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Federico Soler. 1948-2009.

Dans le cimetière de Potigny, les morts n’étaient pas très vieux. C’est du moins la réflexion que se faisait le lieutenant Pasdeloup en s’exerçant à un numéro de calcul mental macabre tout en progressant lentement entre les tombes.

Soixante et un ans. Cinquante-huit ans. Soixante-trois ans.

Soixante-dix-sept ans, presque un record.

La fermeture de la plus grande mine de l’ouest de la France, en 1989, n’avait guère eu d’effet sur l’espérance de vie des mineurs devenus chômeurs. Pour eux, c’était trop tard. Ou trop tôt. Ceux qui le pouvaient s’étaient tirés, les autres étaient restés coincés ici. Derrière le cimetière, Papy apercevait le clocher de Notre-Dame-de-Czestochowa, la chapelle des Polonais, mais les drapeaux sur les tombes devant lui et les langues des épitaphes trahissaient la présence d’une vingtaine d’autres nationalités échouées ici pour y reposer à jamais.

Italiens, Russes, Belges, Espagnols, Chinois.

Quelques minutes plus tard, le lieutenant s’arrêta devant une autre tombe, plus large, un cercueil pour deux.

Tomasz et Karolina Adamiack, les parents d’Ilona Adamiack, devenue Lukowik en se mariant avec Cyril, décédés la même année, en 2007. Lui à cinquante-huit ans et elle à soixante-deux. Papy avait désormais tous les éléments du dossier en tête, la biographie précise de chacun de ceux qu’il appelait pour lui-même la bande des Gryzońs. Quatre gamins nés ici, à quelques maisons d’écart. Les parents de Cyril Lukowik étaient les seuls à toujours habiter le village, toujours la même maison, le 9 rue des Gryzońs. Ceux d’Alexis Zerda avaient déménagé dans le Sud, à Gruissan, sur la côte languedocienne, une dizaine d’années plus tôt.

 

Papy traîna encore un peu dans le petit cimetière désert. Avant d’y entrer, il avait fait un tour rapide dans le village. Dans le centre, tout était presque reconstruit à neuf, les traces du passé étaient réservées aux initiés. Des wagonnets de fer qui servaient de bacs à fleurs à chaque entrée de la ville, une rue de la Mine, un stade des Gueules Rouges avec son terrain de la Pétanque Minière, un château d’eau en forme de derrick.

Comme si le temps s’était perdu.

Comme si les enfants qui avaient grandi ici s’étaient perdus.

Plus de mine, plus de parents, plus de travail.

Ce n’était pas une excuse. Juste une explication.

Ici, à Potigny, la misère. Là-bas, à Deauville, à peine cinquante kilomètres plein nord, la mer.

Deux villages de la même taille, dans le même coin, mais comme s’ils n’appartenaient pas au même monde.

Ce n’était pas une excuse, juste une tentation.

Papy s’approcha de la grille du cimetière pour rejoindre sa voiture. Oui, il n’était pas si difficile de comprendre pourquoi la bande des Gryzońs avait eu envie de faire ses courses à Deauville, sans carnet de chèques ni carte bancaire, avec un Beretta 92 et deux Maverick 88. Ce n’était même pas une question de nécessité. D’identité, plutôt.

Etre né dans un village de mineurs normands ? Sacrée rigolade ! Avoir grandi dans un coron au cœur du pays d’Auge, sans vaches ni pommiers, qui pourrait y croire ? Même pas un Pierre Bachelet local pour se donner un semblant de fierté. Rien qu’une expérience de forage, foireuse, pendant quelques décennies, que tout le monde avait déjà enterrée. Une génération sacrifiée, venue des quatre coins de la planète pour finir oubliée ici, dans ce cimetière de poche, à part les Polonais peut-être.

Tout l’inverse de sa vie, au fond, songea Papy en poussant la grille. Sa famille à lui, enfants, petits-enfants et ex, s’était dispersée partout en France, jusqu’aux Etats-Unis. Il pensa quelques secondes à sa grande, Anaïs, il devait être 7 heures du matin à Cleveland, elle devait encore dormir.

 

Le téléphone vibra dès qu’il se retrouva sur le trottoir. Marianne ! Un message qui datait d’un bon quart d’heure. Papy avait coupé son portable dans le cimetière, non pas par peur de déranger les voisins, il était le seul à se promener entre les tombes. Plutôt par respect, plus par superstition que par religion ; si on n’avait pas prouvé que les ondes des smartphones étaient nocives pour les êtres vivants, peut-être qu’elles perturbaient les communications entre spectres dans l’au-delà.

— Papy ? T’es arrivé à Potigny ?

La voix de la commandante résonnait dans son oreille, excitée.

