Petite aiguille sur le 11, grande aiguille sur le 6
— Malone, écoute-moi bien, c’est important. Il faut que tu me parles de ton secret, si tu veux que je te croie. Il faut que tu m’expliques comment Gouti te raconte toutes ces histoires.
Malone ne répondit rien. Son regard ne quittait pas la table d’école qui le séparait du psy, dirigé vers un point invisible, comme si la réponse y avait été inscrite, puis effacée. Gouti, entre ses genoux, n’était pas plus bavard, même si son sourire rose et ses yeux rieurs n’avaient pas l’air affectés par la question du psychologue scolaire.
— Il faut que je sache, Malone.
Vasile hésita. Le lien de confiance qu’il avait tressé entre ce gosse et lui était aussi mince qu’un fil de nylon. S’il se rompait, chaque souvenir de ce gamin s’échapperait comme un collier de perles brisé. Il lui fallait pourtant le tendre. Avec une infinie précaution.
— Si tu veux retrouver ta maman. Celle d’avant, je veux dire. Il faut que tu m’aides, Malone.
L’enfant ne releva pas la tête. Prisonnier de son silence. Il se contentait de serrer son doudou entre ses cuisses, comme si cette peluche était la seule personne capable de lui venir en aide, en ouvrant d’un coup la bouche rien que pour prouver à ce psy combien son univers imaginaire était étriqué.
La peluche grise resta pourtant silencieuse.
Vasile tira encore sur le fil.
— Il faut que Gouti se confie à quelqu’un d’autre que toi, Malone, tu comprends ? Il faut qu’il parle à une grande personne.
Malone tourna la tête vers son doudou. Vasile eut l’impression qu’il lui demandait son avis. Peut-être communiquaient-ils par télépathie ? Peut-être que tous les gosses faisaient ça avec leurs jouets et perdaient ce pouvoir magique en grandissant.
Ils se tenaient face à face dans le bureau de Clotilde depuis déjà près d’une heure.
— Prends ton temps, Malone. Prends ton temps.
Tout en marquant une pause, il observa le bureau de direction encombré de cahiers, de grandes feuilles de papier multicolores, de pots de feutres et de lots pour la kermesse entassés dans des cartons.
Clotilde passa dans le couloir derrière lui, sans lui jeter un regard. Trois quarts d’heure avant, elle s’était fait couler un café sans même lui en proposer. Elle avait laissé depuis la cafetière percoler dans son dos, comme par défi.
Vasile leva les yeux vers la pendule. Dans quinze minutes, les mamans arriveraient, il serait alors trop tard. Aurait-il ensuite une autre occasion d’interroger Malone ?
L’enfant semblait toujours supplier son doudou de l’aider. Tant pis. Vasile devait accélérer les choses, au mépris de toute déontologie.
— Malone, écoute-moi. Une peluche, un doudou, ne peut pas parler ! Tu le sais bien.
L’enfant se mordit les lèvres tout en se tortillant sur sa chaise. Vasile avait au moins franchi une étape, il venait de provoquer un choc dans le cerveau de Malone, de déclencher un engrenage qui finirait par le faire réagir. Il fallait juste attendre. Un peu.
Le psychologue scolaire baissa à son tour les yeux sur la table. Trois feuilles étaient étalées devant lui. Il les avait imprimées ce matin, sur deux colonnes.
A gauche, des questions, des photos, des symboles.
A droite, les réponses qu’il avait griffonnées ces dernières semaines.
Colonne de gauche, un bateau pirate, tiré d’un album d’Astérix.
Colonne de droite, la réaction de Malone.
Non, il n’était pas pareil mon bateau de pirate. Il était plus noir, et sans le truc au milieu.
Le mât ? Sans le mât, c’est cela ? Et il était noir comment ?
Vasile avait tâtonné de longues minutes avant d’obtenir une réponse précise.
Noir, entièrement noir, comme un bateau de guerre.
Colonne de gauche, un château, celui de Pierrefonds, avec ses douves, son pont-levis et sa dentelle de créneaux, de tours et de donjons.
Non, les tours étaient plus grosses, et moins grandes. Sans tout ça.
