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Peut-être qu’Anna continuait de s’énerver toute seule dans la voiture, Papy l’ignorait, il avait coupé le moteur, garé la Mégane et abandonné le GPS pour passer au plan B.
A l’ancienne. Une bonne vieille carte du village.
S’il était facile de se repérer dans la partie moderne de Potigny, une grande rue et un chapelet de commerces encadrés par des pavillons neufs, les anciens quartiers de mineurs se dissimulaient avec pudeur des rares visiteurs. Ils se résumaient à une dizaine de barres de deux cents mètres, chacune divisée en dix petites maisons mitoyennes, toutes identiques.
Le lieutenant Pasdeloup avait coché la rue des Gryzońs sur le plan, et avec davantage de précision encore les adresses de chaque acteur du drame qui s’était joué là. Lucas Marouette lui avait même retrouvé, dans un vieux livre sur l’histoire de Potigny, des photos des maisons du temps où la mine tournait encore, il avait zoomé puis scanné celles qui les intéressaient.
Federico et Ofelia Soler, 12 rue des Gryzońs
Tomasz et Karolina Adamiack, 21 rue des Gryzońs
Josèf et Marta Lukowik, 23 rue des Gryzońs
Darko et Jelena Zerda, 33 rue des Gryzońs
Avant de quitter la voiture, après le message affolé de Marianne, il avait ajouté une nouvelle croix. Celle des parents d’Angélique Fontaine, impasse Copernic, à trois rues de celle des Gryzońs. C’est celle qu’il avait trouvée en premier, une petite maison qui n’en touchait aucune autre par le miracle d’un jardin de poche. Coquette. Du moins, elle avait dû l’être. Volets fermés, fleurs fanées, grille rouillée. Une maison de fantôme dont on peinait à croire qu’elle ait pu abriter des rires d’enfant et des cris d’adolescente.
Potigny n’était pas un village où l’on pouvait grandir. Vieillir, à la limite.
Il tourna à droite pour enfin s’engager rue des Gryzońs. C’est d’abord la cohérence de l’architecture de l’alignement de maisons qui le frappa. Uniforme, monotone, monochrome, avec des nuances de rouge brique que seul le rare soleil devait être capable de distinguer.
Rouge rouille, rouge vin, rouge sang.
D’ici aussi, les gosses avaient fui. Il ne restait d’eux qu’un panneau Enfants, ralentir devant un dos-d’âne qui ne devait dire vrai qu’une fois ou deux par an, quand les petits-enfants revenaient pour un Noël ou un anniversaire.
Papy marcha lentement. La rue était droite, vide, ventée, on aurait dit la rue principale de Daisy Town, il était Lucky Luke et des milliers de regards le traquaient derrière les rideaux, le banquier, le blanchisseur chinois, la pépée du saloon, et Billy the Kid allait apparaître à l’autre bout de la rue.
Personne.
Pas même le croque-mort.
Il parvint au 12, la maison des Soler. D’après les fiches de Marouette, la maison avait été rachetée quelques semaines après la mort du père de Timo. Une bonne affaire, Federico Soler avait préféré passer les quelques mois de retraite pour lesquels il avait trimé toute sa vie à bricoler dans sa maison plutôt que de suivre une chimio à l’hosto. Au jeu des sept différences avec la photo qui remontait au temps où Timo était adolescent, le bac à sable avait été remplacé par des hortensias, la pelouse de foot par un terrain de boules, le panneau de basket par un barbecue. Un rideau s’ouvrit sur une robe de chambre rose. Papy continua.
Le 21, Tomasz et Karolina Adamiack. Un panneau décorait la barrière.
A vendre.
L’état de délabrement de la maison, visiblement abandonnée depuis des années, contrastait avec l’entretien méticuleux de la tombe des parents d’Ilona.
Le 23, deux maisons plus loin, Josèf et Marta Lukowik. Le lieutenant Pasdeloup décida qu’il pousserait plus tard jusqu’à l’ancienne maison des Zerda, au 33 ; cela faisait plus de vingt ans qu’ils avaient quitté le village alors que si les fiches de Lucas Marouette étaient exactes, les parents de Cyril habitaient toujours là. Mêmes volets vert clair que sur la photo d’époque, même potager, même toboggan, même balançoire accrochée à la branche haute du cerisier. A croire que leur gosse n’était jamais parti.
Papy s’avança jusqu’à la barrière.
Une boîte à lettres. Le logo du pays d’Auge. Une sonnette, quelques centimètres au-dessous.
Son index trembla un peu avant d’appuyer sur le bouton, comme si la sonnerie n’allait pas seulement réveiller les occupants de la maison ; réveiller tout le quartier aussi, tout le village, y compris ceux qui dormaient dans le cimetière.
Avait-il eu raison de suivre cette route, seul, sans Marianne ni aucun autre flic ?
Il sonna.
Il attendit de longues secondes avant que la porte de chêne s’ouvre.
Il s’attendait plutôt à voir Marta Lukowik apparaître. Ce fut Josèf.
Crâne de steppe grise, pull assorti, position de douanier polonais sur la ligne Oder-Neisse. Tout juste s’il n’avait pas le fusil de chasse entre les mains, seulement deux yeux noirs et rapprochés comme les trous d’un double canon prêt à abattre tout étranger.
— Oui ?
Malgré tous les efforts de Josèf Lukowik pour impressionner le lieutenant Pasdeloup, pour le bloquer derrière la barrière d’abord, pour l’éconduire au plus vite ensuite, sans même chercher à savoir ce qu’il voulait, Papy ne lui accorda pas un regard.
Il regardait plus loin.
Derrière lui.
Par le minuscule interstice entre la porte ouverte et la masse corpulente du mineur en retraite. Il lui avait suffi d’une fraction de seconde pour comprendre que sa quête n’était pas vaine. Qu’il avait deviné la vérité, depuis le début.