Petite aiguille sur le 1, grande aiguille sur le 2
Le Ford Kuga roulait au pas. La route étroite était encaissée dans un talus planté, il y avait à peine la place pour que le 4 x 4 passe entre les branches de charmes et de châtaigniers. Zerda conduisait calmement, sans se soucier des feuilles qui caressaient sa carrosserie et les vitres des portières. Les larges roues du Kuga écrasaient sans soubresauts les nids-de-poule de la route et les touffes d’herbe qui crevaient le goudron.
Zerda se tourna vers Malone.
— Ouvre les yeux mon grand. Ma voiture, c’est une machine à remonter le temps, comme dans Retour vers le futur. T’es prêt pour le grand voyage ?
L’enfant l’observait sans comprendre. Devant eux, on devinait l’horizon s’agrandir entre les silhouettes épaisses de deux chênes presque enlacés.
Amanda, assise sur le fauteuil passager, se tordait les mains.
Une machine à remonter le temps.
Elle hésita à dire à Zerda de se taire, mais au fond, qu’est-ce que ça aurait changé ?
Alexis n’avait aucune idée de comment entrer en communication avec un gosse de moins de quatre ans. Elle si, mais que pouvait-elle faire à part prier pour que Malone ait définitivement tout effacé de son cerveau et que le serpent derrière le volant le croie ? Prier pour qu’il soit suffisamment convaincu que Malone ne présentait plus aucun danger pour lui.
Elle voyait le cerveau d’un gosse comme un ordinateur. Même quand on mettait des choses à la poubelle, qu’on croyait les supprimer, des mails, des fichiers, des photos, ils étaient toujours là, quelque part, cachés. Il suffisait de demander à quelqu’un qui s’y connaissait un peu de les retrouver, des mois, des années plus tard… La seule méthode efficace était de jeter l’ordinateur par la fenêtre, du quinzième étage, de rouler dessus ou de le balancer dans la cheminée.
Elle espérait seulement que Zerda ne raisonnait pas comme elle. Il conduisait en silence maintenant, lunettes de soleil sur les yeux, même si les rayons étaient rares et filtrés par les arbres.
Amanda se retourna vers Malone. Il était calme, collé à la vitre de la portière, comme habitué aux longues routes silencieuses. Le soleil timide, derrière la végétation et les rares maisons, jouait à cache-cache avec ses cheveux clairs. A côté de lui, sur la banquette arrière, Amanda avait jeté la pochette dans laquelle elle rangeait tous les documents utiles : livret de famille, passeports, dossier médical. Zerda lui avait demandé de tout prendre, sans faire le tri, sans lui donner le moindre indice sur leur destination.
En pivotant, Amanda s’était approchée de lui, déplaçant ses jambes à une trentaine de centimètres de ses cuisses. Alexis passa une main sur son genou gauche, juste avant de rétrograder en seconde.
Amanda se colla à nouveau au fond du siège passager.
Ce n’était même pas un geste de drague, pensa-t-elle. Elle n’avait plus rien de sexy, elle ne croyait plus à tout cela depuis longtemps, l’attirance pour l’autre sexe, la séduction.
Plaire, pour Amanda, cela se limitait à sourire aux clients du Vivéco et à avoir l’air propre, reposée, pas même élégante et maquillée. Pour le reste, elle avait abandonné le jeu du baratin amoureux… Trop de tricheurs dans la partie. Elle considérait l’amour comme une arnaque pour les gogos, exactement comme les tickets de la Française des Jeux qu’elle vendait aux clients. On ne gagnait jamais, ou alors des petites sommes, juste assez pour vous inciter à rejouer, à y croire, mais jamais la cagnotte qui vous mettrait à l’abri jusqu’à la tombe.
Elle n’était peut-être pas bien maligne, mais elle avait au moins compris ça. La désillusion ! Dimitri avait été un excellent prof sur ce point. La main d’Alexis sur son genou, c’était un simple réflexe de domination masculine.
Zerda jouait avec l’autoradio. En tournant les doigts, il augmenta le volume des enceintes à l’arrière tout en baissant celles de devant.
RTL2.
Freddie Mercury entamait les premiers accords de Bohemian Rhapsody.
Piano-voix.
Mama…
Amanda venait seulement de comprendre qu’Alexis souhaitait lui parler sans que Malone puisse entendre. Elle devait néanmoins tendre l’oreille pour distinguer chaque mot de sa voix sifflante. Hors de question qu’elle se rapproche d’un centimètre.
— Ne t’en fais pas, Amanda, je sais ce que tu penses, mais je ne lui ferai pas de mal. Si j’avais dû m’en prendre à lui, je l’aurais fait depuis longtemps et tout aurait été plus simple. Je suis un type dangereux, une ordure, un salaud, tout ce que tu veux, mais je ne touche pas aux gosses.
