Petite aiguille sur le 12, grande aiguille sur le 10

Malone était assis à l’arrière de la voiture. Il n’y avait pas de rehausseur, comme dans celle de Maman-da, et du coup il ne pouvait rien voir dehors, seulement un bout de toit avec de la mousse et la parabole grise qui ressemblait à une soucoupe volante qui se serait pris une cheminée en volant trop bas. La ceinture de sécurité lui barrait le visage, de son œil gauche jusqu’au côté droit de son menton, comme un bandeau de pirate trop grand.

Il pressait Gouti contre lui. Des fois, dans la voiture de Maman-da, il lui mettait une ceinture aussi, celle du milieu, même que cela énervait Maman-da parce qu’on perdait du temps. Mais aujourd’hui, il tenait Gouti contre lui avec une seule ceinture pour deux. Parce qu’il avait un peu peur.

Maman-da aussi avait l’air d’avoir peur. Elle était montée à l’avant et se retournait souvent vers lui en lui faisant des clins d’œil et en lui disant : « Il va falloir être courageux, mon pirate. Il va falloir être très courageux. »

 

Zerda n’avait pas élevé la voix. Il les avait installés dans le Ford Kuga garé sur le parking, devant le pavillon, comme l’aurait fait n’importe quel père de famille un peu pressé d’aller reprendre le boulot.

Blouson boutonné jusqu’au cou, il s’était penché vers Amanda.

« Occupe-toi du gosse, arrange-toi pour qu’il ne se fasse pas remarquer. J’arrive… »

Puis il s’était redressé, avait esquissé un pas, avant de se pencher à nouveau vers le Ford Kuga.

« Attends-moi dans la voiture ! Joue pas à la plus maligne, si tu tiens au môme. »

Cette fois, il s’était dirigé vers la maison, traversant en trois enjambées l’allée de gravier, sans se retourner sur le 4 x 4 noir.

Dès que la porte du pavillon se referma derrière lui, Amanda se précipita sur le siège conducteur. Elle ne parvint à retenir son envie de hurler qu’en se mordant les lèvres. Au sang. Bouche cousue pour ne pas effrayer encore davantage Malone.

Pas de clé sur le contact !

Un instant, elle hésita à détacher Malone, à lui prendre la main et à s’enfuir en courant, à se perdre dans ce labyrinthe de thuyas, à ouvrir la première des barrières et à lâcher les chiens ; ou simplement à filer chez Dévote, là-bas, en face, et à se barricader chez elle.

Un instant…

Son regard se perdit dans celui de Malone.

Sa vie ne comptait pas, seule comptait celle de son enfant.

*
*     *

Dimitri leva les yeux et s’essuya dans le même mouvement le coin des lèvres. Sa main droite se figea, arrêtant le verre de whisky à mi-distance entre la table et sa bouche. Le verre, rempli aux trois quarts, bien davantage que les doses antérieures que Dimitri s’était autorisées, tremblait dangereusement ; une attitude ridicule de gamin qui, dès que ses parents ont le dos tourné, aurait volé une poignée de bonbons au lieu de n’en prendre qu’un seul.

Alexis Zerda se taisait, comme s’il hésitait.

Dimitri bafouilla.

— Qu’est-ce que les flics foutaient chez Timo ? Putain, tu crois qu’ils l’ont coffré ? Ou qu’ils ont trouvé son cadavre ?

Zerda fit sauter trois boutons de son blouson.

— T’as eu une idée à la con, Dimitri, avec ce coup de téléphone. Une de plus…

Dimitri ricana et but, comme par défi, une longue gorgée de Glen Moray.

— T’étais d’accord, non ? T’es peut-être plus calé que moi en psychologie de l’enfant ? Le Roumain t’a donné des cours avant de partir en fumée ?

Il vida son verre pendant que les derniers boutons du blouson de Zerda s’ouvraient.

— T’es dans la merde, Alex. Pas moi. Je n’ai aucun lien avec Timo Soler, ni avec aucune de vos histoires. Je t’ai juste rendu service. Point barre…

Zerda s’avança dans la pièce, se planta devant l’unique fenêtre du salon, celle qui donnait sur le lotissement. Amanda et Malone attendaient toujours dans le Ford. Personne d’autre en vue sur le parking ou dans les jardins l’entourant. Il devait faire vite maintenant.

— T’es con, Dimitri. Déjà, à Bois-d’Arcy, t’étais le plus con de toute la prison. C’en était même attendrissant. C’est sans doute grâce à ça que t’as réussi à te trouver une femme. Un gosse.

Sa main se posa sur la fenêtre.

—  Tu ne les mérites pas, Dimitri…

Zerda tira d’un geste brusque les rideaux. La pièce devint soudain sombre. Comme si le soleil s’était cassé la gueule.

