Petite aiguille sur le 1, grande aiguille sur le 5
Ce n’est pas de la pluie, avait dit Maman-da.
La pluie, elle tombe du ciel vers la terre, c’est pour cela qu’elle fait mal, parce qu’elle tombe de haut, de très haut, des nuages au-dessus de nos têtes, des nuages qu’on croit tout petits mais qui en vrai sont plus grands que tout ce qu’on connaît. Le plus minuscule des nuages est plus grand que la terre entière. Les gouttes traversent l’univers, les étoiles et les planètes, avant de s’écraser sur nous.
Mais pas celles qui mouillent ton visage, avait assuré Maman-da, même si Malone avait du mal à la croire. Ces gouttes-là, avait continué d’expliquer Maman-da, elles sont portées par le vent. Elles ne s’écrasent pas, elles s’envolent. Elles viennent aussi des nuages, mais des petits nuages fabriqués par les vagues, une mousse blanche qui vient se cogner contre les galets, rebondir, et que le vent transporte ensuite vers la plage, et même jusqu’au-dessus de la falaise s’il est en forme.
Pour le convaincre, elle avait ensuite utilisé d’autres mots qu’il ne connaissait pas. Ecume. Houle. Embruns.
Il se méfiait quand même ! Il protégeait son visage avec la capuche de son manteau. Quand il regardait droit devant, tout au bout, le ciel et la mer, c’était la même chose ! Les deux se mélangeaient dans la même couleur. Le gris. Comme si celui qui les avait dessinés et coloriés avait bâclé son travail. Même pas un trait pour les séparer.
Ça lui faisait peur, de ne pas pouvoir reconnaître la pluie qui coupe de celle qui ne fait que mouiller. Alors, Malone baissait la tête, sous sa capuche, et regardait en bas.
Les tours du château. Le bateau des pirates. Les maisons, il ne les voyait pas encore, mais il les devinait. Il fallait encore descendre un petit escalier, après le grand. Sa maison était la troisième.
Il ne savait pas pourquoi, mais il en était sûr. Tout était exactement comme dans les histoires de Gouti, mais maintenant il se rappelait aussi les images.
*
* *
— Donne-lui la main, fit la voix de Zerda.
Alexis observa les alentours. Personne à l’horizon. Une aubaine, ce vent glacial. Aucun promeneur indiscret pour les déranger, pas davantage ici que sur la plage. Même les deltaplanes, d’habitude nombreux dans le coin, ne se risquaient pas à sortir aujourd’hui. Par précaution supplémentaire, le 4 x 4 était garé derrière un bosquet de châtaigniers, il était impossible de l’apercevoir, même en roulant au ralenti sur le chemin de Saint-Andrieux.
De ce parking improvisé, par contre, on dominait toute la côte jusqu’au cap de la Hève. Un paysage d’automne normand, en noir et blanc. Zerda avait imaginé un instant que les dernières cendres de Vasile Dragonman participaient à la grisaille du décor. Les flics avaient déjà foutu le camp du belvédère où sa moto avait brûlé, il n’avait aperçu aucune animation en passant à côté, quelques minutes plus tôt, sur la départementale. Il avait juste ralenti, pour le plaisir de fermer les yeux une seconde et de se revoir balancer, d’une pichenette, son mégot sur la flaque d’essence. Un cadavre chassait l’autre. Ceux qu’il laissait sur sa piste. En ce moment, tout le commissariat du Havre piétinait sans doute le tapis du salon d’Amanda, à Manéglise.
Combien de temps leur faudrait-il pour les trouver ? Le psy roumain avait mis des semaines. Même à plusieurs, il y avait peu de chances que les flics soient plus malins. Ce n’était pas une raison pour traîner, ni pour changer une méthode qui a fait ses preuves… celle du Petit Poucet.
Il posa sa main dans le dos d’Amanda, puis se pencha jusqu’à son oreille pour lui parler, ouvrant son autre main et l’approchant de sa tempe pour la protéger du vent.
— On descend, Amanda. On va à la planque, on récupère ce qu’on est venus chercher et on file !
Sa main glissa quelques centimètres de plus, jusqu’au creux de ses reins. Une courbe qu’il imaginait plus que ses doigts ne la suivaient, entre couches de vêtements et taille sans grâce.
Amanda n’avait pas réagi.
