57

Papy restait stupéfait devant le gouffre.

Cinq cent soixante mètres !

Tout semblait à l’abandon autour du trou. Visiblement, il s’était perdu. Son GPS n’avait pas pris en compte les rénovations récentes dans Potigny, les dernières destructions des friches industrielles et les rues neuves qui traversaient les usines disparues, corons insalubres ou bâtiments de briques, comme on passe à travers un fantôme sans rien sentir d’autre qu’un frisson inexplicable. Le lieutenant s’était retrouvé en dehors du village et avait garé sa voiture avant de faire demi-tour dans un parking encombré de gravats.

Il recherchait la rue des Gryzońs, un coron de poche qu’on ferait tomber un jour aussi, quand tous les mineurs seraient morts, pour y planter des pommiers et y faire brouter des vaches. Pour gommer définitivement cette anomalie.

Dans le Nord se trouvent les mines, les terrils pyramidaux et les corons rouges bordés de rues pavées et fleuries ; en Normandie, les fermes, les colombiers et les puits au fond des cours. Les paysages doivent finir par ressembler à ceux que l’imagination collective produit. Dans le Nord, on voulait voir du Zola ; en Normandie, du Flaubert ou du Maupassant. Une forme de chirurgie esthétique, appliquée par les hommes aux coins dans lesquels ils dormaient, à défaut de l’appliquer à la femme avec laquelle ils couchaient. Une façon comme une autre de lutter contre le temps qui passe et d’effacer ce que le passé a de plus laid.

Papy aimait bien refaire le monde, tout seul, dans sa tête, sans personne pour le contredire.

Pas même ce GPS à voix mielleuse qui lui indiquait des routes qui n’existaient plus et lui ordonnait de « faire demi-tour immédiatement ».

Connasse !

 

Pour la défense de son GPS, le lieutenant Pasdeloup n’avait pas été très attentif à ses indications. Tout en conduisant au ralenti, il consultait les messages que Marianne lui envoyait : des dessins de ce gosse, Malone, et toujours les mêmes indices.

Un bateau.

Une forêt, une fusée.

Un château avec quatre tours.

Les messages de la commandante accompagnant les dessins se faisaient de plus en plus pressants.

Bordel, Papy, plus de 50 ans que tu vis dans l’estuaire, tu dois bien avoir une idée !

 

Ben voyons…

Le policier n’était pas non plus très concentré sur ces dessins d’enfant. Chacun son job. Ils étaient quinze au Havre à se pencher sur les coloriages ! Une enquête est un boulot d’équipe, lui aimait particulièrement flairer les pistes où les autres flics ne traînaient pas, travailler en solo, un peu à la manière d’un privé. A quelques mois de la retraite, il pouvait bien se permettre cette liberté. Il s’était mis directement en relation avec Lucas Marouette, le stagiaire coincé au commissariat, et le harcelait de questions. Il voulait avoir en main le maximum de cartes quand il trouverait cette foutue rue des Gryzońs, lorsqu’il marcherait dans ce bout de quartier où Timo, Ilona, Cyril et Alexis étaient nés, avaient grandi, pile au moment où les mines fermaient, comme des gamins seuls survivants après le bombardement de leur village, à inventer des jeux dans les ruines, à couvrir de leurs rires les lamentations des vieux. Comme les enfants d’Oradour, les bébés d’Hiroshima, l’espoir sans racines des gosses qui courent autour d’une tombe, sans comprendre, sans respect du sacré.

Une tombe profonde de cinq cent soixante mètres, devant laquelle il se tenait, et dans laquelle on avait balancé cent ans d’histoire du coin.

 

Le lieutenant était sorti de sa voiture et avait lu le petit panneau avant de se pencher sur le gouffre. Le puits d’Aisy était le dernier vestige industriel de l’activité minière du village. Large de cinq mètres, mais presque sans fond. On y avait extrait du minerai jusqu’à la fin des années 1980, et construit autour du trou une sorte de blockhaus de béton pour convoyer le fer, surmonté d’une tour d’excavation haute de trente mètres, carrée, hérissée de meurtrières inoffensives aux vitres brisées.

Il resta là un moment. Que fichait ce stagiaire ? Il avait pourtant posé des questions précises qui ne nécessitaient qu’un bon accès Internet, même si elles avaient dû lui paraître étranges… Le vieux lieutenant devenait-il gâteux ? Il voulait d’abord tout savoir sur la vie des agoutis ! Un rongeur bizarre d’Amérique du Sud… Tout, absolument tout. Débile, mon petit Marouette, peut-être, mais ce n’est pas le bout du monde de me trouver ça. Et plus facile encore, me donner la signification de quelques mots polonais, n’importe quel traducteur automatique devait suffire… Gryzońs, et tous les autres noms liés à la colonie polak de Potigny qu’il avait pu relever.