Dimitri claqua le verre de whisky sur la table du salon.

— Tu fais quoi ?

— Tu te rends compte que tu es responsable de la mort d’un gosse ?

— Le gosse est pas mort…

— Pour Amanda, si…

Dimitri lécha ses doigts imbibés de whisky, puis écarquilla les yeux pour détailler les gestes lents de Zerda. Une main dans sa poche, l’autre vers sa ceinture.

Il passa son index sur ses incisives tout en ricanant. L’alcool à 40° anesthésiait son envie de crier. Alexis avait raison. Il était con. Même là, alors que Zerda allait pointer un flingue sur lui, il était incapable de réagir comme il l’aurait fallu. Il n’avait aucune idée de ce qu’Alexis voulait entendre, de ce qu’il cherchait. Sa terreur se transforma en un nouveau ricanement.

— Un gosse de perdu, et après ? Je lui en ai trouvé un autre ! Mieux que le premier, même. Tu as vu Amanda, tu vas pas dire le contraire, elle préfère celui-là.

Alexis Zerda sortit le pistolet avec le même détachement que s’il cherchait un mouchoir au fond de sa poche. Dans la pénombre, Dimitri distinguait seulement un bras qui se terminait par une forme étroite et allongée. Il crut reconnaître le Zastava, ce calibre serbe qu’Alexis avait racheté à un militaire à moitié fou qui revenait du Kosovo, il y avait près de quinze ans.

Zerda murmura en s’approchant d’un pas.

— Tu vois, Dimitri, j’aurai des regrets à me débarrasser d’Amanda. Beaucoup de regrets. Mais de toi, aucun…

Ne plus ricaner. Se foutre de la gueule de la mort n’est pas la solution pour lui échapper. Pas plus que lui tourner le dos.

Dimitri se leva, titubant un peu.

— Déconne pas, Alex. Quel intérêt t’as à me buter ? Je sais rien pour le butin, rien pour le gamin, rien sur rien.

— Les flics vont se pointer ici. Dans une minute ou deux. Tu les retarderas un peu. Comme le psy. Je suis comme le Petit Poucet, je sème des cadavres derrière moi. Des gros cadavres sur la route que les flics mettent du temps à déplacer, et ça me laisse le temps de disparaître.

Dimitri ne quittait pas des yeux le canon du Zastava. Il le voyait distinctement désormais. Un unique trait de lumière par le rideau l’éclairait, comme la poursuite lumineuse d’une pièce de théâtre. Selon le militaire givré qui l’avait vendu, ce flingue avait abattu des dizaines de Bosniaques, hommes, femmes, enfants…

Il bafouilla encore.

— Je les retarderai plus vivant, Alex. Tu te tires avec le gosse, je les baratinerai. Des heures s’il le faut. Je sais faire. T’auras le temps de partir où tu veux…

— Je sais. T’as raison, en plus. Tu sais faire ça, baratiner. On va juste dire alors que ça me fait plaisir.

Bang.

La balle de 10 millimètres se planta entre les deux yeux de Dimitri. Il s’effondra sur le tapis, renversant la table, le verre et la bouteille de Glen Moray.

Alexis resta moins de deux secondes à l’observer, comme pour s’assurer qu’il ne se relèverait pas, puis se dirigea à nouveau vers la fenêtre.

Ouvrit le rideau.

Un frisson le parcourut.

Amanda se tenait face à lui.

Le premier réflexe de Zerda fut de détourner les yeux et de jeter un regard sur le côté, trente mètres derrière elle. Il souffla, le gosse était toujours attaché dans la voiture ! Ses yeux revinrent, comme aimantés, vers Amanda.

Ils restèrent là, tous les deux, à se fixer, seulement séparés par la vitre sale.

Alexis lisait la peur sur le visage d’Amanda. Aucune douleur, aucune tristesse, aucune compassion pour le corps étendu sur le tapis qui baignait dans l’alcool.

Juste de la peur.

Et plus étrange encore, il devinait presque un sourire sur les lèvres d’Amanda. Comme un soulagement. Une attirance peut-être. C’est la réflexion que se fit Zerda quand il y repensa ensuite en conduisant le Ford Kuga, que cette petite bonne femme volontaire, presque encore jolie si elle s’en était donné la peine, si on prenait le temps de la regarder au fond des yeux, de lui demander de se maquiller et d’enfiler des habits de fille, bref que cette femme, tout en ayant une frousse effroyable du type debout en face d’elle, un flingue au bout du bras, ne pouvait s’empêcher de l’admirer.

Lorsque les lèvres d’Amanda bougèrent derrière la fenêtre, presque imperceptiblement, laissant seulement un peu de buée, il crut y lire un mot, un seul.

Merci.