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La Mégane déboucha avenue du Bois-au-Coq.

« Manéglise, 17 kilomètres, 18 minutes », indiquait le GPS accroché sous le rétroviseur. L’agent Cabral espérait en diviser le temps par deux. Il accéléra encore, sirène hurlante, dépassant le tramway sur sa gauche. Au loin, le village de tôles ondulées se découpait dans le ciel couleur d’alu.

Marianne hurlait dans le téléphone :

— Tu ne prends pas le temps de trier, Jibé ! Tu attrapes un Curver, ou un carton, un sac-poubelle, n’importe quoi, et tu y entasses tous les dossiers de Vasile Dragonman. Je veux savoir tout ce qu’il a pu entendre, écrire, deviner sur Malone Moulin. Les dessins du gosse, les notes du psy, tu m’amènes tout ! En te dépêchant, tu peux nous rejoindre à Manéglise dans moins de quinze minutes. On fera une exposition sur place !

Le lieutenant Lechevalier bafouilla.

— Tu ne préfères pas que…

— On s’est fait balader depuis le début, Jibé ! Juste avant que le petit Malone appelle sa maman dans l’appartement de Timo Soler, j’ai reçu les résultats du test ADN que j’avais demandé au Service régional d’identité judiciaire, à partir d’un verre où avait bu le gosse. Les gars du SRIJ ont pu comparer la salive du môme avec l’empreinte génétique de Dimitri Moulin, il est fiché au FNAEG1 : ils sont formels, impossible que Dimitri Moulin soit le père biologique de Malone ! Je te le répète, Jibé, on s’est fait promener. On nous a forcés à jouer au ping-pong alors qu’il n’y a qu’une seule et même affaire. Alors accélère…

L’agent Cabral s’engagea sans presque ralentir dans le rond-point face à lui. Le trafic était maintenant plus dense. Les voitures s’écartaient et la Mégane se faufilait entre les deux files de berlines, de bus et de camions, comme un gamin malpoli qui se glisse dans une longue file d’attente.

Marianne avait déjà changé de correspondant. Elle était désormais en contact avec le commissariat. Lucas Marouette, le stagiaire, était de garde. Il aurait un œil neuf sur tout ce cirque. Il saurait où chercher, il le lui avait prouvé.

— Lucas ? Tu me reprends tout le dossier du braquage de Deauville et tu te concentres sur Timo Soler. Tu me ressors toute sa biographie depuis sa petite enfance… Papy est à Potigny, le bled où Soler a grandi. Il aura peut-être d’autres infos sur place, mais en attendant, tu me passes en revue tout ce qu’on a sur sa vie privée et tu me déniches le moindre indice qui permette de penser qu’il avait un enfant, un enfant qu’il élevait avec sa copine, et, mieux encore, de l’identifier.

Cabral pila devant une 207, la conductrice semblait paniquée par la sirène, un A collé sur la lunette arrière. Marianne s’accrocha d’une main ferme à la portière, sans lâcher le téléphone, avec juste une pensée fugitive pour son nez à peine cicatrisé.

— Je veux le nom de cette fille ! cria-t-elle à Marouette sans lui laisser le temps de lui répondre un « OK, patronne » ou de faire la moindre allusion à cette mission digne d’un journaliste de Closer, après avoir joué les paparazzis à Manéglise.

La Mégane dépassait la 207 qui avait calé et bloquait à elle seule l’accès au centre commercial devant eux. Ils roulaient le long d’un parking qui semblait s’étendre à perte de vue, un champ de bitume où un fermier fou aurait planté des graines de voitures. Multicolores, bien alignées dans leurs sillons impeccablement tracés. Prêtes pour la moisson. Directement de la production à la consommation.

Le regard de Marianne s’arrêta sur l’oiseau rouge et vert qui surplombait l’immense façade de l’hypermarché Auchan. Même un vendredi midi, le centre commercial du Mont-Gaillard connaissait déjà l’affluence d’un week-end de soldes.

L’agent Cabral dépassa un nouveau rond-point, alors que les voitures se rangeaient sur le côté pour le laisser passer. Il se retourna vers la commandante.

— C’est plutôt pratique, le gyrophare et la sirène, pour venir faire ses courses ici…

Marianne n’écoutait pas. Elle avait coupé son portable et ses yeux restaient accrochés aux enseignes qui défilaient. Selon Vasile, c’est ici, dans ce centre commercial du Mont-Gaillard, que le jeune Malone prétendait avoir vu sa mère pour la dernière fois. Sa véritable mère, celle d’avant Amanda Moulin.

Une mère qui vivait cloîtrée dans un appartement des Neiges avec Timo Soler ? Qui avait confié son gamin, il y a dix mois, à une inconnue ?

Pourquoi ?

Pourquoi lui confier son enfant, et dans le même temps fabriquer le plus délirant des stratagèmes, un lecteur MP3 cousu dans le ventre d’une peluche, pour que le gamin se souvienne d’elle ? Comment même était-ce possible, puisque ce gosse, Malone, était né chez les Moulin, avait vécu chez les Moulin, avait grandi chez eux les trois premières années de sa vie ?

Pouvait-il avoir deux familles ? Une garde alternée, mais partagée entre deux mères ? Chacune essayant d’effacer la mémoire de l’autre afin de garder ce gosse pour elle seule ?

Ils sortaient déjà du centre commercial. Ils atteindraient les limites de l’agglomération dans quelques minutes.

 

« Manéglise, 12 kilomètres, 9 minutes », corrigeait le GPS affolé.

Cabral avait gagné sept minutes sur la durée du trajet annoncée par l’entêtée voix féminine. Comme s’il en faisait une affaire personnelle entre elle et lui.

— Accélère, Cabral, siffla pourtant Marianne.

Solidarité féminine.

Devant eux, un château d’eau entièrement peint de décors marins, planté au milieu des champs, ressemblait à un phare. Pour diriger les tracteurs perdus dans la campagne ?

Une seule affaire, repensa Marianne. Timo Soler, Alexis Zerda, Vasile Dragonman, Malone Moulin. Depuis le début, une seule et même affaire.

Deux familles.

Un gosse.

Ça ne tenait pas debout…


1. Fichier national des empreintes génétiques.