Petite aiguille sur le 6, grande aiguille sur le 3
Malone jouait encore sur le tapis de la salle à manger quand Dimitri rentra.
Sans faire attention à lui, sans même dire bonjour, il se dirigea directement vers le réfrigérateur de la cuisine et décapsula une bière.
Amanda épluchait les légumes, indifférente.
Dimitri but d’une traite la moitié de la bouteille avant de prononcer ses premiers mots.
— Faut qu’on cause.
Amanda poussa la porte de la cuisine. Pas assez vite. Malone avait eu le temps de venir se hisser sur ses genoux, de sourire à Pa-di, d’essuyer les miettes sur son menton et le rouge autour de sa bouche avec le torchon posé sur la table.
— Laisse-nous, chéri. Va jouer dans le salon avec ton avion.
Malone sauta joyeusement sur le carrelage. Il s’en fichait. Il était le plus malin. Il avait laissé Gouti à côté de la télé de la cuisine, appuyé contre la boîte en plastique.
Dimitri tournait en rond, sa Leffe déjà presque vide à la main.
— J’ai réfléchi. Toute la journée. Faut dire que j’avais pas trop la tête au boulot. On a plus le choix. Faut lui téléphoner.
Amanda, qui jusqu’à présent ne lui avait pas accordé un regard, concentrée sur les épluchures de ses carottes, leva d’un coup des yeux furieux.
— Hors de question ! On était bien d’accord, non ? Hors de question d’avoir encore affaire à lui. Tu m’entends ?
Dimitri appuya nerveusement sur la pédale de la poubelle. La bouteille de verre cogna au fond et il pesta contre la manie d’Amanda de la vider alors qu’elle n’était qu’à moitié pleine. Il ouvrit la porte du frigo, fit sauter une nouvelle capsule sur la table, lécha la mousse qui frémissait au goulot.
— Putain, Amanda, tu ne comprends pas que c’est la seule solution ?
Amanda répondit calmement, par petits mots secs et précis, au rythme de sa pluche.
— Le gosse ne racontera plus ses histoires. Je lui ai parlé. Il a promis.
— Bordel, c’est déjà trop tard ! Ça cause dans le village. Il paraît même que les flics fouinent dans le coin, posent des questions aux gens.
Amanda se leva, ouvrit la poubelle. La pluie d’épluchures ne fit aucun bruit.
— Et alors ?
— Et alors ? Ils vont m’emmerder. Ils vont ressortir mon casier et mes mois de taule. Ils vont plus nous lâcher.
— Et après ? Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ils vont pas nous prendre le gosse pour des histoires d’ogres, de fusée et de pirates ? Laisse-les s’agiter, ils finiront bien par se fatiguer.
— Pas le psy ! Il peut pas supporter qu’un gosse comme Malone soit élevé par des gens comme nous. C’est lui qui a prévenu les flics. J’appelle. Faut en finir. Faut qu’il nous sorte de la merde…
La Leffe vide tomba en silence sur un lit de fanes de carottes. Amanda continuait d’éplucher d’autres légumes, du même geste mécanique, mais à l’intérieur, une peur panique l’étreignait.
En finir ? L’appeler ? Pour qu’il nous sorte de la merde…
Dimitri était-il naïf à ce point ?
Alors qu’elle cherchait vainement une issue, elle remarqua que la main de son mari tremblait en cherchant le téléphone dans sa poche.
Il hésitait !
Amanda s’engouffra dans la brèche.
— T’es pas capable de régler ça tout seul ? C’est ça ? De régler ça à deux et de faire comprendre au Roumain qu’il nous foute la paix ?
Elle se leva et se planta devant lui.
— T’avais pas besoin d’aide quand je t’ai connu.
D’un geste instinctif, elle ramassa le doudou qui traînait à côté de la télé et le posa sur la chaise de Malone. Dimitri avait déjà rangé le téléphone dans sa poche, presque soulagé, comme si au fond il attendait une telle réaction de sa femme.
— Comme tu veux. Je règle ça à ma façon, alors ?
Il fixa la boîte plastique collée à la télé, celle où Amanda avait versé les insectes éparpillés par Malone, puis ajouta :
— Si c’est ce que tu préfères… Mais j’ai l’impression que tu perds les pédales, toi aussi.
Amanda bloqua à son tour son regard sur les insectes, puis sur le doudou assis, puis à nouveau sur la boîte de plastique. Enfin, elle s’avança vers Dimitri. L’économe dans son poing serré, pointé vers Dimitri, ressemblait à un dérisoire couteau de théâtre dont la lame aurait glissé dans le manche.
— J’aurais peut-être des raisons d’être dingue, non ?