— Ouais…

— Génial ! C’était peut-être une bonne idée, au bout du compte, d’aller te perdre là-bas. Tu me rassembles tout ce que tu peux trouver sur Timo Soler. Tu as compris, on cherche une fille. Et peut-être même un gosse qu’il aurait eu avec elle. Timo Soler a bien dû garder de la famille dans le village, des amis, des voisins…

Le lieutenant Pasdeloup visualisa successivement la tombe de Federico Soler et le dossier de son fils. Timo avait été élevé seul par son père, jusqu’à sa mort en 2009, à soixante et un ans. Cancer des poumons. Sa mère, Ofelia, s’était tirée pour retourner en Galice alors que Timo n’avait que six ans.

— Il y a huit ans que Timo Soler est parti de Potigny… Depuis, la silicose a dû liquider toute la génération qui a connu Timo ado plus sûrement qu’une épidémie de choléra.

La réponse de Marianne claqua.

— Tu te démerdes, Papy. C’est toi qui as voulu aller faire du tourisme à Potigny. Alors maintenant, tu assumes. Tu me retrouves une vieille instit, ses potes du club de foot, un curé, une boulangère qui l’a connu marmot, n’importe qui.

N’importe qui…

Les rues de Potigny étaient désertes. Les commerces étaient neufs. Le village semblait avoir depuis longtemps exorcisé les fantômes de la mine.

— Je ne pouvais pas prévoir, Marianne.

— Prévoir quoi ?

— Les rebondissements depuis ce matin. Ça faisait dix mois qu’il n’y avait aucun élément nouveau sur le braquage de Deauville.

Marianne soupira. Papy arrivait dans la longue rue commerçante qui traversait le village en ligne droite.

— Tu prévoyais quoi, alors ? C’était quoi, le but de ton pèlerinage ?

— Une intuition. C’est encore trop tôt pour t’en parler. Une sorte de matrice qui ordonne l’ensemble des pièces du dossier, un truc qui expliquerait tout. La rue des Gryzońs, leur adolescence ici, les cases vides dans leurs CV et les cases pleines dans leur casier, mais aussi depuis ce matin les confidences de Malone Moulin, cette histoire de fusée, le fait que ce gosse traîne un agouti…

— Tu fais chier, Papy ! T’es au courant qu’ici, on s’amuse comme des fous ? On écoute en boucle le récit d’une peluche et on tente de dessiner des contes de fées sur une carte au trésor… Pour tout te dire, tu me serais plus utile ici, t’es celui qui connaît le mieux le coin parmi tous mes hommes. A cause de toi, Jibé va être bloqué dans une chambre d’enfant, à se farcir des dizaines de dessins d’enfant, sans même pouvoir aller chercher ses propres gosses à l’école et faire la bise à sa femme.

Le lieutenant Pasdeloup apercevait justement l’école, au bout de la rue. Pile en face, une jolie fille sortait d’un salon de coiffure. Court vêtue, haut perchée et blonde, peut-être depuis moins d’un quart d’heure.

Papy ne put s’empêcher de rire en faisant le rapprochement avec les dernières paroles de la commandante.

— J’ai raté une étape, Papy ?

— Désolé, Marianne. C’est juste une image qui s’est télescopée avec ce que tu viens de me raconter. Jibé en père modèle, ça, je te confirme. Mais de là à dire que quand il quitte le commissariat à 16 heures, c’est pour faire la sortie des classes…

— Pardon ?

Marianne se leva d’un bond, manquant de se cogner au mur mansardé.

— Il n’a pas vraiment rendez-vous avec ses enfants, précisa Papy. Plutôt avec les mamans, si tu vois ce que je veux dire. Il est plus branché sac à main que cartable.

— Hein ?

— S’il faut te mettre les points sur les i, de 5 à 7, Jibé aime bien rester en étude, suivre des cours particuliers, avec des maîtresses belles et consentantes, mais pas celles qui font la classe aux enfants. Moi aussi, Marianne, j’ai été sur le cul quand j’ai appris ça hier. Un clin d’œil de Jibé m’avait un peu intrigué, mais visiblement, tout le commissariat était déjà au courant !

Marianne se laissa tomber contre le mur de la chambre de Malone, celui de l’ardoise peinte. Sans même qu’elle s’en rende compte, sa veste effaçait les mots à la craie qu’elle avait tracés. Il n’en restait plus que quelques points d’interrogation suspendus en l’air, quelques mots à moitié illisibles.

Mère, enfant, souvenirs, tueurs…

La commandante fixait le lieutenant Lechevalier, à moitié allongé sur le lit recouvert de croquis d’enfants. Concentré sur l’enquête.

Un pro.

Sauf qu’il ne travaillait pas sur les notes de Vasile Dragonman ou les dessins de Malone… Jibé était plongé dans un autre dossier, celui du braquage de Deauville, de la fusillade, rue de la Mer, devant les Planches.

Plus intéressé par les histoires de gangsters que par les gribouillages d’un gosse ! pensa Marianne. Un menteur… Un salaud de plus.

Jibé lui tournait le dos, elle prit le temps de le regarder, lui et chaque détail de cette chambre d’enfant.

