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Dissimulé derrière les murs de conteneurs empilés comme des briques d’acier multicolores, le lieutenant Pasdeloup observait la Yaris blanche de l’autre côté du bassin. Elle était la seule voiture garée sur la presqu’île fermée par l’écluse François-Ier.

Toute retraite coupée.

A l’ouest, l’océan.

Au sud, quai de l’Asie, Papy, escorté de deux Mégane.

Au nord, quai des Amériques, deux autres voitures de police attendaient, elles aussi invisibles, cachées par les grues géantes qui penchaient leur cou métallique au-dessus d’un paquebot vénézuélien.

A l’est, la cinquième Mégane, celle de la commandante Augresse et du brigadier Cabral, s’était positionnée un peu plus près, sur la même presqu’île que la Yaris, derrière les dunes artificielles de sable et de gravier extraits du fond de l’estuaire pour permettre aux monstres cuirassés toujours plus hauts et profonds de venir s’accrocher aux quais de béton.

Un boulot de Sisyphe. Creuser quelques mètres cubes de sable alors que l’océan en ramenait deux fois plus à chaque marée.

Cela faisait un bout de temps que le lieutenant Pasdeloup n’était pas revenu arpenter les quais du port. Surtout de ce côté, face à l’écluse François-Ier et son pont levant. La plus grande du monde, disait-on à l’époque, avant que les Belges, puis les Hollandais, puis les Chinois ne fassent mieux.

Immanquablement, ça renvoyait Papy quarante ans plus tôt, quand il slalomait à vélo derrière son père entre les caisses que les autres dockers déchargeaient. Le Havre fumait presque encore du bombardement de 45 qui avait détruit les quatre cinquièmes de la ville.

Lui ne se le rappelait pas, Le Havre d’avant 45, celui des villas, des armateurs, du casino et des bains de mer. Celui qui faisait pleurer les vieux. Son père. Sa mère. Le Havre d’avant que les docks Café et Océane ne soient transformés en cinéma, en salle de concert, en Fnac, en Pimkie ou en Flunch. En quais où les jeunes continuaient de venir, comme lui, quarante ans plus tôt, mais pour y passer le temps, plus pour y travailler !

— Oh, Papy, tu m’entends ?

Jean-Baptiste Lechevalier se tenait pile en face, plein nord, quai des Amériques, même si cinq cents mètres d’océan et quatre kilomètres de digues les séparaient. Le lieutenant Pasdeloup sortit de sa rêverie et appuya sur le talkie-walkie.

— Ouais. Je t’entends. Tu vois la Yaris toi aussi ?

— Nickel. Je l’ai en panoramique, avec Timo Soler à l’intérieur. Bourdaine m’a déjà pris quelques jolis clichés de lui, il n’a pas l’air bien en forme. Je pense qu’il est en train de prier pour que Larochelle ne l’ait pas oublié.

Le lieutenant Pasdeloup consulta sa montre. 13 h 12.

— D’ailleurs, qu’est-ce qu’il fout, ce con de toubib ?

— Il dit qu’il arrive. Il cherche… Faut croire qu’il ne sait pas activer l’option « zone industrielle » sur son GPS…

Le lieutenant Pasdeloup coupa momentanément le talkie-walkie et porta à nouveau les jumelles à ses yeux. Timo Soler avait posé sa nuque sur l’appui-tête. Il fermait les paupières par courtes séquences, mais jamais plus de quelques secondes. Le reste du temps, son regard scrutait les alentours, aux aguets. Ses deux mains demeuraient simplement crispées sur le volant ; aucune trace visible d’arme à portée du braqueur,

Parce qu’il voulait pouvoir démarrer au plus vite ?

Parce qu’il souffrait ?

Papy éleva le talkie-walkie jusqu’à ses lèvres.

— Marianne ? On fait quoi ? On ne va pas attendre le toubib tout l’après-midi. Jibé est plutôt dans l’idée de foncer…

— Et toi, t’en penses quoi ?

— Que le beau Timo peut difficilement nous échapper. Il n’y a qu’une route au sud du bassin où il stationne, et seulement deux ponts au nord. On doit pouvoir couper toutes les issues.

— Ouais. Mais Soler ne s’est pas garé là par hasard. Il a une vue à trois cent soixante degrés sur les alentours. Il nous verra arriver à près d’un kilomètre dès qu’on sortira, et nous n’avons aucune certitude qu’il ne soit pas armé. Tu as eu le toubib ?

— D’après Jibé, il arrive…

— On s’en tient au plan prévu, alors. Larochelle va à sa rencontre et lui fait avaler du thiopental. L’induction anesthésique devrait l’endormir en moins de cinq minutes, et si ça ne suffit pas, Larochelle l’allonge et commence à le charcuter pendant qu’on s’approche. Il a quoi comme caisse, le toubib ?

