédiatement au Cri de Munch, ce visage déformé du tableau qui avait inspiré le masque de Scream, un visage d’enfant frappé par la folie, brutale, insoutenable.

Les yeux de la commandante restèrent un long moment aimantés à la figure de Malone, comme fascinés par cette terreur qui contrastait avec la quasi-indifférence des autres figurants. Puis enfin, son regard se déplaça de quelques centimètres, pour se poser sur celle qui lui tenait la main.

Sa maman. La femme de Timo Soler.

 

Un instant, elle crut que la maison sur pilotis basculait, emportée par la mer.

Non, c’est elle qui chavirait.

Elle se rattrapa de la main gauche à l’encadrement de la porte pendant que sa main droite perdait toute force et laissait tomber le portable dans la mer.

Toujours planté, Bourdaine, stupéfait, ne bougea pas une tige pour récupérer l’appareil.

*
*     *

Angie…

Angélique était la mère de Malone.

Tout défilait dans la tête de la Marianne, vite, très vite…

Leur rencontre, il y a dix mois, à la suite de cette enquête sur le site envie-de-tuer.com. On avait adressé personnellement à la commandante une plainte anonyme à propos de ce site, comme il en existe des millions sur la Toile. Sauf que celui-ci était hébergé quelque part au Havre. La commandante n’avait eu aucun mal à le localiser en passant par le Service des traces informatiques. Elle avait convoqué la fille qui l’hébergeait, Angélique Fontaine, qui lui avait confirmé qu’elle avait créé le site des années auparavant, lorsqu’elle était adolescente, une version trash du site vie-de-merde. Depuis des années, envie-de-tuer vivait sans elle. Quelques internautes postaient encore parfois un message, le tout plafonnait à quelques centaines de vues par mois. Angélique n’était pas opposée à la fermeture du site, elle s’en fichait, elle avait tourné la page de ces délires d’ado morbides. La commandante avait envoyé un rapport standard au procureur de la République, ils en feraient ce qu’ils voudraient.

Le courant était immédiatement passé avec Angélique. Elle était jolie, souriante, gentille sans avoir complètement renoncé à son insolence. C’est Angélique qui l’avait recontactée le lendemain, au prétexte de lui apporter d’autres éléments pour le dossier envie-de-tuer, de vieilles copies de mails ou des factures de l’hébergeur du site. Elles avaient pris un verre un soir, Angélique travaillait au salon de coiffure dans la journée. Puis elles s’étaient revues une semaine plus tard, pour dîner au Uno. Bien entendu, tout était calculé. Y compris la lettre anonyme du départ…

 

Marianne regardait le téléphone portable flotter dans l’eau. Les vagues le soulevaient, déposant une écume grise sur l’écran, mais il ne coulait pas, sans doute grâce à la coque de silicone.

Elle ne s’était pas méfiée d’Angie. Pourquoi se serait-elle méfiée, d’ailleurs ? Elle n’avait quasiment jamais rien raconté à Angie sur les enquêtes dont elle s’occupait. Juste le nom de Vasile Dragonman et de Malone Moulin, pas même celui de Timo Soler, avant d’aller le coincer, au quartier des Neiges, lorsque Angélique l’avait appelée dans la Mégane. Elle avait simplement dû entendre le GPS hurler une adresse dans l’habitacle : « Franchissez le pont V… » Facile alors de comprendre que ce n’était pas le docteur Larochelle qui arrivait pour soigner son chéri, mais la cavalerie… Angélique avait été assez habile pour ne pas l’interroger frontalement, elle se contentait de la surveiller, de savoir où elle était, quand elle y était. De garder le contrôle, en quelque sorte.

La voix de Lucas Marouette continuait de brailler dans le téléphone-radeau, comme si le flic stagiaire était enfermé dans un cercueil miniature balancé à la mer. Ses mots étaient inaudibles, ou Marianne ne les entendait pas.

Elle cherchait à se souvenir, en se repassant leurs longues heures de conversation, quels éléments de l’affaire elle avait révélés à Angélique.

Presque rien. Elles avaient parlé mecs, fringues, livres, ciné… et enfants. Surtout d’enfants.

Des enfants des autres.

Rien de grave. Une faute professionnelle monumentale…

 

De sa poche, ses doigts extirpèrent le dessin trouvé derrière la photo de Noël du petit album de Malone, quatre mots. L’étoile, le sapin, les cadeaux, la famille.