Toujours insensible à mes gestes ? s’interrogea Zerda. Ça viendra. Ça viendra forcément après une vie passée avec cette brute de Dimitri. Une vie à le sentir en elle, sur elle, derrière elle, sans jamais que le reste de sa peau serve à quelque chose, reçoive la moindre caresse ou le moindre baiser.
Doucement, sa main descendit jusqu’en haut de ses fesses, comme pour la pousser à avancer plus vite, à tirer Malone par le bras et à s’engager dans l’escalier taillé dans la falaise.
*
* *
Ils avaient déjà descendu plusieurs dizaines de marches. Amanda marchait devant, tenant son fils par la main. Malone ne disait rien, tête baissée, semblant seulement préoccupé par les gouttes d’écume. Ses petites jambes avalaient les marches sans fatigue apparente.
Amanda sentait le souffle d’Alexis dans son dos. Elle savait que si elle ralentissait, s’arrêtait pour respirer un moment, il s’immobiliserait une ou deux marches au-dessus d’elle et poserait une main sur son épaule, frôlerait un sein, collerait son torse à quelques centimètres de sa bouche, l’urgence servirait de prétexte. Ne pas traîner, se dépêcher. Le butin à récupérer, les flics à leurs trousses, Malone à protéger.
Tout en la pelotant.
Elle n’était pas idiote. Il jouait avec elle, mais elle se sentait troublée. Malgré tout, malgré elle. Elle n’était pas gourde au point de s’imaginer quoi que ce soit, qu’elle était désirable, qu’elle possédait le moindre charme, la moindre chance d’attendrir Zerda avec une œillade et une ondulation du bassin. Elle se contentait de calculer que Zerda pourrait avoir envie de profiter d’elle. Avant une cavale de plusieurs semaines, de plusieurs mois, il pourrait avoir envie de tirer parti de la situation. De la violer, s’il le fallait.
Malone glissa sur une marche plus haute que les autres. Elle le rattrapa in extremis d’une poignée ferme.
C’était peut-être sa chance, finalement. Pas pour elle, mais pour son fils. Peut-être pourrait-elle se placer entre le garçon et le tueur ? S’offrir en bouclier, elle aima l’image. Une femme trop épaisse peut réussir ces choses-là.
Elle sentait la petite main de Malone serrer la sienne, une pression supplémentaire à chaque nouvelle marche. Malone était le seul homme qui la trouvait belle. Le seul homme pour qui elle était douce, tendre, sensible. Unique. Le seul homme capable de l’aimer, sans la juger. Le seul homme, au fond, pour lequel sa vie méritait d’être poursuivie.
Elle baissa les yeux, l’escalier paraissait interminable. Tout en bas, la carcasse noire du bateau semblait se disloquer à chaque vague pour s’enfoncer davantage dans les eaux sombres la seconde qui suivrait. L’épave attendait pourtant là depuis une éternité.
Tout en adressant un sourire complice à son fils, Amanda tira sur le petit bras qui prolongeait le sien et accéléra encore, pour mettre au moins trois marches de distance entre elle et le serpent dans son dos.
*
* *
Malone se sentait rassuré. Il se sentait toujours rassuré quand il tenait la main de Maman-da. Elle était forte comme une montagne. Elle l’entraînait toujours, sans qu’il puisse résister, traîner, courir ou tomber, pour traverser une route, pour se tenir tranquille sur un trottoir, pour ne pas tomber dans un escalier, comme tout de suite. La main de Maman-da était comme un gros élastique qui le retenait.
Malone se disait que ça devait être pareil pour lui et Gouti. Il devait être un gros élastique pour Gouti, plus gros encore, il pouvait faire avec Gouti des choses que Maman-da ne pouvait pas faire avec lui, le tirer par le bras sans que ses pattes se posent par terre, le porter toute la journée, le jeter en l’air pour le rattraper, lui recoudre le bras même. Oui, Maman-da était bien plus gentille avec lui que lui avec Gouti.
Il n’avait jamais peur, avec Maman-da.
Il n’avait pas peur non plus de l’ogre derrière eux.
Il savait comment lui échapper. Il se souvenait de tout, maintenant. De presque tout, il y avait juste la forêt et la fusée qui manquaient. Tout le reste était là. Il allait bientôt retrouver la maison où il habitait avant, avec maman. La troisième maison, celle aux volets cassés. Peut-être que maman l’attendait là. Peut-être qu’ils allaient y habiter tous ensemble, elle, lui et Maman-da.
Il avait toujours très froid, mais il n’avait plus peur du tout.
Sauf des gouttes, même celles de la mer, même caché sous sa capuche.