— Une Saab 9-3.

Marianne siffla.

— Ce serait dommage de commencer sans lui, non ? C’est déjà dingue qu’il accepte de venir salir ses pneus sur les ballastières du port.

Papy reprit la balle au bond.

— Question d’honneur, ma grande. Solidarité de classe ! N’oublie pas que Timo Soler a rempli ses poches avec les vitrines des quatre plus grandes boutiques de luxe de Deauville. Mets-toi dans la position du bon docteur Larochelle, si on laisse les manants se servir, où va le monde ?

La commandante Augresse coupa court à l’envolée de son adjoint.

— OK, Papy. J’ai compris le message. On attend encore dix minutes que notre justicier se pointe, et ensuite, on donne l’assaut.

 

Le port semblait désert, offrant l’impression que les paquebots à quai avaient été abandonnés et que les portiques accrochaient seuls les rangées de conteneurs, par habitude, sans plus qu’aucun technicien ne les commande. Comme si les machines et les robots avaient pris le pouvoir, seuls à survivre dans cet enfer d’acier et de béton. Les conteneurs déchargés s’accumulaient, peut-être pour l’éternité, selon une logique absurde oubliée, perdue avec le dernier homme.

Papy se fit la réflexion que même si le chargement de n’importe lequel de ces conteneurs devait valoir une fortune, il lui apparaissait surréaliste qu’il puisse exister un ordre, un quelconque rangement rationnel dans ces piles de boîtes de fer géantes entassées au petit bonheur ; et même impossible qu’un comptable de la capitainerie puisse avoir la moindre idée de ce qui était entreposé sur ces kilomètres de quais.

Le lieutenant Pasdeloup, sans lâcher des yeux la Yaris blanche, se rappelait les mots de son père.

Un port qui tourne est un port sans bateaux.

Un bateau qui ne navigue pas, un bateau qui reste à quai, est un bateau qui perd de l’argent. Et son père de participer à l’essaim de dockers qui se précipitait sur chaque nouveau paquebot amarré pour le vider au plus vite. A se tirer la bourre entre équipes. A battre des records.

Aujourd’hui, constatait Papy, un port qui tourne était un port sans hommes.

 

— Le toubib est encore à Harfleur, grésilla la voix de Jibé au bout de sa main. Il dit qu’il s’est planté de route mais à mon avis, il a dû partir charrette de son cabinet. Il assure qu’il sera là dans dix minutes.

Papy regarda à nouveau sa montre. Déjà sept minutes de retard sur l’heure de son rendez-vous prévu avec Soler.

— Qu’est-ce qu’on fait, Marianne ?

— Rien. On garde la Yaris en contrôle visuel et on attend.

 

On attend.

Un tanker gris avançait lentement dans le bassin. Pavillon russe. Du gaz ou des hydrocarbures sans doute. A ce rythme, il allait passer devant le quai des Amériques dans quelques minutes et obstruer le champ de vision de Jibé sur la presqu’île.

Pas grave, pensa Papy à l’autre extrémité du bassin, puisque Marianne et lui conservaient une vue parfaitement dégagée. La fine averse qui s’était déversée sur les digues de béton avait laissé derrière elle une esquisse de clarté dans le ciel délavé, couleur crayon à papier mal gommé.

 

— Soler a bougé !

Marianne avait hurlé dans le talkie-walkie. Papy vissa les jumelles sur ses yeux, juste à temps pour apercevoir Timo Soler grimacer, se redresser encore, enclencher une vitesse.

La Yaris venait de bondir vers le bassin, faire demi-tour dans un nuage de poussière, et se dirigeait plein nord en direction du pont métallique rouge, éloigné de quelques centaines de mètres, qui commandait l’entrée de l’écluse.

— A toi, Jibé ! hurla à son tour Papy. Soler met les voiles. Il vient vers toi avec Marianne à ses basques.

Le lieutenant Pasdeloup, positionné pour barrer toute retraite vers le sud à Timo Soler, entre les citernes d’hydrocarbures et la route de l’estuaire, était désormais condamné à assister en spectateur à la poursuite. Même s’il se situait à moins de cinq cents mètres à vol d’oiseau de la scène, par les quais, plus de deux kilomètres le séparaient de la Yaris de Soler.

Il aperçut la Mégane de Marianne déboucher derrière la dune de sable, quelques secondes à peine après celle de Soler. Sirène hurlante.

Le braqueur blessé n’avait aucune chance…

Les jumelles remontèrent un peu plus haut, comme pour anticiper la course de la Yaris.

Nom de Dieu !

Le lieutenant Pasdeloup se mordit les lèvres en étouffant un autre juron.