Il avait relevé ses lunettes et la regardait ; ses yeux de serpent cherchaient à sortir de leur fente.
Impossible de lui faire confiance !
Sa main glissa du levier de vitesse et remonta sur la cuisse d’Amanda.
Caressa son jean. Pourri. Acheté dix euros au marché.
Un simple réflexe de mâle dominant, répétait Amanda dans sa tête. Une habitude. Presque une forme de politesse.
Elle repoussa doucement sa main, sans un mot.
Un mince sourire s’afficha sur ses lèvres, sans même qu’il quitte la route des yeux.
— Je ne suis pas comme Dimitri, ajouta-t-il. Je ne fais pas de mal aux gosses.
De sa main droite, il fouilla le vide-poche puis il fit glisser vers Amanda une photo coincée sous une carte routière.
— J’ai pris cela avant de partir. C’est Dimitri qui me l’avait apportée. Tu la reconnais ?
Malone.
— Faudra que tu parles au gosse, Amanda. Autant que ce soit toi qui lui expliques plutôt que les flics. Moi, je serai déjà loin.
Amanda fixa le paysage qui se dégageait derrière un pavillon neuf entouré de haies naines, un instant, avant que le chemin ne bifurque à nouveau sous les talus plantés.
— Penses-y, Amanda. Pour qu’il comprenne ce qui lui arrive. Je ne crois pas qu’ils te laisseront Malone après tout ça.
Il augmenta du bout de l’index le volume de l’autoradio. Le piano de Freddie s’effaçait pour laisser s’envoler la guitare de Brian May.
Le cerveau d’Amanda était lui aussi un ordinateur. Il avait résisté à la chute de dix mètres, au trois tonnes cinq qui lui était passé dessus et aux flammes de l’enfer.
Sa mémoire était toujours intacte. Une simple photo glissée entre ses doigts suffisait à faire resurgir les images du passé, aussi bien stockées sous son crâne que sur un DVD rangé au fond d’un tiroir.
Malone.
C’était il y a dix mois. Le 23 décembre exactement.
De brèves scènes défilaient. La naissance de Malone. Malone rampant devant sa chambre sur la moquette de l’étage. Malone debout dans le parc. Ses premiers pas. Ses premiers mots. Ses premières dents. Les pleurs de Malone. Les rires de Malone. Les sueurs de sa mère, en alerte permanente. Malone, un garçon tellement casse-cou, escaladeur, explorateur, équilibriste. Les précautions infinies de sa mère, les barreaux vissés au lit-cage, les sangles accrochées à la chaise bébé, les barrières boulonnées en haut et en bas de l’escalier, à refermer derrière soi, toujours.
Malone.
Entre ses mains nerveuses, la photographie confiée par Zerda se gondolait, déformant le visage de l’enfant.
Elle repensait à ses hurlements en découvrant le corps de Malone en bas de l’escalier, la bannette de linge qui lui tombe des bras. Dimitri, un verre à la main, qui s’y accroche. A dix mètres de Malone, qui devait le surveiller, qui n’a rien vu, n’a rien dit, n’a rien fait.
Les urgences. L’espoir. L’attente.
Le diagnostic.
A peine quelques heures de coma. Un traumatisme crânien. Malone vivra.
Sans doute.
Pour le reste, on ne peut rien dire, il faut attendre.
La sortie de la clinique privée Joliot-Curie, onze jours plus tard, loin des regards des voisins, des cousins, des amis, de la suspicion et de la honte. Pour tous, ils étaient partis en Bretagne pour les fêtes voir le Mont-Saint-Michel, les remparts de Saint-Malo et l’aquarium. Il serait bien temps d’expliquer, plus tard.
Le retour à Manéglise, avec Malone.
Les séquelles…
Malone le casse-cou qui ne quitte plus sa chaise, Malone l’équilibriste incapable de s’habiller seul, de manger seul, de pisser seul, Malone l’explorateur dont seuls les yeux bougent désormais, et qui ne semble plus voir que ce qui est minuscule, plus petit que lui du moins, les insectes, les mouches, les fourmis, les papillons. Ce qui bouge à côté de lui quand on le pose quelque part.
Le reste, le plus gros, la vraie vie qui palpite, il ne le remarque plus, ni les fleurs, ni les arbres, ni les voitures.
Ni sa mère.
