35
Aujourd’hui, j’ai 39 ans, pas d’enfant.
Envie de ME tuer
De croquer une pomme empoisonnée, de m’allonger dans un cercueil de verre et d’attendre.
Condamné : 7
Acquitté : 539
Fai gaffe à toi. Je t’atten. Kiss
Angie relut son message sur le téléphone posé sur ses genoux, puis coinça le portable entre ses cuisses. L’écran de verre, en glissant contre les bas nylon serrés sous sa jupe, la fit légèrement frissonner.
Face à elle, Marianne parlait toujours.
Sa calzone à peine entamée ressemblait à un volcan éteint et refroidi par les millénaires. Le serveur du Uno passait de temps à autre comme s’il allait finir par s’asseoir à côté d’elles et donner la becquée à la commandante.
Il était tard. Presque minuit.
Angie avait envie de s’en aller, de rentrer, de retrouver les bras de son homme.
Impossible de dire ça à Marianne…
Impossible ce soir de parler de mecs à Marianne. Surtout du sien.
C’était presque aussi risqué que de parler d’elle. Elle n’avait rien bu ce soir, elle en avait trop dit, hier. Depuis le début du repas, Marianne avait presque vidé seule la bouteille de rioja.
Angie écoutait, sur pilote automatique, laissant les mots se succéder sans faire sens ; comme si Marianne s’exprimait dans une langue étrangère dont on ne comprend que quelques mots, telles des bouées, au fil d’une conversation.
Vasile.
Celui-ci avait fait sens. Angie se concentra aussitôt.
— Tu vas me prendre pour une gourde, ma belle, mais j’ai revu ce Vasile Dragonman. Tiens-toi bien, on a fait la causette devant le commissariat, avec tous mes hommes qui défilaient, et lui sur sa moto, avec sa gueule d’ange et son baratin de pédago, genre Dennis Hopper qu’aurait tout lu Dolto.
Angie n’eut pas d’autre choix que de se servir un verre. Un seul. Elle roula des yeux mi-étonnés, mi-scandalisés. Elle était habituée à simuler l’exclamation face à la plus banale des révélations de ses clientes. Les coiffeuses sont les meilleures comédiennes du monde.
Une vie passée face au miroir…
— Ton psy ? Reviens sur terre, ma vieille ! D’après ce que tu m’as raconté, il a dix ans de moins que toi. Et puis un psy et une flic qui tombent amoureux en enquêtant sur la même affaire, ça fait un peu série pour France Télévisions, non ?
Marianne lui tira la langue et laissa traîner les yeux sur les fesses du serveur du Uno qui rangeait les chaises sur une des tables voisines. Angie lui rendit sa grimace, qu’elle étira un peu trop.
Elle se demanda quelle serait la réaction de Marianne si elle apprenait que sa meilleure amie était la maîtresse du mec sur lequel elle fantasmait… Un éclat de rire fair-play ? Un toast porté à la santé des beaux et jeunes amants ? Ou une bonne claque au moral, une de plus, que la commandante aurait encaissée en silence, à défaut de la lui coller sur la figure.
Angie s’était mise dans la merde toute seule en suggérant à Vasile de téléphoner à la commandante… Changer de conversation. Vite !
— Parle-moi plutôt de ton collègue…
— Jibé ? Tu veux savoir quoi ?
— Tout !
Elle se força à rire en jetant légèrement la tête en arrière. Le serveur se retourna et laissa glisser son regard le long du cou d’Angie, s’accrochant au pendentif brillant sur sa gorge pour éviter in extremis de basculer dans les ombres de son chemisier dégrafé.
Marianne fixait les étoiles.
— Eh bien ma belle, ce cher lieutenant Lechevalier est toujours aussi marié, toujours aussi papa gaga… et toujours aussi sexy dans son petit jean moulant.
— C’est tout bon alors. T’as juste à attendre ton heure ! L’amour n’est qu’une question de patience, ma vieille, faut être là au bon moment, c’est tout. (Elle trempa ses lèvres dans le vin rouge avant de continuer.) C’est ce que me disait toujours mon père. Il était chauve à dix-sept ans, mesurait un mètre soixante, avec des poils partout qui l’obligeaient à porter des chemises de communiant boutonnées jusqu’au cou. Et pourtant, il a décroché la timbale, la plus belle fille de sa classe, une Andalouse qui faisait fantasmer tout le bahut ! Il m’a toujours dit qu’il s’était contenté d’être là, fidèle, obstiné, attentionné, comme un type qui veut tellement être au premier rang du concert de son idole qu’il est capable de coucher devant l’entrée du stade deux jours avant l’ouverture. Pendant trois trimestres, pendant le défilé des prétendants, mon père a tenu la chandelle, ou le parapluie, ou la boîte de kleenex, comme tu veux. Mais il était là. Un an à en baver pour être heureux le reste de sa vie… Comme pour le brevet, disait aussi mon père pour me motiver.
— L’Andalouse, c’est ta mère ?
— Ouais…
— Waouh. T’es un enfant de l’amour, alors !