Soler avait attendu le bon moment.

 

Alors que la Yaris atteignait l’écluse François-Ier, la proue du tanker russe touchait presque déjà le rebord du pont levant. La voiture de Soler accéléra encore alors que le pont commençait doucement à se dresser vers le ciel. Quelques centimètres à peine.

En écho aux hurlements de la sirène de police, l’alarme de l’écluse se déclencha. Trois feux rouges devant l’écluse clignotèrent, virant au pourpre dans le halo des gyrophares bleus, comme si la scène tournée en noir et blanc avait été brusquement colorisée.

 

La Yaris s’engagea sur le pont rouge. Dans les deux optiques des jumelles, elle semblait minuscule face à l’immense tanker cuirassé. Une mouche rasant la corne d’un rhinocéros.

— Faut le coincer avant qu’il sorte ! s’époumona Papy, impuissant.

— Je n’ai aucune vision, répondit Jibé dans le talkie-walkie. On longe en aveugle ce putain de bateau russe. Si Soler passe l’écluse, on devrait se retrouver nez à nez avec lui.

Ou juste après, calcula le lieutenant Pasdeloup d’un coup d’œil inquiet.

La Mégane de Marianne était à son tour presque parvenue au pont rouge. C’est Cabral qui conduisait. Un flic solide. Fiable. Expérimenté.

— Accélère, bordel ! ordonna la commandante. Si Soler passe, on doit passer aussi !

Marianne Augresse avait détaché sa ceinture et ouvert la vitre de sa portière pour bénéficier d’une visibilité maximum.

Et pouvoir tirer, si besoin.

Cabral ne broncha pas.

 

Papy vit le véhicule de Timo Soler prendre un ultime élan, comme sur un tremplin, puis s’élancer pour bondir entre le pont levé et le quai, un saut d’un mètre, peut-être moins, c’était difficile de l’estimer à la distance où il se trouvait.

Il eut l’impression que la Yaris rebondissait, plusieurs fois, en même temps qu’elle virait à droite, manquant de basculer en tonneau. Elle se stabilisa pourtant après un tête-à-queue improbable.

Ce fumier de Soler avait dû souffrir atrocement, pesta Papy. Charcuté par les bons soins du docteur Larochelle, plaies à vif, le choc avait dû lui retourner les entrailles.

Pas assez. La seconde suivante, la Yaris blanche filait à nouveau entre les conteneurs, avenue de l’Amiral-du-Chillou.

— Droit devant ! hurla Papy à Jibé. Tu vas l’avoir en point de mire.

 

Le pont se levait encore, au-delà du mètre de hauteur cette fois. La Mégane de Marianne accélérait toujours. Le bruit des sirènes les assourdissait, les flashs les aveuglaient.

— Ça ne passera pas !

Cabral écrasa soudain la pédale de frein.

Les roues de la voiture de police se bloquèrent à quelques mètres du pont levé vers le ciel. La commandante Augresse n’eut pas le temps de protester, son visage s’écrasa sur le pare-brise couvert de sable mouillé mal balayé.

 

La Yaris de Timo Soler, puis bientôt les deux Mégane de Jibé et du sous-brigadier Lenormand disparurent du champ de vision de Pasdeloup. Sa voix trembla dans le talkie-walkie.

— Merde, ça va ?

— Ça va.

C’est Cabral qui avait répondu.

— Ça ira. La commandante est un peu amochée, je crois qu’elle va m’engueuler sévère dès qu’elle se sera épongé le nez, mais je préfère ça à un plongeon dans l’écluse.

 

Le pont redescendait doucement. Enfin, le port vivait. Des hommes accouraient de derrière les conteneurs comme des Playmobil sortis de leur boîte. Des marins russes étonnés s’agglutinaient aux rambardes du tanker. La voix de Jibé fit sursauter le lieutenant Pasdeloup.

— Papy ?

— Ouais.

— On a retrouvé la Yaris.

— Vrai ?

— Vide, précisa Jibé. Avenue du 16e-Port. On boucle la zone. Il est à pied, blessé, il ne pourra pas aller loin.

— Si tu le dis, admit Papy d’une voix peu convaincue.

Il connaissait le coin. L’avenue du 16e-Port entourait le quartier des Neiges, un étrange petit village d’un millier d’habitants, moitié faubourg industriel et moitié zone urbaine sensible, intégralement encerclé par les emprises portuaires. Une enclave. Un isolat.

Timo Soler n’avait pas choisi son lieu de rendez-vous par hasard, et encore moins l’endroit où il avait abandonné sa voiture. Il se terrait sans doute depuis des mois dans le quartier des Neiges, et l’y retrouver, s’il bénéficiait de complicités, prendrait des semaines.

Bien assez pour qu’il crève avant.