Amanda passa son doigt sur le visage triste du garçon sur la photographie. Malone sortait de chez le coiffeur, il avait une frange droite qui lui barrait le front et portait sa chemise à carreaux Du Pareil Au Même, celle qui le serrait trop. De façon étrange, elle ne le trouvait plus vraiment beau. Ses yeux étaient inexpressifs, trop rapprochés, avec un nez trop fort, celui de Dimitri. Elle posa sa main gauche en écran et se tourna légèrement vers Zerda, pour que Malone, qui fixait le paysage à travers la vitre, ne voie pas le cliché.
Freddie chantait toujours. Sa chanson était interminable. La plus longue de tout le répertoire de Queen.
Mama ô ô ô ô…
Amanda n’avait parlé avec personne de l’accident, à l’exception du professeur Lacroix, le chef de service qui avait coordonné le suivi médical de Malone à la clinique Joliot-Curie. Elle avait décidé d’attendre que Malone aille mieux, pour en parler autour d’elle comme d’une bonne blague, d’une grosse frayeur, d’une sacrée épreuve qu’ils avaient traversée. Selon le professeur Lacroix, il y avait 15 % d’espoir que Malone guérisse totalement. Et si la vie les faisait basculer de l’autre côté, celui des 33 % de risque que tout empire, très vite, alors elle fermerait les volets du pavillon, se barricaderait chez elle et n’adresserait plus jamais la parole à personne.
C’était une question d’amour, avait certifié le professeur Lacroix. D’amour et d’argent, avait vite compris Amanda. Elle avait trouvé sur le Net un laboratoire américain qui opérait les lésions cérébrales, en remplaçant les neurones endommagés par la stimulation de nouveaux axones, d’après ce qu’elle avait compris. La seule équipe au monde à pratiquer une telle neurochirurgie. Cela se chiffrait en centaines de milliers de dollars pour une simple intervention, mais le professeur Lacroix avait eu l’air sceptique lorsque Amanda lui avait tendu la feuille imprimée en anglais.
C’est une question d’amour, madame Moulin, pas d’argent.
Pas besoin de lui faire un dessin. La désillusion, elle connaissait.
Les jours étaient passés. L’état de Malone s’était stabilisé. En apparence.
Sauf que les autres gosses de son âge progressaient, parlaient, comptaient, dessinaient. Lui non.
Ou alors seulement avec les mouches, les papillons et les fourmis. Elle l’aidait comme elle pouvait, s’intéressait, improvisait, jouait avec ces fichus insectes, comme d’autres mamans collectionnent les perles ou les billes.
Les examens se succédaient, tous les trois jours. Pour établir un diagnostic longitudinal, comme ils disaient.
Amanda retourna la photo. Elle lut.
Malone, le 29 septembre 2014
Le cliché avait été pris devant l’aiguille d’Etretat trois mois avant l’accident. Ce jour-là, Malone avait passé l’après-midi à courir après les mouettes sur la digue.
Le dernier courrier de la clinique Joliot-Curie était arrivé le 17 janvier 2015, entre deux factures. Amanda avait appris à lire les comptes rendus médicaux. Elle n’était pas si idiote, quand elle voulait. La feuille de l’hôpital lui était tombée des mains, tout doucement.
Malone était condamné. Il n’avait plus que quelques semaines à vivre. Ils avaient trouvé une fissure à l’intérieur de son cerveau, une fissure minuscule, mais qui s’agrandissait, petit à petit, de plus en plus rapidement, jusqu’à se rapprocher des fonctions vitales, entre le tronc cérébral et la moelle épinière, très exactement dans un coin du cerveau appelé le pont de Varole, celui qui commande la motricité et la sensibilité.
Le pont se lézardait.
C’était inéluctable.
L’espérance de vie de Malone était comparable à celle d’une libellule, d’un papillon, d’une fourmi.
D’un éphémère.
Comme s’il l’avait toujours su.
Amanda ouvrit la vitre et, lentement, déchira la photo en rubans, qu’elle déchiqueta en confettis et dispersa au vent. Alexis Zerda, les mains posées sur le volant, affichait toujours son sourire figé. Presque un tic. Ou alors, c’était sa façon de vouloir paraître rassurant.
Freddie terminait de chanter, tout bas, en contraste avec tout son cirque lyrique habituel.
Piano-voix, histoire de boucler la boucle.
Anyway the wind blows…
Dimitri n’avait rien dit ce matin-là, il avait juste lu la feuille de la clinique, puis il avait posé son verre sur la table et avait enfilé son manteau.
Elle entendait encore la porte claquer, la voiture démarrer.
Il n’avait pas osé lui en parler, il avait son idée derrière la tête depuis quelques jours.
Peut-être espérait-il se faire pardonner. Comme si Amanda pouvait un jour le regarder autrement qu’avec ce mépris, ce dégoût absolu.
Il était sorti sans un mot.
Pour aller chercher un second gosse.
Comme on remplace un chien qui va mourir par un autre.