16
Y a que ça à manger ce soir ?
Envie de tuer
J’hésite entre l’omelette aux amanites et le tartare sauce curare.
Condamné : 49
Acquitté : 547
Angélique avait trop bu.
La bouteille de rioja posée sur la table était aux trois quarts vide, mais Marianne n’y avait pratiquement pas touché. Devant elles, à travers les vitres du restaurant, un tram passa sans s’arrêter devant la station déserte et disparut entre les immeubles vers le cierge de béton de l’église Saint-François.
— Attention, Angie, prévint Marianne.
Le serveur du Uno, un brun à l’accent catalan parfaitement raccord avec les tapas qu’il servait, posa devant elle une assiette de tortilla. Il laissa un peu trop traîner le regard sur le profil d’Angélique, avec juste assez d’insistance pour qu’elle tourne son visage vers lui. Ses longs cheveux noirs, retenus par deux pinces mal ajustées, barraient l’ovale de son visage. D’un geste presque inconscient, et sans doute terriblement sexy aux yeux du Catalan perdu dans le Grand Nord, elle les repassa derrière ses oreilles, dégageant son front, ses cils, ses pommettes, ses yeux amandes, avant que le rideau délicat ne retombe aussitôt.
Un jeu innocent.
Angie ne semblait pas vraiment mesurer son pouvoir de séduction sur les hommes. Elle porta le verre de rioja à ses lèvres en souriant à la commandante de police.
— Vasile Dragonman ? Tu as vraiment craqué pour lui, Marianne ? Je ne l’ai vu que deux fois dans ma vie ! En soirée, chez des copains, Camille et Bruno. On était à chaque fois une bonne dizaine. La seconde fois, c’était samedi dernier, il a commencé à raconter son histoire bizarre, un gosse qui se souvenait d’une vie, une autre vie avant celle d’avec ses parents actuels. Sans donner de nom, tu t’en doutes… Il était dans une sorte d’impasse, démuni, c’était assez troublant. On le sentait seul, seul contre tous, les parents, l’école, l’administration. Sans avoir assez d’éléments pour qu’on le prenne au sérieux, pour déposer une plainte officielle. Il cherchait de l’aide, ça crevait les yeux. Quelqu’un qui puisse enquêter, discrètement…
— Et tu lui as filé mon portable ?
— Ouais. J’ai trouvé cette histoire de gosse trop strange.
— Juste pour ça ?
Angélique lança un clin d’œil à Marianne.
— Et parce que je l’ai trouvé mignon, aussi. Pas d’alliance au doigt ni dans la poche, je me suis renseigné auprès de Camille. Question marmots, surdiplômé ! Je suis une bonne copine, j’ai pensé à toi !
Marianne singea une grimace alors que le serveur arrivait et échangeait les tapas de la commandante contre un arroz con costra. Elle le laissa s’éloigner.
— Merci, Angie ! T’es trop gentille avec mamy.
— Arrête tes conneries. Tu t’entretiens comme une championne olympique, t’es super bien conservée !
— Ouais, bien conservée… (Elle observa les lignes grises des bâtiments rectangulaires du quartier Perret.) Conservée comme un quartier historique. Bientôt classée au patrimoine mondial !
Elle passa un doigt sur son nez et le pansement qui lui barrait toujours l’arcade nasale.
— Mais il faudra attendre la fin des travaux de rénovation…
Angélique sourit.
— Les risques du métier, ma vieille ! Plains-toi, t’es entourée de mâles virils que tu mènes à la baguette. Si tu veux, on échange, tu prends ma place dans le salon de coiffure et tu passes tes journées à teindre en blond les gamines, en noir les brunes argentées.
Marianne éclata de rire.
Elle avait compris qu’Angélique vivait ses enquêtes par procuration. La commandante veillait toujours à ne pas trop en raconter, à ne pas violer le secret professionnel, mais échangeait parfois à mots couverts avec cette détective en herbe sur les affaires criminelles auxquelles elle était confrontée. Angie pouvait avoir des intuitions étonnantes.