Sans tout quoi, Malone ? Sans les toits en pente ? Sans les sculptures ? Sans les trous dans les pierres ?
Vasile avait dessiné sept brouillons, et chaque fois Malone hochait négativement la tête. Jusqu’à ce que le psychologue, après avoir épuisé toutes les formes architecturales possibles, aligne quatre ronds sur une ligne.
O O O O
Les yeux de Malone s’étaient éclairés.
Oui, comme ça !
La pluie cognait à la fenêtre du bureau. Derrière la vitre, il apercevait les parapluies s’entasser devant la grille de l’école. Dans le couloir, on entendait les enfants s’agiter, se hisser sur la pointe des pieds pour les plus petits, attraper manteaux et écharpes. Dans quelques minutes, Malone lui filerait entre les doigts.
Il y était presque, pourtant.
Malone allait céder, Vasile le sentait. Il décida de tirer plus fort encore sur le fil invisible.
— Gouti te parle dans ta tête, c’est ça Malone ? Il ne te parle pas en vrai ! Gouti est un jouet, il n’est pas vivant, il ne peut pas te raconter des histoires chaque soir. Il ne peut pas te…
— Si !
Malone n’ajouta rien de plus. Bras croisés. Bouche fermée.
Même s’il mourait d’envie de prouver à la grande personne assise face à lui qu’elle se trompait.
Encore quelques minutes, Vasile n’avait plus besoin que de quelques minutes. Il se désintéressa à nouveau de l’enfant et s’attarda sur ses notes.
Colonne de gauche, une fusée. Vasile avait téléchargé une photo d’Ariane 5.
C’est celle-là !
Tu es sûr ? Tu as vu cette fusée, tu l’as vue s’envoler dans le ciel ?
Oui. Oui oui oui. J’en suis sûr. Je m’en rappelle. C’est celle-là !
Le psychologue scolaire se leva pour couper la cafetière et le lent goutte-à-goutte qui égrenait les secondes comme une vieille pendule bruyante.
— Ta maman va bientôt arriver, Malone. Celle que tu appelles Maman-da. Tu vas retourner chez toi. Si tu ne me dis pas tout de suite comment Gouti parle avec toi…
Etrangement, un bref instant, l’image macabre d’une tombe passa devant les yeux de Vasile, celle qu’un inconnu lui avait envoyée cette nuit-là sur son portable. Il avait hésité entre la balancer à la corbeille ou la transférer sur le portable de la commandante Augresse.
Sans trancher. Plus tard.
— Tu as soif, Malone ?
Il fit couler un verre d’eau et le posa devant l’enfant.
Midi moins cinq.
Il n’avait plus le choix, il n’avait plus le temps, tant pis si le fil cassait. Le psy prit une chaise, s’assit à côté de l’enfant, se baissa à la hauteur de ses yeux.
— Ils vont m’empêcher de te revoir, Malone. Si tu ne me parles pas maintenant de ton secret, du secret de Gouti, jamais tu ne reverras ta maman.
Malone le fixa.
Cette fois, sa décision était prise, Vasile comprit, sans que l’enfant prononce un mot, qu’il avait gagné.
Lentement, Malone saisit Gouti entre ses bras. Ses mains fouillèrent dans sa fourrure, comme pour lui faire des caresses, à l’endroit précis où ses poils changeaient de couleur, entre le gris de son petit ventre rond et l’écru du reste de son pelage.
Il tira. Doucement.
Vasile n’en croyait pas ses yeux.
Le ventre de Gouti s’ouvrait.
Un simple velcro, dissimulé. La couture était parfaite, invisible, impossible à deviner, même en tenant Gouti dans sa main. D’ailleurs, aucun adulte ne touchait jamais cette peluche.
Les petits doigts de Malone fouillèrent dans les entrailles de mousse. Ils en tirèrent d’abord un casque. Deux petits écouteurs pour enfant et deux fils emmêlés, noirs, qu’il déroula avec minutie. Ils déroulèrent ensuite un autre fil, lui aussi fin et noir, sans doute un cordon d’alimentation. Après une nouvelle exploration à tâtons, il sortit du ventre de Gouti un minuscule lecteur MP3.