Le top du top ? Le fantasme ultime ?

Après tout, les infidélités de Jibé ne changeaient rien à sa vision de la famille. La renforçaient, même. Oui, partager des instants magiques avec un gosse représente pour un couple des secondes de complicité aussi intimes qu’un orgasme. Ou pour être plus précise, des secondes qui progressivement prennent la place de l’orgasme dans un couple. Le remplacent.

Et les mamans rassurées vont le chercher auprès d’un autre homme.

Et les papas parfaits trompent maman.

Jibé, au moins.

Mais réclament tout de même la garde alternée s’ils se font choper.

Marianne souffla dans le téléphone d’une voix calme.

— OK, Papy, tu me rappelles dès que tu as du neuf…

 

Elle coupa le portable puis se tourna vers Jibé, cassante.

— Merde, referme-moi ce dossier. On l’a déjà épluché mille fois. Tu t’y connais en dessins d’enfants, en psychologie de maternelle et en apprentissages de la petite enfance, t’as des gosses, non ? Alors au boulot ! Vasile Dragonman a trouvé, on n’est tout de même pas plus cons que lui !

Jibé afficha une figure étonnée face à la brusque agressivité de sa supérieure. Un gosse surpris par la furie sans explication de sa mère. Il allait répliquer quand un cri résonna dans l’escalier.

 

— Commandante Augresse. C’est Bourdaine. On a un témoin. Dévote Dumontel, elle habite en face du pavillon des Moulin.

Marianne s’avança sur le palier. Bourdaine était essoufflé d’avoir traversé le parking en courant. Il agitait un papier au bout de son bras comme un arbre en décembre qui ploierait sous le poids de sa dernière feuille.

— Je lui ai montré la photo, commandante. Elle est formelle. Elle a vu Amanda et Malone Moulin monter dans la voiture, un 4 x 4 noir qu’elle n’avait jamais remarqué avant. Elle n’a pas reconnu la marque, mais on trouvera. Il les a rejoints quelques secondes plus tard. La mère et le môme avaient l’air terrifiés, d’après Dévote. Elle m’a aussi proposé de prendre un café, mais je…

— Qui ça, bordel ? Qui les a rejoints ?

Bourdaine agitait le cliché, une photo, comme si, trois mètres plus haut, sa supérieure pouvait reconnaître le portrait.

— Zerda, cria-t-il enfin. Alexis Zerda !

La commandante Augresse s’appuya contre la rambarde de l’escalier.

Elle revit l’impact de la balle entre les deux yeux de Dimitri Moulin, pile au centre. Un cadavre qui devait déjà être en route vers la morgue dans un sac plastique. Elle fit ensuite défiler devant ses yeux l’interminable liste des délits planifiés par Alexis Zerda, des meurtres dont il était soupçonné, deux morts lors du casse de la BNP de La Ferté-Bernard, deux autres lors de l’attaque du fourgon du Carrefour d’Hérouville.

Deux nouveaux à ajouter à son palmarès, depuis hier.

Vasile Dragonman. Dimitri Moulin.

Deux prochains sûrement, dans quelques heures.

Une femme et son enfant de trois ans.

Il n’y avait aucune raison pour que Zerda s’arrête en si bon chemin.

Marianne délaissa Bourdaine qui comme à son habitude avait pris racine en attendant de nouveaux ordres. Elle devait faire le point, à la vitesse d’un ordinateur qui claque une bonne réponse dans les secondes qui suivent la touche Return. Ils n’avaient aucune piste sur la direction dans laquelle Zerda avait filé, mais s’il avait emmené Malone et sa mère, il existait forcément un rapport avec les souvenirs de l’enfant. Une idée insensée lui traversa la tête : la seule personne à connaître leur destination était Gouti, cette peluche que Malone devait traîner avec lui à l’arrière du 4 x 4.

Leur seul indic…

Et, l’idée lui sembla encore plus insensée que la première : ils pouvaient communiquer avec lui !

 

Marianne se retourna vers Jibé, toujours assis sur le lit de la chambre d’enfant. Toujours le nez dans les photos du braquage.

Par-dessus les dessins de Malone, il avait éparpillé les clichés des deux cadavres devant les thermes de Deauville, ainsi que ceux des vitrines mitraillées, rue de la Mer, des voitures criblées de balles. Visiblement, le papa faux cul préférait jouer aux gendarmes et aux voleurs plutôt qu’aux activités manuelles.

Ça énerva Marianne, elle lui avait pourtant donné des consignes claires il y a une minute. Mais avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche pour déverser sur lui sa hargne de flic impuissante doublée de sa déception de fille innocente, il leva la main, puis parla, d’une voix confiante.

Un mec tricheur, mais sûr de lui.

— J’ai trouvé quelque chose dans le dossier, Marianne. Le lien entre le braquage et le gosse ! Ça explique son traumatisme, sa peur de la pluie, sa double identité et tout le reste.