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Marianne Augresse grelottait.
Elle piétinait depuis près de deux heures au belvédère du cap de la Hève.
Face à elle, le vent avait cinq mille kilomètres d’élan sur un océan plat avant de s’engouffrer dans l’estuaire de la Seine.
Devant ses pieds, des cendres. Froides, déjà.
Et ce qui n’avait pas brûlé. La commandante en fit mentalement l’inventaire. Une Guzzi California sans pneus, sans caoutchouc sur le guidon, sans selle, rien qu’une carcasse de tôle informe dont on ne reconnaissait plus que le symbole, un aigle d’argent aux ailes déployées.
Un casque, noir, ovale, déformé sans doute sous la chaleur des flammes, tel le crâne creux d’un monstre extraterrestre au cerveau disproportionné.
Un corps, calciné, à l’exception des restes de lunettes de vue, d’un trousseau de clés, d’une lampe torche et d’un téléphone portable fondus, d’une montre, d’une boucle de ceinturon. Comme si pour monter au paradis, à l’instar de n’importe quelle zone de transit vers le ciel, il fallait passer un portique de sécurité et y déposer tout ce qui était vaguement métallique.
Marianne Augresse n’avait déjà plus aucun doute sur l’identité du cadavre.
Une bonne dizaine de flics s’affairaient, triaient, rangeaient, classaient. Les premières analyses ADN tomberaient dans quelques heures, et avec elles les preuves formelles, les certitudes, la fin définitive des illusions.
Dans l’attente, pour évacuer l’émotion qui la submergeait, la commandante se concentrait sur son travail, émettre des hypothèses froides, se poser des questions objectives.
Pourquoi assassiner ce psychologue scolaire ?
Car ce n’était pas un accident, la scène ne laissait aucun doute. Les policiers n’avaient relevé aucune trace de choc ou de freinage. Constantini, un agent qui possédait une Yamaha VMAX, un modèle à peu près similaire à la Guzzi, avait d’ailleurs tout de suite fait la remarque que le carburant contenu dans le réservoir de la moto n’aurait pas été suffisant pour alimenter un tel feu, en tout cas pas sans explosion. Quelqu’un avait versé du gas-oil supplémentaire, avec méthode.
Restait l’hypothèse du suicide par immolation… C’est celle qu’avait tout de suite évoquée le juge Dumas quand Marianne l’avait eu au téléphone, quelques minutes plus tôt. La gorge nouée, elle avait répondu qu’elle n’y croyait pas, sans rien ajouter d’autre, sans donner le moindre détail des images qui défilaient devant ses yeux, le regard frondeur de Vasile, son excitation de gosse dans la cabine de plage, agenouillé au-dessus de sa carte au trésor, ses hésitations calculées d’orateur irrésistible, sa détermination tranquille, son assurance timide…
La commandante s’avança vers les barrières du belvédère. On apercevait le phare éteint, l’océan à l’infini. Rien d’autre, les arbres empêchaient de distinguer la plage au pied de la falaise. Il aurait fallu pour cela franchir la jungle des genévriers, s’approcher du vide.
— Commandante, téléphone.
L’agent Bourdaine se tenait dix mètres derrière sa supérieure. Perdue dans ses pensées, elle ne semblait pas l’avoir entendu.
Qu’est-ce que Vasile Dragonman était venu faire cap de la Hève ? En pleine nuit ? Equipé d’une lampe torche ? Cette expédition mortelle avait-elle un rapport avec les révélations de Malone Moulin ?
Le poing de Marianne se referma dans sa poche sur le lecteur MP3 que lui avait confié le psychologue scolaire la veille. Il devait repasser ce matin, tôt, pour le redonner au gosse. Il lui avait promis.
Avait-il été assassiné pour cela ? Pour ces sept histoires, une pour chaque soir de la semaine ?
Evidemment, elle aussi avait pris le temps de les écouter. Elle n’avait rien entendu d’autre que sept contes, gentiment moraux, un peu amusants, un peu effrayants, comme on en raconte à des millions de gosses chaque soir aux quatre coins de la planète.
Quel secret pouvaient-ils cacher ? Un secret à ce point terrible qu’on le dissimule sous la couture d’une peluche ? Qu’on force un gosse à les apprendre par cœur, comme les curés avec leurs prières ? Qu’on aille jusqu’à tuer, pour le protéger ?
— Commandante, téléphone, insistait Bourdaine.