Epais de quelques millimètres, long de trois centimètres, équipé d’un petit écran rétroéclairé sur presque sur toute la longueur.
Fier, Malone exhiba le lecteur de musique sous le nez de Vasile.
Instinctivement, le psychologue scolaire pencha sa chaise pour atteindre la porte du bureau et la repousser du pied.
— C’est facile, expliqua Malone, il faut juste se rappeler des couleurs. Des couleurs et des dessins.
Avec une agilité étonnante, il s’amusa à appuyer sur les cinq boutons de l’appareil.
Le triangle vert. Pour écouter Gouti.
Le rond rouge. Pour faire taire Gouti.
Les deux traits. Pour que Gouti écoute et lui raconte plus tard.
Et les deux flèches, sur deux boutons qui se tournent le dos. Pour se promener dans la mémoire de Gouti.
— Pour choisir la bonne histoire chaque soir, c’est cela, Malone ?
— Oui.
Les mains de Vasile tremblaient légèrement. L’explication était tellement évidente. D’une simplicité… enfantine.
Sept fichiers. Un pour chaque soir. Sept histoires, à écouter toujours dans le même ordre. Impossible de se tromper, même pour un enfant de trois ans.
— C’est ta maman qui t’a appris à t’en servir ? Ta maman d’avant. C’est elle qui a fabriqué le cœur de Gouti et qui l’a caché ? C’est elle qui t’a demandé d’écouter une histoire de Gouti chaque soir ? C’est la voix de ta maman que tu entends ? C’est bien ça ?
Malone hochait la tête à chaque question. Il semblait avoir grandi de deux ans en deux minutes. Vasile n’avait pas le temps d’analyser les conséquences sidérantes de ce qu’il venait d’apprendre.
Pourquoi imposer un tel rituel à un gosse de trois ans ?
Comment Malone avait-il pu cacher son secret à Amanda Moulin ?
Que contenaient ces histoires ? Quelle était leur signification codée ? Quelles conséquences avaient-elles eues sur le cerveau en pleine construction de cet enfant ?
Et surtout…
Vasile passa une main dans les cheveux de Malone, une façon comme une autre de tenter de calmer son tremblement.
Quelle folie avait pu inspirer un tel stratagème ?
Ils entendirent les pas trop tard. La porte s’ouvrit. Malone avait été le plus rapide. L’habitude. L’instinct. Dans le même mouvement, il lança un sourire rassurant à Clotilde, cacha le casque et le MP3 entre ses genoux et laissa tomber Gouti, le ventre contre la table.
— Tout va bien, Malone ?
Un oui timide. Naturel.
L’homme est un animal doué pour le mensonge.
La directrice jeta un œil noir vers la cafetière éteinte mais ne fit aucun commentaire. Elle se tourna vers l’enfant.
— Ta maman est arrivée. Tu vas retourner dans le couloir mettre ton manteau ?
— Il arrive, répondit Vasile d’une voix conciliante. On a presque terminé.
Il classa ostensiblement ses notes sur la table, le temps que Clotilde hausse les épaules et sorte. L’averse dehors redoublait. Cette fois, Malone ne put dissimuler un mouvement de terreur.
Vasile s’avança et chuchota.
— Il faut me donner le cœur de Gouti, Malone. Il faut que moi aussi, j’écoute ce qu’il te dit.
Malone avait peur. A cause de la pluie. A cause de ce que lui demandait Vasile.
— Je sais, tu as promis. Tu as promis à ta maman. Mais je ne le répéterai à personne…
Les genoux de l’enfant s’ouvrirent doucement. Sa petite main tendit le lecteur MP3 et les deux fils qui pendaient entre ses doigts, comme des fils de réglisse.
La main du psy se referma sur celle du garçon. Ils restèrent là, ainsi, de longues secondes, prenant le temps de sceller le pacte secret qui les lierait désormais, sans échanger le moindre autre mot.
Vasile sentit soudain une immense responsabilité tomber sur ses épaules, comme si ce gosse venait de lui confier son propre cœur, chaud et battant.
La sonnerie explosa.
Cela sembla sortir Malone de sa terreur. Il attrapa nerveusement Gouti et le pressa sur son cœur.