Même si, dans l’immédiat, Angélique semblait principalement s’intéresser à ses histoires de cœur. D’ailleurs, si quelqu’un avait pu écouter leur conversation, un serveur, un type à une table voisine, n’importe quel espion qui se serait glissé dans les pas et les pensées de Marianne, il l’aurait prise pour une sorte de prédatrice obsessionnelle, principalement occupée à évaluer le potentiel de séduction des hommes qu’elle croisait : adjoints, témoins…
Une impression d’autant plus étrange que Marianne avait gravi les échelons de la police nationale en n’y croisant quasiment que des mecs et en ne couchant avec presque aucun. Une fliquette plus ambitieuse que cavaleuse, et franchement chatouilleuse à toute atteinte à l’égalité des genres dans cet univers où les filles, ultra-minoritaires, devaient se serrer les coudes, les poings et le ceinturon.
D’ailleurs, en matière d’égalité des genres, Marianne commençait seulement à se rendre compte de cette terrible injustice biologique : un mec n’avait aucune horloge interne à respecter ! Aucun compte à rebours ! Un vieux gars pouvait même se décider à draguer à cinquante ans et devenir père à soixante. Mais une vieille fille, si elle se réveillait trop tard… Adios, le petit Jésus, la chair de sa chair, le fruit de ses entrailles.
Game over !
Même si le prince charmant finissait par se pointer en s’excusant du retard.
Game over !
Du coup, Colombine n’avait pas le choix, si elle voulait avoir son Polichinelle à elle, elle devait illico trouver le bon Pierrot.
Oui, une sacrée injustice, ruminait Marianne. Et même une double injustice ! Car c’était justement les filles les plus libres, les plus exigeantes, les moins enclines à foutre leur jeunesse en l’air pour le premier connard venu, qui se retrouvaient à l’approche des quarante ans à devoir partir en chasse, un peu comme une fille qui n’aime tellement pas faire du shopping qu’elle se découvre la veille d’une cérémonie sans rien à se mettre sur le dos, et se retrouve comme une gourde le dernier jour des soldes à jouer des coudes au milieu de la foule qu’elle déteste tant.
Elle en avait parlé mille fois avec Angélique. La belle Angie qui avait encore la vie devant elle, qui adorait le lèche-vitrine, la foule, les soldes et les premiers connards venus.
La belle cligna un œil complice.
— Dans ta chasse à l’homme, Marianne, il n’y a pas que le petit Vasile. T’en es où avec Jibé ?
— Jibé ?
— Ouais, ton adjoint canon. On a passé la dernière soirée à parler de lui ! J’ai réfléchi depuis. Verdict sans appel. Trop beau ! Trop gentil pour être honnête. Il trompe sa femme. Ou il en rêve. Obligé ! Tu devrais l’allumer un peu, rien que pour voir.
— Tu déconnes ?
Angie cogna son verre à celui de Marianne.
— Les mecs parfaits, ça n’existe pas, ma belle. Fonce !
— Nom de Dieu, Angie, il est marié ! Il est le seul mec du commissariat capable de laisser en plan une planque pour aller chercher ses gosses à l’école. Et puis c’est mon adjoint… Et puis…
— Justement ! Reste dans les parages, tu seras l’épaule qui le consolera quand ce sera le bon moment. Bordel, Marianne, tu te rends compte, t’as que l’embarras du choix ! T’es pas shampouineuse, serveuse dans une boulangerie ou nounou dans une crèche, t’es commandante de police ! T’es une icône pour tous ces mecs !
— J’étais… Depuis cet après-midi, je suis grillée. On tenait ce type. J’avais dix hommes et cinq voitures, et on l’a laissé passer. Flagrant délit d’incompétence !
Elle passa à nouveau un doigt sur son nez endolori. Angélique avait mordu à l’hameçon du changement de conversation.
— Merde… C’est le type que vous cherchiez depuis neuf mois que vous avez laissé filer ? Vous l’aviez repéré comment ?
Marianne hésita un instant à parler du chirurgien et à le charger. Après tout, Larochelle était autant responsable qu’elle du fiasco de cet après-midi, mais elle n’allait pas tomber dans le même jeu que ce con et briser elle aussi le secret professionnel.
— On a eu un coup de bol. Une patrouille sur le port. On l’a repéré alors qu’il attendait près de l’écluse François-Ier.
La commandante pouvait parler du reste. La cavale ferait la une du Havre Presse dans quelques heures.
— Jusqu’à ce qu’il nous file entre les doigts. Quartier des Neiges.
Les yeux d’Angélique pétillèrent. L’excitation de la traque par procuration.