La clé reposait sur une association d’idées, sur un souvenir codé, il en était persuadé.

Enfin, plus difficile, mais il fallait bien tester le petit Marouette, il voulait obtenir la biographie la plus complète possible de Timo Soler, d’Alexis Zerda, d’Ilona Adamiack et de Cyril Lukowik ; de leur enfance jusqu’à aujourd’hui. Pas leur casier, cette histoire-là on la connaissait, mais tout le reste, ce qui d’habitude n’intéressait ni les flics, ni les avocats…

Il attendait !

 

Le message lui parvint une minute plus tard. C’était Marianne, pas Marouette.

Papy pesta.

La chef s’impatientait.

Elle avait posté un dessin de Malone Moulin, qui lui semblait ressembler à tous les autres. Un gribouillis, qui ne l’intéressa une seconde que parce qu’il ressemblait à ceux de ses petits-enfants accrochés avec quatre aimants sur le frigo de sa cuisine.

Quatre traits noirs verticaux et trois traits bleus vaguement horizontaux.

Le fameux château au bord de la mer, d’après Malone.

Un château, merde ! avait écrit Marianne. Papy, trouve-moi un putain de château dans l’estuaire avec vue sur la Manche.

Ça n’existe pas, Marianne !

Le gosse invente…

 

Papy attendit encore un peu, savourant ces quelques instants à se recueillir devant la tombe sans fond, puis se dirigea à nouveau vers la voiture. Direction la rue des Gryzońs, avec ou sans munitions.

Le message de Lucas Marouette lui parvint alors qu’il s’engueulait avec Anna, la fille autoritaire du GPS. Le lieutenant aimait bien les filles autoritaires qui lui tenaient tête.

Il y avait trois fichiers attachés.

Le premier contenait une trentaine de pages sur la vie des agoutis. Le lieutenant Pasdeloup les fit défiler rapidement. Plus tard…

Le second ne contenait qu’une page, un tableau de deux colonnes, des noms en polonais dans la première, en français dans la seconde.

Il ne s’intéressa qu’à une ligne.

Gryzońs.

Le lieutenant sentit son cœur s’accélérer. D’un mouvement de pouce sur l’écran tactile, il réduisit Anna au silence. Ainsi, il avait raison depuis le début.

Il cliqua avec un peu de fébrilité sur le dernier fichier. Deux pages, quelques éléments de biographie des Soler et des Lukowik. Le stagiaire était un sacré débrouillard, il avait déniché des vieux CV à Pôle emploi : il s’était rappelé que tous ces voyous pointaient au chômage, dans les mois qui avaient suivi le braquage. Personne ne s’était intéressé à leurs expériences professionnelles antérieures, à leurs stages de formation ou à leurs CDD. Encore moins à ceux des Lukowik, leur statut de précaires s’étant achevé ce matin de janvier 2015, devant les planches de Deauville. On avait seulement retenu qu’ils avaient travaillé un temps sur le port, lui docker et elle comptable.

Papy leva les yeux au ciel. Il possédait maintenant tous les atouts dans son jeu. Pouvait-il se tromper ? Devait-il en parler à Marianne ? Ça ne lui serait d’aucun secours, pour le moment, ni pour retrouver Timo Soler, ni pour localiser Malone Moulin, Amanda Moulin ou Alexis Zerda. Mais il savait désormais comment cette folie avait germé.

 

Un nouveau message l’agressa. C’était encore Marianne, elle n’allait pas le lâcher avec ses coloriages !

Papy ? T’as reçu mon dernier mail ?

Du doigt, tout en soupirant, le policier fit à nouveau glisser le dessin de Malone Moulin.

Quatre traits noirs…

Le gosse avait décrit au psy des tours cylindriques, mais il n’y avait aucun château encore debout autour du Havre. Encore moins face à la mer. Tout avait été bombardé pendant la guerre.

Marianne l’emmerdait, chacun son bout d’enquête, chacun son fil. Si chacun faisait son boulot on se rejoindrait une fois la pelote démêlée.

Le regard du policier suivit un instant la course des nuages, jusqu’à s’arrêter sur la tour d’excavation du puits d’Aisy.

Il y eut comme un déclic, une sorte d’engrenage, un mécanisme qui se déclenchait dans son cerveau. Sur le coup, il lui sembla que l’immense bloc de béton dressé vers le ciel vacillait, tremblait, pour finir par s’effondrer lui aussi dans le gouffre béant qu’il surplombait.

Sa main tremblante saisit le téléphone portable. Après tout, il adorait satisfaire le moindre des désirs des femmes autoritaires. Il appuya sur Boss dans la liste de ses contacts.

— J’ai trouvé, Marianne. Je l’ai trouvé, ton putain de château au bord de l’eau.