— Je lui rendrai sa parole, murmura Vasile. Je te la rendrai, je te donne la mienne en échange. Je…
Il sentait que ce qu’il disait n’avait plus grand sens. Il referma son poing sur le lecteur MP3.
— Gouti va simplement dormir un peu. Se reposer. Ne t’inquiète pas, je te le redonne demain, à l’entrée de l’école. Promis. Je serai là et je te rends son cœur.
Malone était parti enfiler son manteau. Vasile le regarda disparaître au bout du couloir, sursauter à chaque fois qu’il passait sous l’un des velux de plastique battus par l’averse. Parmi les énigmes cachées au fond du cerveau de cet enfant, il y avait aussi cette peur panique de la pluie, tout comme ce froid permanent qui l’enveloppait, dès qu’il sortait, qui l’obligeait à se couvrir davantage que les autres enfants.
Toutes les réponses se trouvaient-elles dans les histoires qu’écoutait Malone ? Vasile pressentait que, tout au contraire, ces enregistrements allaient épaissir encore un peu le mystère.
Sortant de la salle de jeux, une Atsem1 s’approchait pour ouvrir la grille de l’école. Le psychologue sortit son téléphone portable de sa poche avant d’y ranger les écouteurs noirs et le lecteur. Le doigt de Vasile glissa sur l’écran tactile, faisant défiler les messages reçus depuis la veille.
Angie. 9 h 18
Un smiley tenant un ballon de baudruche rouge en forme de cœur.
Je t’aime. Prends soin de toi.
Inconnu. 0 h 51
Une tombe au-dessus d’un ciel rouge.
Toi ou le gosse. Tu as encore le choix.
Il frissonna. Son doigt fébrile bascula au message précédent.
Idiote sans doute, mais envie de vous faire confiance.
Conscience de l’urgence, ferai mon possible.
Contactez-moi, n’importe quand.
Marianne
Sans hésiter, il appuya sur l’icône « RAPPELER ».
*
* *
Amanda Moulin se tenait devant la grille de l’école, sous un parapluie noir, au milieu des mères de famille plus occupées à parler entre elles qu’à écouter leur enfant raconter sa journée.
Au moment de sortir dans la cour, Malone s’immobilisa, incapable de descendre la marche de la classe.
Devant lui un canyon s’ouvrait sur un torrent en furie.
Il eut l’impression de rester là une éternité, implorant Maman-da des yeux, là-bas, derrière la grille, avec les autres mamans.
Une main se posa dans son dos.
Vasile. Il s’était avancé en silence derrière lui. Le psychologue le poussa doucement tout en observant le mince filet d’eau qui courait dans le caniveau devant la classe, alimenté par les dernières gouttes de l’averse.
— File, mon grand.
Malone ne bougea pas davantage. Il observait le ciel gris, pétrifié.
Cette fois, Amanda avait réagi ! Franchissant la ligne interdisant aux parents de pénétrer dans la cour, elle s’avança jusqu’à la classe. Sans un regard pour Vasile Dragonman, elle leva le parapluie au-dessus de la tête de son fils.
— Viens, mon chéri, on rentre.
Elle sentait derrière elle la protestation sourde des mamans respectueuses du règlement de l’école.
On n’entre pas dans la cour de l’école pour aller chercher son enfant ! Son gosse pouvait bien marcher trente mètres sous la pluie…
Elle les emmerdait !
Le psychologue lui aussi avait l’air emmerdé, planté comme un poteau derrière Malone, les yeux fuyants, les mains enfoncées dans les poches de son jean comme s’il venait de piquer un bonbon dans une boulangerie. Amanda leva enfin le regard vers lui.
— Laissez mon gosse tranquille, monsieur. Ça va, je suis capable de le protéger toute seule !
La main de Vasile se crispa dans son pantalon.
— Je cherche simplement à aider Mal…
— Laissez-le, répéta-t-elle, plus fort cette fois. Je vous en supplie.
Les conversations s’étaient tues de l’autre côté de la grille ouverte.
Elle murmura la suite.
— Laissez-le, monsieur Dragonman. Ou vous allez provoquer un malheur.
1. Agent spécialisé des écoles maternelles.