— Je connais plein du monde aux Neiges. J’ai des clientes qui habitent là-bas. Je pourrais me renseigner.
C’était vrai. Marianne était consciente qu’une coiffeuse habile à soutirer des confidences à des clientes un peu bavardes pouvait être plus efficace qu’une armée d’indics infiltrés sur place. Alors qu’elle tâtait encore son nez, Angie évalua d’un œil professionnel les dégâts sur le visage de la commandante.
— En tout cas, tu ne t’es pas ratée. T’en fais pas, demain au réveil, avec un peu de fond de teint, on ne verra presque plus rien.
— On pouvait le coincer, Angie ! J’ai engueulé Cabral pour le principe, c’est lui qui tenait le volant, mais il m’a peut-être sauvé la vie en écrasant le frein. J’aurais pu y rester… Je n’ai rien montré devant mes hommes, mais j’ai eu la frousse de ma vie en m’engageant sur le pont levant.
Les mains d’Angélique tremblaient un peu. Elles entouraient ses mèches rebelles autour de ses oreilles avec davantage de nervosité.
— Je comprends…
— Tu comprends quoi ?
— La peur. La peur de l’accident. Le moment de panique avant l’impact.
Les yeux de Marianne se bloquèrent sur ceux de son amie. Angie parlait rarement d’elle. Elle s’était beaucoup confiée au début de leur rencontre, par obligation. Elle avait tout déballé, sa haine, ses peurs, ses envie-de-tuer, sa rédemption. Ça avait scellé à jamais leur amitié, comme un poison qu’on verse d’un flacon dans un autre. Puis Angie était redevenue une bouteille vide, un très joli flacon de luxe, un miroir de coiffeuse, n’importe quel objet en verre, parfois transparent, parfois vous renvoyant votre propre image.
La copine idéale.
Complémentaires, toutes les deux. Marianne était pragmatique, calculatrice, stratège. Angie était romantique, idéaliste, naïve. Juste un je-ne-sais-quoi de vulgaire dans son expression, une faute de goût indéfinissable que les hommes repéraient immanquablement. Un défaut corrigeable sans doute, avec un peu de chirurgie psychologique. Plus facile à assumer qu’un nouveau nez ou qu’une liposuccion.
— Tu as déjà eu un accident ?
— Ouais. Il y a longtemps.
Elle hésita. Le serveur, tout sourire, apportait des profiteroles. Caramel au beurre salé, parasols miniatures et biscuits-éventails. Il eut beau se pencher un peu trop vers Angie, son visage demeura cette fois dissimulé derrière mille fins barreaux noirs.
Elle écarta ses cheveux dès que le serveur tourna le dos.
— Je n’en ai jamais parlé à personne, Marianne.
— Je ne te force pas…
Angie vida son verre. Trop vite. Quelques gouttes grenat coulèrent le long de son menton.
— J’avais vingt et un ans. J’étais avec un type qui s’appelait Ludovic. Un garçon de mon âge. Beau gosse. Fort en gueule. Le genre qui me plaisait alors. Qui me plaît encore, d’ailleurs. On était ensemble depuis sept mois quand je suis tombée enceinte. Je m’attendais à sa réaction quand je lui ai appris, je n’étais pas cruche à ce point. Bien entendu, il ne voulait pas le garder, le pauvre chou. Le fort en gueule était moins fier d’un coup. Il m’a fait la totale, le câlin, les yeux doux, le carnet d’adresses et le carnet de chèques, un oncle médecin et des parents qui pourraient payer l’avortement. Je lui ai dit au creux de l’oreille, en chuchotant : « Je veux le garder. » Une décharge électrique, le malheureux ! J’ai insisté, j’ai augmenté l’intensité des électrodes. « C’est mon enfant. Je veux le garder. Je te demanderai rien, ni pension, ni de le reconnaître. Rien. Je m’en occuperai seule. Mais je veux le garder. »
Marianne avait pris la main de son amie. Au loin, une foule clairsemée sortait du Volcan et se dispersait dans l’Espace Oscar Niemeyer. Jamais la commandante n’avait mis les pieds dans la mythique salle de spectacle du Havre.