Noël Joyeux

N’oublie Jamais

Une écriture féminine, une maman aux cheveux longs. Comment avait-elle pu être aussi stupide ?

Noël Joyeux plutôt que Joyeux Noël…

N’oublie Jamais

NJ

Angie…

Malone savait déjà reconnaître les lettres de l’alphabet, quelques lettres. Ce dessin était un moyen habile pour qu’il se souvienne du prénom de sa mère, de façon subliminale au moins. Un code secret qui s’ajoutait aux contes de Gouti qu’elle avait enregistrés pour son fils. La commandante Augresse comprenait maintenant pourquoi les histoires étaient racontées par une voix déguisée.

Piégée. Comme une gamine !

Marianne repoussa l’envie de se jeter du seuil de la maison. Une pulsion dérisoire, il n’y avait pas assez d’eau pour se noyer, et trop pour se briser le crâne. Bourdaine était toujours planté, bras de saule ballants, attendant un ordre. Il aurait pu rester ainsi jusqu’aux grandes marées.

La commandante se concentra enfin sur les cris de Marouette dans son rectangle de silicone. D’un signe de tête, elle demanda à Bourdaine de pêcher l’appareil.

Le téléphone dégoulina sur son épaule alors que Lucas hurlait toujours.

Intact, apparemment.

— Patronne ? Vous étiez où ? J’ai tous les renseignements sur la mère de Malone Moulin. Elle s’appelle Angélique Fontaine. Tenez-vous bien, patronne, c’est aussi une gamine de Potigny. Elle a grandi impasse Copernic, à trois rues de celle des Gryzońs, j’ai vérifié sur Mappy. Elle était dans la même classe que Soler jusqu’en quatrième. Après, pile le jour de ses seize ans, elle s’est tirée du bled ! Je suppose qu’elle a retrouvé Timo après et que…

La commandante Augresse raccrocha, sans même attendre que Marouette ait terminé son exposé. Dans la même seconde, elle composa un autre numéro enregistré.

—  La logistique opérationnelle ? C’est encore Augresse. On a du nouveau pour l’alerte, alors soyez réactifs ! Avec les photos de Zerda et Soler, vous m’en ajoutez une troisième. Celle d’une fille. Angélique Fontaine. Vous contactez le central, ils ont la photo. Je veux que ce soit sous presse dans les minutes qui suivent, et vous me balancez son portrait partout. Gares, péages, brigades mobiles postées sur chaque rond-point.

Marianne rapprocha encore le téléphone de son oreille, comme si au final l’immersion avait dégradé la qualité de réception. Elle attendit d’être certaine d’avoir été comprise, puis hurla dans le combiné :

— Oui, bien entendu, vous me collez aussi son visage dans l’aéroport du Havre. En priorité !

 

La commandante n’avait pas entendu Jibé avancer dans son dos. Il marchait pieds nus. La chemise délavée collée à ses pectoraux.

— Tu as raison, Marianne.

Elle lui répondit sans l’entendre.

— Toujours pas retrouvé le cadavre d’Amanda Moulin ?

Jibé secoua négativement la tête et répéta :

— Tu as raison, Marianne.

— Raison de quoi ?

— Pour les priorités. L’aéroport.

Marianne écarquilla les yeux alors que son adjoint levait jusqu’à son nez l’ordinateur portable qu’il portait à bout de bras.

— Regarde, j’ai exhumé ça de la mémoire de cette machine.

La commandante ne distinguait que des symboles minuscules, impossibles à lire, sur l’écran faiblement éclairé.

— Vas-y, Champollion, déchiffre…

— Accroche-toi, Marianne, tu as devant tes yeux tout l’historique d’une recherche informatique sur des sites comparatifs de compagnies aériennes. Toutes les recherches renvoient au même lieu de départ et à la même destination : Le Havre-Galway puis Galway-Caracas. Aujourd’hui. Le vol de 16 h 42.

Il vérifia sur sa montre.

— Dans une demi-heure !

Il observa le ciel, puis baissa les yeux jusqu’à l’eau froide, comme s’il allait plonger. Il évalua la profondeur de l’eau, plia l’ordinateur sous son bras et lâcha, confiant :

— L’aéroport est à moins de cinq kilomètres. Ça devrait le faire !


1. Direction centrale de la police judiciaire.