Angie porta à nouveau le verre à ses lèvres, à deux mains, espérant ainsi masquer les larmes qui, malgré elle, perlaient au coin de ses yeux.
Face au miroir du salon de coiffure, d’ordinaire, elle s’en tirait mieux.
Heureux le reste de sa vie, répéta-t-elle dans sa tête. Oui, au fond, son père l’avait été. Il faisait les quarts à Mondeville, à la Société métallurgique de Normandie. Sa mère aussi. A la maison. Elle organisait le planning des visites de ses amants selon celui des chaînes de fabrication de la SMN. Un la nuit, un le jour, un le dimanche. Tous très polis avec la petite Angélique, le petit ange muet qui jouait dans sa chambre pendant que maman travaillait dans la sienne avec les messieurs.
— Un enfant de l’amour, chuchota Angie. C’est le mot juste, ma vieille.
Le tram qui redémarrait de la station Hôtel-de-Ville la fit penser au train Caen-Paris qu’elle avait pris le matin de ses seize ans, après une dernière nuit passée dans le lit de sa maison impasse Copernic, après un dernier baiser sur le front de son père, avant que le cancer de l’amiante ne l’emporte six mois plus tard.
Une enfant de l’amour…
L’expression en était presque comique.
Angie repensa à son adolescence. Les années noires avant de rencontrer l’homme de sa vie. Un enfant de l’amour qui avait eu envie de tuer la terre entière.
— Donc, en résumé, tu me conseilles d’attendre ?
Marianne était restée le verre en l’air et l’interrogeait du regard. Angie toussa pour s’éclaircir la voix.
— Patience et obstination, ma vieille. Ta seule chance !
— Salope ! répliqua la commandante. Je t’ai parlé cent fois de mon compte à rebours, dix-huit mois, vingt-quatre maxi avant qu’un mâle plante la graine dans mon ventre et accepte d’attendre qu’elle pousse avec moi…
Elles éclatèrent de rire simultanément. Celui d’Angie était à peine forcé, cette fois. Cette vieille flic autoritaire l’attendrissait. Marianne était comme elle, une chèvre coincée au milieu de la meute, attachée à son piquet, avec juste des cornes et des griffes pour survivre. Une panoplie de sorcière enfilée par-dessus celle de princesse. La preuve, la commandante n’avait presque pas parlé de ses enquêtes ce soir. Elle les avait à peine évoquées à l’apéritif avant que le serveur n’apporte le kir et le jus de pamplemousse : Timo Soler introuvable, Alexis Zerda en cavale, les délires de Malone Moulin, avant d’enchaîner sur son psy chéri… Le même serveur qui, à l’instant, effaçait le menu du jour sur la double ardoise et la rangeait au fond du restaurant. Marianne sembla comprendre le message, se tut enfin et attaqua sa pizza froide.
Son téléphone sonna à ce moment précis.
— Marianne, c’est Jibé !
Dans un réflexe d’ado excitée, la commandante Augresse appuya sur le bouton du haut-parleur tout en secouant la main en direction d’Angie. Elle pointa l’index sur la photo qui s’affichait.
Jibé en gros plan, cravaté, galonné, casquetté jusqu’au ras des sourcils, posant fièrement à la tribune du treizième congrès de la police territoriale. On n’avait rien vu de plus sexy dans le genre depuis Richard Gere dans Officier et gentleman.
— Quand on parle du loup, chuchota Angie en levant le pouce vers Marianne. A toi de jouer, ma vieille !
— Marianne, tu es là ? insistait Jibé.
Les deux filles firent silencieusement cogner leurs deux verres.
— Marianne ?
— Ouais, Jibé. T’es tombé du lit conjugal ?
— Non, je suis d’astreinte. On a un feu de joie, cap de la Hève.
La commandante Augresse retrouva un semblant de sérieux.
— Des ados qui font les cons ?
Une voiture passait à 80 kilomètres/heure. Elle n’avait pas entendu la réponse et la fit répéter.
— Non. Plutôt un accident de la route. Un type qui s’est planté.
— Merde. T’as des détails ?
— Pas beaucoup. On a été prévenus tard. La première habitation est à deux kilomètres du belvédère. Quand on est arrivés sur place, j’exagère à peine si je te dis qu’on n’a retrouvé qu’un tas de cendres…
— Putain. Un seul mort alors, t’en est sûr ?
— Oui. Mais on va s’amuser pour l’identification. Le seul indice qu’on possède, c’est la moto du type. Une Guzzi California.
Le sol se déroba sous les pieds de Marianne. Au même instant, comme secoué par le même tremblement de terre, le verre de rioja bascula au bout du bras de la commandante, alors que celui d’Angie se brisait net entre ses doigts.
Pendant d’interminables secondes, les taches pourpres sur la nappe de coton blanc s’élargirent, celles du vin qui débordait du verre de Marianne et celles, serties de dizaines de micro-diamants, des gouttes de sang qui perlaient du pouce et de l’index d’Angie.
Jusqu’à se rejoindre pour former l’illusion d’une figure monochromatique de Rorschach, celles qu’utilisent les psys pour donner un corps aux fantômes de l’inconscient.