— Faut croire que je ne comprenais rien aux hommes. Ou à Ludo. Il m’a regardée comme si j’étais folle, il est allé se servir un whisky, est revenu, et m’a dit calmement que ça ne marchait pas comme ça. Que même s’il ne reconnaissait pas ce gosse, il saurait tout de même qu’il existait. Il s’était resservi un whisky. Qu’il y penserait forcément tous les jours, à ça, qu’un morpion qui lui ressemblait vivait quelque part, un autre whisky, et que même s’il l’oubliait, il pourrait tomber un jour nez à nez avec un ado qu’il n’aurait jamais vu de sa vie et qui serait son portrait craché. Et que non, il ne voulait pas vieillir avec l’impression d’avoir laissé un morceau de lui, plus jeune, repousser ailleurs.
Marianne caressait la main d’Angie sans l’interrompre. Les boules de vanille fondaient, fissurant l’écorce de caramel au beurre salé.
— Ludo m’a fait la totale, la morale, pendant une heure, la bouteille de whisky y est passée, mais il tenait bien, il avait l’habitude. Je répliquais point par point. Les pires banalités depuis Adam et Eve. Moi que c’était mon corps, mon ventre, et que personne d’autre que moi n’avait le droit de décider d’y planter un bistouri. Lui, que c’était son sperme, et que personne n’avait le droit de fabriquer des clones de lui sans qu’il le décide. Je n’ai pas cédé, je m’en foutais de toute façon, il pouvait dire ce qu’il voulait, il était coincé. Qu’il choisisse de l’élever avec moi ou pas, je gardais cet enfant ! J’avais le droit pour moi, je le savais. Ludo avait fini par le comprendre aussi. Au bout du compte, il s’est calmé. On a même fait l’amour, puis vers minuit il m’a dit : « Je te ramène ? » J’habitais dans un appartement à Graville à l’époque.
Un sourire de clown triste s’afficha sur ses lèvres un peu trop chargées de gloss.
— Pour monter à Graville, il y a une dizaine de virages. A la sortie du quatrième, la 205 GTI de Ludo a été tout droit, sans qu’il tente le moindre coup de volant ou de frein. Direct dans le mur d’en face. On devait rouler à 50 kilomètres/heure, 60 maxi. On avait nos ceintures. On s’en est sortis avec des égratignures.
Marianne serra très fort la main. La voix d’Angie était devenue très faible.
— L’enfant est mort sur le coup. C’est ce que m’ont dit les médecins. Ludovic avait 1,2 gramme d’alcool dans le sang, il a reconnu ses torts, il était ivre, il était déboussolé, il venait d’apprendre que j’étais enceinte. Mais de là à imaginer, monsieur le juge, que j’aurais délibérément foncé dans ce mur pour qu’Angie fasse une fausse couche…
La vanille dans les coupes s’était liquéfiée en une bouillie beige. Le parasol avait été emporté par un glissement de terrain visqueux et salé. Un tram vide filait sans s’arrêter, le Volcan s’éteignait place Oscar-Niemeyer. Les dernières ombres de la nuit.
— J’y ai tant repensé depuis. Je me suis mise à la place de Ludovic. Il avait raison, au fond. Je ne pouvais pas faire ce gosse toute seule. Pas dans son dos. Pas contre lui. J’ai payé cash. Il a été le plus malin, ce salaud. Après quelques examens complémentaires, les médecins de l’hôpital Monod m’ont confirmé que l’altération des trompes utérines était irréversible et que je ne pourrais jamais avoir d’enfant. Ludovic habite toujours Graville. Je le croise de temps en temps dans le tram. Il a trois gosses. Il a l’air de bien s’en occuper.
Les mots se bloquaient dans la gorge de Marianne.
— C’est pas grave, fit Angie. C’est ma vie. Tu n’y peux rien…
Elle vida son verre.
— Y a plus malheureuse que moi.
Elle se leva, enfila un cuir élimé aux manches, accrocha à son cou une écharpe fatiguée sur le collier de perles fantaisie. Marianne insista pour payer la note. Le regard d’Angie se perdit à travers la grille de fer qui barrait la vitrine de la boutique de mode face à eux. Elle lâcha un dernier sourire.
— Si je retrouve ton Timo Soler, tu me négocies une part du butin des braqueurs ? Avec une robe Hermès, un cuir Gucci et des souliers Dior, je suis sûre que je pourrais être belle.
— La plus belle, mon Angie. La plus belle. Même sans tout ça.